Résumé : Selon les antiréalistes moraux, il n’existe pas de vérités morales objectives. Ce billet présente ce courant de pensée, et s’attarde plus particulièrement sur la composante de celui-ci formée par les théoriciens de l’erreur. Une discussion est ensuite menée sur la place de l’éthique dans le mouvement animaliste. Il n’est pas très fréquent qu’une argumentation éthique structurée joue un rôle de premier plan dans l’action collective. Il ne faut sans doute pas s’en désoler. Les militants n’auraient pas les moyens d’argumenter de façon inattaquable. De plus, nous n’avons pas la certitude que les valeurs morales soient la variable indépendante régissant les comportements.

Mots-clés : métaéthique, antiréalisme moral, théorie de l’erreur, éthique animale







Table des matières










Introduction

Dans les deux précédents billets (ici et ), il a été question du parcours de Joel Marks, un éthicien qui a rejeté la croyance aux vérités morales. Dans cet article-ci, je me propose d’élargir le champ en évoquant le courant de pensée dont Marks est un représentant parmi d’autres : l’antiréalisme moral. Je précise n’être pas philosophe (Footnote: Ma connaissance du sujet est limitée aux écrits cités dans les bibliographies figurant à la fin de ce billet-ci et du précédent](https://estivareus.com/blog/post/?permalink=joel-marks-abolitionniste), auxquels s’ajoute la consultation de quelques articles de la Stanford Encyclopedia of Philosophy.). En outre, j’ai évité dans ce qui suit de reprendre le style plutôt aride que présentent nombre d’exposés sur le sujet (Footnote: Vous serez donc privés de la plupart des dissections sur le sens des termes et propositions éthiques, des arguments présentés et discutés sous la forme de séquences logiques de propositions numérotées allant des prémisses à la conclusion, et du détail des variétés en « isme » que comporte l’antiréalisme, ses proches voisins et ses opposants. Si vous voulez approfondir, lisez les professionnels de la métaéthique !).

Pourquoi m’intéresser à l’antiréalisme moral ? Je suppose que j’ai eu la curiosité d’y jeter un coup d’œil (sans espoir d’en ressortir avec un avis tranché sur le fond) à cause des boutons que provoquent chez moi les détenteurs autoproclamés de vérités morales (ou sociales ou politiques) incontestables. L’éruption urticante n’est pas forcément causée par une indifférence aux changements qu’ils cherchent à promouvoir. Elle surgit en raison de la suffisance (d’après ma perception subjective) avec laquelle ils vantent la solidité de leurs positions. Cela peut m’arriver y compris dans des domaines où je suis a priori bon public : la cause animale, par exemple. Une poignée de ses défenseurs – surtout parmi ceux qui, sans être philosophes de formation, ont des notions d’éthique normative ou appliquée – en font trop à mon goût dans l’art de discourir comme s’ils avaient été promus porte-parole officiels de « l’éthique », garants de « la rationalité » et gardiens de « la cohérence ». D’où l’envie d’aller faire un tour chez les sceptiques pour calmer les démangeaisons.

Richard Garner est l’un d’eux. Dans le premier chapitre de son livre Beyond Morality (1994), il rappelle que dans les années 1950 et 1960, l’effort des chercheurs en philosophie morale s’est concentré sur la métaéthique. On a beaucoup travaillé sur la signification et l’usage du langage moral et sur la nature de l’argumentation morale. On a espéré que cette digression théorique serait fructueuse et qu’une fois la tâche accomplie, on pourrait revenir mieux armé vers les questions concrètes de décision morale, et cesser de s’enliser dans ces débats interminables et non concluants entre tenants de points de vue différents. Mais, poursuit Garner, il devint de plus en plus évident qu’on descendait dans un puits sans fond, de sorte que la digression théorique pouvait durer toute l’éternité. Car « peut-on étudier la signification de “bon” sans étudier la signification de “signification”, et peut-on étudier cela sans étudier les relations entre le langage, la pensée et la réalité ? » (Garner, 1994, p. 13). À la fin des années 1960, la plupart des spécialistes de philosophie morale en avaient assez d’analyser les concepts, de sorte que le chantier inachevé et inachevable fut déserté par beaucoup. S’ouvrit alors une nouvelle phase de la discipline. Les philosophes revinrent se mêler des choix de société avec l’ambition de les éclairer et de les orienter. Les années 1970 et 1980 virent fleurir comme jamais les travaux d’éthique appliquée. On sait notamment combien ces années furent riches de productions marquantes en éthique animale.

Cependant, poursuit Garner, la viabilité de l’éthique appliquée repose sur une « conspiration » pour jeter le voile sur les questions fondamentales irrésolues de l’éthique théorique, et en particulier sur les objections soulevées par les sceptiques et amoralistes. Car les recherches d’éthique appliquée reposent sur l’hypothèse tacite qu’il existe une réponse juste aux questions étudiées. (Par exemple : « Est-il immoral de manger de la viande ? ») et que l’on est en train d’enquêter pour découvrir ces réponses. Autrement dit : l’éthique appliquée s’accommode beaucoup mieux du réalisme que de l’antiréalisme moral.

Réalisme et antiréalisme moral

Le réalisme moral est la thèse selon laquelle il existe une réalité morale objective : il existe (objectivement) des faits moraux, ou des propriétés morales permettant de qualifier certaines actions ou traits de caractère. Un réaliste moral peut estimer que c’est un fait qu’il est mal de chasser pour le plaisir (ou que chasser pour le plaisir est un exemple de la propriété « mal agir », ou encore que chasser pour le plaisir relève du vice).

Les notions de réalité ou d’objectivité de la morale renvoient à l’idée qu’il y a des vérités morales et qu’elles existent indépendamment de l’opinion ou du sentiment que l’on a à leur sujet. Comme les vérités physiques (« La Terre tourne autour du Soleil »), elles préexistent à leur découverte. Une institution, une règle, une action, un trait de caractère… peuvent être mauvais, injustes ou vicieux même si personne ne croit qu’ils le sont ou si la majorité n’y trouve rien à redire. Les droits et devoirs moraux d’un être, ou son statut moral sont des réalités, même dans une société où ils ne sont pas reconnus et respectés.

L’antiréalisme moral est la thèse inverse. Les antiréalistes, dont il existe plusieurs variétés, ont en commun de nier que la morale soit une réalité objective au sens exposé ci-dessus.

Il découle des définitions précédentes que la controverse entre réalistes et antiréalistes ne porte pas sur l’existence de croyances et jugements moraux, qui sont des faits sociaux observables. Elle ne porte pas non plus sur l’existence du sentiment d’empathie, ou de la disposition à venir en aide à autrui. De part et d’autre, on décrira volontiers les comportements réels des agents comme relevant d’une combinaison d’égoïsme et d’altruisme.

Quelques variétés d’antiréalistes moraux

Les subjectivistes éthiques soutiennent que la morale ne peut être comprise sans faire référence aux attitudes et sentiments des agents, et que par conséquent il n’y a pas de vérités morales indépendantes de ce que ces agents éprouvent.

Au XVIIIe siècle, David Hume a contesté la thèse selon laquelle la morale pourrait être fondée uniquement sur la raison, qu’il définissait comme la faculté de distinguer le vrai du faux (Footnote: Soutenir que la raison ne peut à elle seule fonder la morale n’équivaut pas à soutenir que la raison ne joue aucun rôle dans la formation des jugements moraux.). La raison nous indique qu’une proposition est fausse, soit quand elle n’est pas conforme aux faits, soit quand elle n’est pas conforme à la logique. En elle-même, la raison est inerte. Elle se borne à constater. Il faut chercher ailleurs ce qui motive l’action. Or, la morale est susceptible d’inciter à agir. Dans le volume III de son Traité de la nature humaine, dont la première édition remonte à 1740, Hume écrit :

La morale éveille les passions. Elle produit ou empêche l’action. La raison est, en elle-même, totalement impuissante en ce domaine. Les règles de la moralité ne sont donc pas des conclusions de notre raison. (Hume, 1993, p. 51)

Prenez n’importe quel acte reconnu comme vicieux : par exemple, un meurtre avec préméditation. Examinez-le sous tous les angles et voyez si vous pouvez constater ce fait ou cette existence réelle que vous nommez le vice. De quelque manière que vous le considériez, vous ne découvrirez que certaines passions, certains motifs, certaines volitions et pensées. Il n’y a, en l’occurrence, pas d’autre fait. Le vice vous échappe totalement tant que vous considérez l’objet. Vous ne pouvez jamais le trouver avant d’orienter la réflexion vers votre propre cœur et de constater qu’un sentiment de désapprobation s’élève en vous contre cet acte. Voilà un fait : mais il est l’affaire de l’impression et pas de la raison. Il se trouve en vous-même, non dans l’objet. (Hume, 1993, p. 64)

Les antiréalistes contemporains (il faut attendre le XXe siècle pour voir la métaéthique se développer comme champ spécifique à l’intérieur de la philosophie) reprennent tous d’une façon ou d’une autre l’idée que les jugements moraux résultent de la projection sur des événements extérieurs d’émotions qu’ils suscitent en nous.

Pour les non-cognitivistes, les assertions morales se réduisent à l’expression d’un sentiment d’approbation ou désapprobation, ou à l’expression d’un tel sentiment accompagné du désir de le faire partager et de voir les autres agir en conséquence. Dire « Il est mal de mentir » équivaudrait à l’exclamation « Le mensonge, quelle horreur ! » ou à « Bouh ! Le mensonge ! À bas le mensonge ! ». Dès lors, il n’y aurait pas lieu de se demander si les propositions morales sont vraies ou fausses. Les exclamations et injonctions n’ont pas de valeur de vérité.

On a objecté toutefois que ces exclamations ne semblaient pas être des traductions correctes ou complètes des propositions morales telles qu’on les formule d’ordinaire. En effet ces dernières se prêtent à des usages que permettent difficilement les « Bouh ! » et les « Hourrah ! ». Par exemple, en partant de la proposition « Il est mal de mentir », on peut demander « Est-il toujours mal de mentir ? » ou encore, « S’il est mal de mentir, est-il également mal de recourir à d’autres méthodes pour créer de fausses croyances ? ».

Les tenants de la théorie de l’erreur (un courant de la métaéthique qui débute en 1977 avec la publication de Ethics : Inventing Right and Wrong de John Mackie) s’appuient sur les formulations habituelles des propositions morales, et soutiennent qu’elles traduisent une conception erronée de la réalité. Selon Olson, les tenants de la théorie de l’erreur sont le sous-ensemble des antiréalistes moraux qui adhèrent à chacune des quatre propositions suivantes :

(1) Le mal moral (par exemple) nous apparaît comme une caractéristique objective du monde.

(2) Une faculté non perceptive est à l’origine de cette façon de ressentir les choses ; en particulier, quand nous observons certaines actions et certains caractères, nous éprouvons des émotions (par exemple un sentiment de désapprobation) qui suscitent l’expérience décrite au point 1.

(3) En réalité, le mal moral n’existe pas dans le monde.

(4) Quand nous prononçons des phrases de la forme « X est moralement mal », nous décrivons le monde de façon incorrecte ; nous sommes dans l’erreur (Footnote: Richard Joyce, « Is Moral Projectivism Empirically Tractable ? », Ethical Theory and Moral Practice 12, 2009, p. 56, cité par Jonas Olson, 2014, p. 14.).

Si les énoncés moraux renvoyaient à une réalité objective, ils présenteraient selon les théoriciens de l’erreur des caractéristiques très étranges. La conclusion la plus plausible à en tirer, selon eux, est qu’il n’y a pas de propriétés ou de faits moraux objectifs, et que l’on se trompe en imaginant que de telles choses existent.

Avant d’aborder l’argument de l’étrangeté, rappelons que la plupart des métaéthiciens considèrent que propriétés morales (si elles existent) sont des propriétés non naturelles (Footnote: Les naturalistes éthiques font exception en soutenant que les faits moraux sont réductibles à des faits naturels. Par exemple, l’affirmation « Ce qui est bon est ce qui satisfait les désirs » identifie le bien à un fait psychologique. On peut objecter cependant qu’il n’est pas aberrant de demander « Est-il moralement bon de satisfaire les désirs ? », ou « N’y a-t-il pas d’autres valeurs morales que la satisfaction des désirs ? », alors que cela n’aurait pas de sens si le bien se confondait avec ce fait psychologique. Le philosophe George Edward Moore, qui a forgé cet argument (dit « de la question ouverte ») en 1903, y voyait une preuve que « bon » ou « bien » est une propriété non naturelle. La question a donné lieu depuis à de nombreux développements en métaéthique.). Dans ce contexte, le qualificatif « non naturel » signifie qu’il s’agit de propriétés qui ne peuvent pas être détectées et étudiées par les sciences. Reprenons l’exemple du mensonge. On peut imaginer que des études empiriques établissent à quel degré le mensonge provoque de fausses croyances, ou montrent que les menteurs font souvent l’objet de mesures de rétorsion quand ils sont repérés. En revanche, aucune observation ne suffira à déterminer qu’il est mal de mentir, ou que l’habitude de dire le vrai soit une vertu.

Si des faits moraux objectifs existent et qu’il est possible de les découvrir, on y parvient forcément grâce à une forme spéciale d’accès à la connaissance, qu’on peut appeler l’intuition morale. Peut-être les principes moraux nous apparaissent-ils comme des vérités évidentes quand nous réfléchissons de façon dépassionnée et impartiale ?

Vous avez dit bizarre ?

Revenons à l’argument de l’étrangeté des théoriciens de l’erreur. Il présente plusieurs facettes, mais je n’en retiendrai qu’une, celle qui me semble la moins facile à contester.

Les assertions morales se présentent comme étant à la fois descriptives et prescriptives. D’une part, elles décrivent des propriétés morales objectives qu’auraient certains êtres, actions, traits de caractère, ou états du monde. (Par exemple, « L’ensemble des patients moraux contient tous les êtres sentients », ou « Les animaux ont une valeur inhérente »). D’autre part, elles fournissent des raisons catégoriques d’agir (ou de s’abstenir d’agir) d’une certaine manière. (Par exemple : « On doit agir de façon à maximiser le bonheur des êtres sentients », ou « On a un devoir prima facie de ne pas porter préjudice aux animaux. ») Contrairement à d’autres raisons, impératifs ou normes, les impératifs catégoriques sont bizarres.

Commençons par les prescriptions et raisons d’agir qui n’ont rien de particulièrement mystérieux. Ce sont des prescriptions auxquelles on peut associer un prescripteur. Souvent, il s’agit de l’agent lui-même. Il se propose d’agir d’une certaine manière pour satisfaire un désir, pour atteindre un but qu’il se donne. Par exemple, Zora refuse de manger de la viande et milite à L214 parce qu’elle se soucie des animaux et veut mettre fin à la souffrance et la mort causées par l’élevage et la pêche.

De même, il n’y a rien de mystérieux à obéir aux règles institutionnelles ou conventionnelles qui régissent certaines activités. Si vous déplacez le fou aux échecs, vous devez le faire en diagonale. Vous devez mettre un « s » à la fin de « maison » pour l’écrire correctement au pluriel. Vous êtes tenu de déclarer vos revenus au fisc. Ce n’est pas vous qui avez fixé ces normes. Elles ont néanmoins des auteurs même si souvent on ignore exactement qui ils sont (les lois et règlements ont des auteurs identifiables, mais pas les normes linguistiques ou les règles de la bienséance qui résultent de l’interaction d’innombrables personnes au cours du temps). Ces normes ne vous contraignent que par l’intermédiaire d’un désir qui est le vôtre : vous n’aimez pas spécialement remplir votre déclaration de revenus, mais vous ne voulez pas prendre le risque de subir un redressement fiscal. Si le désir, l’intérêt ou l’habitude qui vous portent à vous conformer à un cadre institutionnel ou conventionnel disparaissent, la raison de respecter la norme disparaît avec eux.

Qu’ont de particulier les normes de la morale si on admet qu’elles traduisent des faits moraux objectifs ? D’une part, ce sont des prescriptions sans prescripteur (ni soi-même ni des tiers). Elles sont simplement là, depuis toujours. D’autre part, elles se présentent comme des raisons catégoriques d’agir. Elles diffèrent des raisons que nous avons parcourues jusqu’ici qui son conditionnelles : on doit agir de telle manière si on veut atteindre tel but ou satisfaire tel désir. Les obligations morales quant à elles sont inconditionnelles. On doit (ne doit pas) faire X, point. Les préceptes moraux objectifs seraient ainsi des décrets dont personne n’est l’auteur et qui valent pour tous. On serait « sous la juridiction » de la morale, liés par elle, indépendamment de nos désirs ou intérêts (Footnote: Ceci ne signifie pas qu’on agisse forcément conformément à la morale ; chacun sait que ce n’est pas le cas. Mais le fait-même qu’un impératif catégorique soit vu comme une raison d’agir (éventuellement contrée par d’autres raisons) s’appliquant à des personnes pour lesquelles il ne constitue pas du tout une motivation fait douter qu’une telle raison existe.), et indépendamment de notre crainte d’être punis ou réprouvés si nous ne ou y soumettons pas.

Voilà qui est très étrange, estiment les théoriciens de l’erreur, tout en soutenant que nous nous exprimons comme si c’était effectivement le cas. Nous ne parlons pas de la morale comme d’une institution à laquelle nous pouvons choisir de participer ou pas, comme nous pouvons choisir de nous inscrire ou non à un club d’échecs, ce qui nous engage à respecter les règles de ce jeu. Richard Joyce prend l’exemple de la façon dont nous condamnons les nazis pour illustrer ce point (Joyce, 2001, p. 43-44). Nous ne prenons pas en compte les désirs et intérêts particuliers qui étaient les leurs. Nous ne disons pas que nous leur avons imposé notre propre morale après les avoir vaincus. Nous estimons que le code moral qu’ils ont violé était en quelque sorte déjà le leur quand ils étaient au pouvoir, qu’ils le reconnaissent ou non.

Ainsi les vérités morales objectives seraient à la fois des faits et des lois – des lois sans législateur, de portée universelle, et dotées d’une autorité particulière, supérieure à toutes les autres normes. Elles constitueraient des raisons d’agir indépendantes des désirs et intérêts, et donc vaudraient y compris pour ceux pour qui elles ne sont pas des raisons du tout. Pour les théoriciens de l’erreur, on ne peut pas trouver de sens à de telles raisons.

Face à l’étrangeté des impératifs catégoriques de la morale, ces théoriciens estiment que le plus sage est de conclure qu’il n’y a pas d’obligations morales objectives. Cette conclusion leur paraît d’autant plus acceptable qu’on n’a nul besoin de poser l’existence de faits moraux pour comprendre la marche du monde. Selon eux, on peut trouver des explications naturalistes de ce qui s’y passe, y compris des explications de l’origine et de la persistance des croyances morales.

On peut faire un parallèle avec la religion telle que la voient les athées. On attribue à Dieu ou aux dieux d’étranges propriétés. Rien de ce qui concerne les divinités ne peut être détecté et étudié par les sciences. En revanche, à mesure que la connaissance progresse, les sciences parviennent de mieux en mieux à expliquer les phénomènes du monde, y compris les raisons sociologiques ou psychologiques pour lesquelles les croyances religieuses sont si répandues. Dans ces conditions, le mieux n’est-il pas de conclure que les divinités n’existent pas et qu’on commet une erreur en les croyant réelles ?

Faut-il dissiper l’illusion morale ?

Si les tenants de la théorie de l’erreur sont d’accord pour nier l’existence de vérités morales, ils divergent sur les conclusions à en tirer sur la place qu’il convient de faire à la morale dans sa vie personnelle et dans la façon dont on interagit avec les autres. Sur ce plan, ces philosophes se divisent en trois catégories : les abolitionnistes, les fictionnalistes et les conservationnistes. À la base cependant, on trouve une division en deux camps seulement, selon l’appréciation (positive ou négative) portée sur les effets de la morale sur les comportements.

Pour les uns, la morale est un heureux produit de l’évolution. Elle rend la société plus conforme à nos intérêts ou préférences en facilitant la coopération et limitant l’agression entre ses membres. Elle renforce la maîtrise de soi et nous aide à ne pas négliger le futur au profit de satisfactions présentes. Elle le fait d’autant mieux que nous croyons (à tort) qu’elle est porteuse de vérités et de prescriptions indiscutables qui s’imposent à tous.

Pour les autres, nos penchants altruistes s’exprimeraient tout aussi bien sans les diktats de la morale. Ils sont rendus possibles par notre disposition à l’empathie, qui peut être cultivée par l’éducation, l’information, l’expérience, tout ce qui nous rend conscients de ce que vivent et éprouvent d’autres êtres. Ceux-là attribuent surtout à la morale des effets délétères. Ils relèvent que les instigateurs de maints épisodes sanglants de l’histoire se drapèrent de hautes valeurs morales. Ils estiment que les postures morales exacerbent les clivages, favorisent l’hypocrisie et permettent à certains d’exercer un ascendant malsain sur d’autres.

Je ne détaillerai pas davantage les arguments avancés de part et d’autre, car les auteurs ne peuvent que spéculer sur une question empirique (les effets des croyances morales) qui n’est pas tranchée.

Je remarquerai au passage qu’un ingrédient constitutif de la théorie de l’erreur est lui aussi d’ordre empirique : ses défenseurs affirment que les gens croient à l’objectivité des faits moraux. Or, on ne dispose pas d’études solides confirmant (ou infirmant) la croyance au réalisme moral. Les théoriciens de l’erreur invoquent à l’appui de leur thèse la formulation donnée aux propositions morales : on attribue par exemple des propriétés morales à des actions (« Il est mal de mentir »), comme si ces propriétés existaient indépendamment du sentiment qu’inspirent ces façons d’agir. Encore faudrait-il préciser, me semble-t-il, qu’on s’exprime de la sorte quand on approuve la règle de conduite énoncée, et ajouter qu’il n’est pas rare par ailleurs d’entendre que « La morale, c’est subjectif. » N’est-ce pas ce que nous disons pour nous débarrasser des moralistes envahissants qui veulent nous inculquer des préceptes et comportements dont nous ne voulons pas ? Cette ambivalence fait qu’il me semble hasardeux d’attribuer aux gens des croyances précises et stables sur la nature de l’éthique.

Mais revenons à l’avenir que théoriciens de l’erreur souhaitent à la morale. Sans surprise, ceux qui estiment qu’elle a surtout des effets négatifs sont des abolitionnistes de la morale. Ils évitent de recourir aux prétendus faits moraux dans leur réflexion personnelle, et s’efforcent de ne pas encourager chez leurs congénères la croyance en des vérités morales objectives. Les théoriciens de l’erreur qui pensent que la morale a des effets bénéfiques sont quant à eux confrontés à un arbitrage entre utilité et vérité.

À travers le fictionnalisme, Richard Joyce tente de concilier la chèvre et le chou. Il ne veut pas renoncer à dire et croire le vrai, car la connaissance de la vérité a une trop grande valeur pratique. Il pense avoir trouvé néanmoins un moyen de conserver en partie l’heureux effet motivant des authentiques croyances morales. L’idée est de les remplacer par des quasi-croyances. On peut à peu près comprendre de quoi il s’agit à travers une analogie avec les œuvres de fiction. Imaginez que vous êtes au cinéma. Vous vous laissez entraîner par le scénario au point que les larmes vous montent aux yeux quand le chien est tué. Pourtant, si votre voisin vous demande si vous savez qu’aucun chien n’est mort, vous répondez sans hésiter « Évidemment ! Le chien est un acteur, sa mort est simulée ! » Néanmoins, vous ne passez pas 1h 30 à vous répéter mentalement : « Attention, ceci est un film de divertissement, pas un documentaire. Rien de ce que je vois n’est vrai. » Si vous faisiez cela, vous vous priveriez de toutes les émotions que procure cette œuvre de fiction. De même, quand vous quasi-croyez aux vérités morales, vous éprouvez au moins en partie les émotions que suscitent les authentiques croyances morales, et préservez ainsi le pouvoir qu’elles ont d’orienter vos actions. Mais si quelqu’un vous demande « Sérieusement, vous pensez qu’il y a des vérités morales ? », vous répondez instantanément « Non ! ». Car vous n’avez jamais oublié vos positions antiréalistes, vous les aviez simplement placées à l’arrière-plan de votre conscience.

Avec le conservationnisme, Jonas Olson va encore plus loin : nul besoin de garder à l’esprit (fût-ce en sourdine) notre antiréalisme moral. Réservons la théorie de l’erreur aux moments que nous passons à philosopher au séminaire de métaéthique. Le reste du temps, laissons-nous aller à croire totalement à la morale comme les gens ordinaires (c’est facile, l’évolution nous a prédisposés à cela) et agissons en conséquence. Certes, nous adhérerons à des idées fausses, et nous les répandrons, mais ce ne sera pas le seul cas où des croyances fausses sont bonnes pour nous (Footnote: Olson cite notamment l’exemple des effets positifs pour la santé mentale de la surévaluation de ses propres qualités et de la propension à un optimisme irréaliste.), et cela ne nous empêchera pas de nous en tenir à la vérité dans les domaines où cela importe (quand nous parlons de sciences de la nature par exemple).

Personnellement, je ne serais pas tentée par le dédoublement de la personnalité que conseille Olson. Cheminer sur la ligne de crête de la quasi-croyance ne me semble pas non plus psychologiquement très tenable (Footnote: De plus, le domaine d’application de cette attitude est étroit. Sauf à renoncer à son attachement à la vérité, il semble qu’on ne puisse manifester extérieurement sa quasi-croyance qu’en présence d’autres antiréalistes moraux. Dans le cas contraire en effet, en se comportant comme si on croyait aux vérités morales, on conforterait la croyance erronée qu’elles existent chez ceux chez qui cette conviction est présente.). Si on a un doute petit ou grand à propos de la morale, le plus simple me semble d’ajuster son comportement en conséquence, et de chercher à atteindre ses objectifs en réduisant (en proportion de ses doutes) l’appel que l’on fait à l’éthique quand on cherche à influer sur les autres. On peut aussi discuter d’éthique sans taire les incertitudes qui pèsent sur ce que nous avançons.

Et l’éthique animale dans tout ça ?

En 2019 paraissait Qui peut sauver la morale ?, un essai de métaéthique de François Jaquet et Hichem Naar qui porte précisément sur les questions abordées dans ce billet. Je n’en ai lu que des comptes rendus (Footnote: L’ouvrage est épuisé.), dont une recension de Cédric Stolz (Stolz, 2021). Ce dernier débute son article par l’idée que la morale est décisive pour espérer améliorer le sort des animaux et le termine par des raisons d’estimer que la morale est sauve, même si on accorde une certaine crédibilité à la théorie de l’erreur (Footnote: La morale serait sauve parce que la majorité des éthiciens se déclarent réalistes, et parce que la majorité des tenants de la théorie de l’erreur jugent bon d’entretenir la croyance (fausse) en l’objectivité de la morale. Le recours à « l’argument » assez faible et peu philosophique de l’avis majoritaire me semble beaucoup devoir à la conviction de Stolz que les valeurs éthiques des humains sont la clé de leur comportement envers les animaux – qu’elles sont la variable indépendante qui régit les comportements.). Mais l’éthique est-elle vraiment le levier principal d’un changement d’attitude envers les animaux ?

Il est certain que les travaux d’éthique animale ont joué un rôle capital dans l’émergence du mouvement moderne de libération animale, et dans la place centrale qu’y occupe la remise en cause de l’usage de produits animaux pour la consommation alimentaire. Peut-on dire pour autant que l’argumentation éthique et la croyance en l’objectivité de la morale sont des piliers essentiels au fonctionnement de ce mouvement ? Mon moi passé, celle que j’étais au moment où j’ai découvert La Libération animale de Peter Singer, aurait répondu « oui » sans hésiter. Seulement, la version 1993 d’Estiva Reus, dans l’élan d’enthousiasme inouï qui l’avait submergée à cette lecture, avait endossé implicitement deux idées : qu’une bonne argumentation est un outil très performant pour faire changer les comportements (proposition 1) et que l’argumentation proposée était (objectivement) vraie et suffisante (proposition 2). Sur les deux points, mon sentiment a évolué. (Je dis cela en gardant une profonde reconnaissance pour ce qu’ont apporté à ma réflexion Singer et d’autres éthiciens.)

La proposition 1 repose trop fortement sur l’hypothèse que le sens de la causalité va des croyances vers les comportements. Elle surestime par ailleurs la fraction de nos congénères qui trouvent stimulant d’écouter une argumentation et d’y réfléchir. En somme, elle est trop dépendante d’une vision très classique de l’homme comme être essentiellement rationnel et moral.

L’adhésion à la proposition 2 faiblit quand on commence à explorer l’éthique normative. La simplicité et l’évidence apparentes de l’utilitarisme s’estompent à mesure que l’on progresse dans la connaissance de ses variantes et dans les questions complexes dont discutent les utilitaristes. Et, naturellement, il apparaît que les tenants de théories concurrentes ont des critiques à leur opposer et des principes alternatifs à avancer. Tout cela offre un matériau riche, passionnant, mais impossible à utiliser dans une communication destinée à un large public sans raccourcis contestables. À mon avis, la façon convenable de l’exploiter consiste à mettre à la disposition du public (de la fraction intéressée du public) des ressources variées (écrits, conférences, interviews, etc.) qui sont autant de pensées individuelles d’auteurs et chercheurs différents (Footnote: Il arrive effectivement que des éthiciens soient sollicités par des organisations animalistes pour s’exprimer sur ce mode, tout comme le sont d’autres intervenants invités à exposer leurs connaissances, leur expérience ou leur point de vue (vétérinaires, juristes, témoins de l’exploitation animale, responsables associatifs, zoologistes, etc.).). J’éprouve par contre une forte aversion pour la méthode consistant à sélectionner quelques éléments dans cet ensemble afin de confectionner un dogme que les militants sont priés d’ingurgiter puis de régurgiter auprès de la population.

À quelques exceptions près, ce n’est heureusement pas ce qui s’est produit. Le mouvement animaliste, quand il se réfère aux éthiciens, le fait plutôt sans occulter leur diversité, mais sans non plus entrer dans les dédales de leurs raisonnements. Ils servent alors de support à un argument d’autorité : « Sachez que des tenants de tous les courants de philosophie morale soutiennent la fin de l’exploitation animale (ou autres mesures favorables aux animaux). » On joue sur un levier incitatif du type « Beaucoup de gens pensent que… » en espérant activer la propension naturelle à l’imitation des humains, qui fonctionne d’autant mieux que les modèles proposés ont un statut élevé à leurs yeux. Pour cet usage, peu importe que les éthiciens soient éthiciens. D’ailleurs, dans l’éventail des supporteurs de la libération animale mis en avant comme modèles, on trouve bien d’autres catégories : des représentants des diverses religions et sagesses du monde, des scientifiques, des chefs cuisiniers, des sportifs, des mannequins, des artistes et autres célébrités.

Notons que dans le compartiment « philosophes » de cette vitrine des supporteurs il ne serait pas difficile d’ajouter quelques théoriciens de l’erreur. Ceux que j’ai lus évoquent tous à un moment ou un autre la question du sort réservé aux animaux, parfois pour alimenter la charge contre la morale (Comment prétendre qu’elle pacifie les relations quand on voit qu’elle s’accommode d’un carnage insensé ?). En outre, certains abolitionnistes de la morale sont clairement engagés pour les animaux et connaissent fort bien l’éthique animale contemporaine (Joel Marks, Richard Garner). En revanche, ils ne croient ni à la véracité des discours bâtis sur des principes et impératifs moraux, ni à leur efficacité pour mettre fin à l’exploitation animale. Une voie plus prometteuse leur semble être de favoriser une éducation, une information et des contacts précoces avec les animaux qui accroissent notre compréhension de ce qu’ils éprouvent et qui activent notre compassion envers eux.

On peut être tenté d’objecter que la compassion est partiale, tandis que la morale nous enjoint d’accomplir notre devoir indifféremment envers tous. Toutefois, on ne saurait directement en conclure que la morale a davantage d’impact que la compassion. Ce raccourci en effet reposerait sur une comparaison bancale, puisqu’on mettrait sur un même plan la portée constatée de la compassion et la portée idéale de la morale – en l’occurrence d’une morale sentientiste qui serait à la fois unanimement adoptée et unanimement mise en pratique. Pour l’heure, ce type de morale n’est opérant que sur les personnes qui l’approuvent et qui de surcroît s’astreignent d’elles-mêmes à l’appliquer. Il n'est en effet que peu étayé par des moyens de contrainte externe (Footnote: Il n’est que faiblement transcrit dans les lois du droit positif, et les contrevenants à ses préceptes ne s’exposent guère à subir le mépris ou l’ostracisme de leur entourage.). Certains amoralistes ajouteraient qu’il y a suffisamment de théories morales sur le marché et suffisamment de moyens de jouer sur les hypothèses qu’il faut introduire pour passer des principes aux conclusions pour que chacun parvienne à donner un habillage moral présentable aux conclusions qui ont sa préférence. Il n’y aurait donc pas selon eux de « voie rapide » (l’appel au devoir moral qui s’impose à tous) permettant de se dispenser de changer ce que désirent les humains pour les animaux (en activant leur compassion) ou d’obtenir qu’ils nuisent moins aux bêtes sans attendre qu’ils prennent l’initiative de le faire (en parvenant à modifier l’environnement économique ou réglementaire dans lequel ils évoluent).

Il me semble que par rapport aux années 1970-80 dans le monde anglo-saxon (et par rapport à ce qui a germé dans son prolongement en Europe 15 ou 20 ans plus tard), l’importance relative de l’éthique a décliné dans la réflexion et l’action du mouvement de libération animale. Dans l’action militante, une place croissante a été faite à la collecte et à la diffusion d’informations sur des faits (montrer ce que vivent les animaux), à la mise en place de campagnes sectorielles là où des avancées sont possibles, ainsi qu’au développement et à la popularisation d’alternatives aux produits animaux. Les disciplines académiques qui ont nourri la réflexion du mouvement animaliste se sont diversifiées. Là encore, une place croissante a été faite à la connaissance de faits (des faits accessibles aux sciences, pas des faits moraux). Par exemple, on s’est appuyé sur l’éthologie pour faire reculer la conception étriquée qu’on pouvait avoir de la vie mentale des animaux. La psychologie sociale a fait une entrée fracassante parmi les références des animalistes, et les a aidés à mettre à distance le modèle simpliste de l’homo rationalis ou de l’homo moralis. Il est encore question de morale, mais l’angle d’approche a évolué avec un intérêt accru pour la « psychologie du bien et du mal » pour reprendre le titre d’un ouvrage de Laurent Bègue-Shankland.

Cette forme de militance animaliste affiche des objectifs concrets (qui peuvent être ambitieux) et met davantage l’accent sur ce qui est (ou pourrait être) que sur une discussion soutenue de ce qui doit (moralement) être. Ce n’est pas forcément un mauvais choix pour rendre désirable ou acceptable l’atteinte de ces objectifs. Et cela n’empêche pas d’user, comme arme défensive, de la composante la plus solide des travaux des éthiciens animalistes : la critique de l’identification des patients moraux aux membres de l’espèce humaine. Mais recourir à ces munitions quand le besoin s’en fait sentir n’est pas la même chose que prendre comme axe militant principal la dénonciation d’une éthique fausse ancrée dans la société et de se présenter comme les porteurs de l’éthique vraie qui doit la remplacer. Cette autre stratégie est plus périlleuse. La raison n’en est pas seulement que l’angle d’attaque « je pense juste et vous pensez faux » met rarement les récepteurs dans de bonnes dispositions, ou que le public dont on parvient à capter l’attention par un discours élaboré sur le bien et le juste est limité. Le problème est aussi que les militants n’ont pas les moyens de prouver qu’ils détiennent l’éthique vraie.

À méditer avant de s’improviser moraliste

Une remarque empruntée à Richard Garner (cf. Garner, 1994, p. 14-16) permet d’éclairer ce point. Celui-ci observe qu’il est toujours plus difficile de prouver quelque chose que de critiquer quelqu’un qui a essayé de prouver le contraire. N’importe quel étudiant en philosophie, note-t-il, est capable de trouver une faille ou une proposition non démontrée dans n’importe quelle argumentation morale destinée à prouver quelque chose. De sorte que dans une discussion éthique, le premier qui avance une proposition positive est celui qui a de grandes chances de se trouver mis en difficulté. Toute personne quelque peu entraînée à la philosophie sait que pour « gagner », elle doit mettre l’adversaire dans cette position ou profiter de ce que celui-ci s’y est mis de lui-même. L’opposant se trouve alors dans la situation peu enviable d’être celui sur qui repose « la charge de la preuve ».

Si les militants animalistes se bornent à réagir lorsque des opposants prennent l’initiative de leur reprocher de ne pas s’occuper des humains d’abord, ils sont dans la position confortable d’être ceux qui demandent à l’autre de justifier cette restriction. Leurs contradicteurs tenteront alors de s’en sortir en invoquant les propres de l’homme, et les militants ont les ressources nécessaires pour rétorquer que les traits invoqués ne sont pas propres aux humains, ou sont absents chez une partie des humains, ou n’ont aucun lien avec ce qu’ils sont censés justifier. Après quoi, le plus sûr est de revenir à la défense des objectifs concrets qui font l’objet de leurs campagnes et à l’exposé de ce qu’on peut faire pour faciliter leur atteinte.

Les militants animalistes sont en revanche plus vulnérables s’ils axent leur plaidoyer sur la promotion d’une nouvelle morale. La charge de la preuve repose alors sur leurs épaules, et face à un opposant aguerri à l’argumentation, leurs chances de s’en tirer aisément sont minimes. Quelle que soit l’école éthique à laquelle les militants empruntent leur(s) critère(s) du bien, un raisonneur bien décidé à les faire crouler sous les demandes de justification pourra tirer avantage du fait que principes premiers ne se démontrent pas. S’il n’attaque pas sur ce point, leur contradicteur pourra dévier la conversation vers des domaines d’application des principes choisis auxquels les militants n’ont pas réfléchi, et se faire une joie de les sommer de prendre position sur des implications qui semblent bizarres, absurdes ou répugnantes.

Une autre difficulté tient au fait que (me semble-t-il) le volet constructif de l’éthique antispéciste est beaucoup plus faible et plus flou que son volet critique (des éthiques anthropocentrées). Les militants animalistes qui voudraient tenter l’ascension de l’Everest par la face éthique pourraient avoir au départ l’impression d’être bien équipés pour atteindre le sommet parce qu’ils savent énoncer un principe d’égale considération (des intérêts ou des droits) des êtres sentients. Mais « l’égalité animale » est davantage un slogan qu’une boussole. Nous sommes tout à fait incapables de donner un contenu concret à l’égalité en décrivant, ne serait-ce qu’à grands traits, l’existence que mèneraient les êtres sentients dans un monde d’égaux.

Un indice de cette faiblesse réside dans le fait qu’à propos d’égalité, les antispécistes sont surtout diserts sur ce qu’elle ne signifie pas : ils énoncent une série de droits dont les animaux ne jouiraient pas une fois le spécisme éradiqué. Celle-ci n’est qu’un reflet inversé d’une liste (très classique) des propres de l’homme. On prend le catalogue des capacités que les animaux sont supposés ne pas posséder et on affirme qu’après la libération animale, ils ne bénéficieraient pas des droits dont l’exercice exige ces capacités. (Ils n’auraient pas la liberté religieuse, le droit de s’inscrire à l’université, le droit de vote, le droit de passer le permis de conduire, etc.) L’information apportée est nulle : si vraiment les animaux n’ont pas les capacités requises, alors on ne dit rien du monde que l’on souhaite voir advenir en listant des droits de ce type dont ils seraient privés, puisque la situation serait exactement la même si ces droits leur étaient accordés (Footnote: Pour la même raison l’argument populaire selon lequel il n’est pas sexiste de refuser le droit à l’avortement aux individus de sexe masculin n’éclaire en rien les notions d’égalité ou de discrimination.).

Voici un autre indice probable du peu d’attention porté à l’examen du sens et de la portée du principe d’égalité animale : dans les rangs animalistes, on ne voit quasiment personne préconiser des mesures qui dégraderaient nettement la qualité de vie d'êtres humains, alors qu’il y a certainement des cas où de telles mesures apporteraient un gain net de bien-être pour des animaux, ou bien permettraient de mieux respecter leur droit à la vie, ou encore découleraient de l’application d’un principe de justice (traiter de façon similaire les cas similaires). Il n’est pas certain que cette absence soit uniquement imputable à un souci des antispécistes de ne pas choquer trop frontalement les tenants du privilège humain. Or quand bien même les militants reconnaîtraient (concession énorme) qu’en pratique eux aussi tiennent à préserver ce privilège, ils ne seraient pas tirés d’affaire. Le contradicteur chevronné objecterait alors : « Ainsi donc, vous mettez le curseur là où ça vous plaît dans le degré d’application des grands principes. Eh bien moi, je fais de même, et il ne me plaît pas de placer le curseur au même niveau que vous. »

On aurait tort, on le voit, de se croire en possession d’une argumentation morale complète et inattaquable quand on s’engage pour les animaux. C’est un point à prendre en considération quand on choisit la place faite à l’éthique dans sa façon de militer, et la manière dont on en parle (Footnote: Les observations réunies dans cette section concernent le cas de militants dont l’ambition serait de convaincre en argumentant de façon rigoureuse et en n’avançant que des propositions qu’ils croient vraies. Il est clair que le verbe peut aussi être employé d’autres manières plus poétiques, suggestives ou manipulatoires. Il arrive que des termes comme « justice » ou « égalité » aient un pouvoir entraînant sans que ni l’émetteur ni le récepteur ne se demandent quel contenu leur donner à propos du sujet de leur échange. Des mots (ceux-là et bien d’autres) peuvent servir de signal de ralliement, ou de marqueurs d’appartenance à un milieu ou un courant d’opinion, et avoir de ce simple fait un effet attractif sur ceux qui s’en sentent proches. L’examen de ces autres façons de séduire par la parole sort du cadre de cet article.).

Pour clore cette discussion, je noterai qu’à mon sens Cédric Stolz pose le problème en termes contestables (dans la recension précitée) en raisonnant comme s’il était essentiel de sauver la morale (la foi dans le réalisme moral) pour espérer améliorer la condition animale. La raison qu’il en donne est que nous ne pourrions être motivés à nous soucier des animaux que par des raisons morales, car ne nous pouvons l’être par des raisons prudentielles – c’est-à-dire par le soin que nous prenons d’agir dans notre propre intérêt. Je crois qu’il y a ici confusion entre « raisons morales » et « motivations altruistes ». Ce sont ces dernières (à savoir une disposition d’ordre psychologique) qui sont capitales pour la prise en considération des animaux. Par ailleurs, il n’est pas évident qu’une absence de croyance en l’objectivité de la morale entraîne la disparition de notre adhésion à certaines règles de conduite, et celle de notre volonté de les voir respecter par les autres.

Conclusion

La philosophie est peut-être l’art d’étudier des questions auxquelles il est impossible de trouver les réponses. Auquel cas, le débat entre réalistes et antiréalistes moraux ne sera jamais tranché. Il n’est pas vain pour autant d’en prendre connaissance, comme de bien d’autres réflexions philosophiques. On risque moins ainsi de devenir des proies faciles pour les fabricants de prêt-à-penser et, à défaut de solutions incontestables, on découvre en parcourant ces travaux de multiples facettes sous lesquelles envisager les questions.

Avoir conscience que nous n’avons pas de certitude absolue sur ce qu’il est bon de faire ne nous transforme pas en statues de sel, incapables de prendre la moindre décision. Nous sommes en permanence confrontés à des choix (« que faire ? ») et le plus souvent nous savons quelle direction nous voulons prendre. Nous n’avons en revanche qu’une connaissance très parcellaire des raisons ou des causes pour lesquelles nous agissons d’une certaine manière. Il arrive parfois cependant que nous tentions de discerner les règles auxquelles obéit notre comportement et même que nous cherchions à les modifier, pour des raisons éthiques ou autres. La philosophie est l’une des disciplines que nous pouvons mobiliser dans ces moments d’investigation sur nos propres décisions.

Les considérations réunies dans les deux dernières sections de cet article me portent à minorer l’avantage qu’il y aurait à se croire détenteur de l’éthique vraie, et à ne pas regretter que la promotion d’une telle éthique n’occupe pas davantage de place dans l’action du mouvement animaliste. Il va sans dire que les quelques remarques esquissées à ce propos n’épuisent pas le sujet. Elles me conduisent néanmoins à envisager avec intérêt l’option de la sobriété idéologique dans l’action et la parole militantes collectives. Car à ce niveau, quand on cherche au contraire à charger la barque en proclamations éthiques et assertions à prétention théorique, on ne retrouve ni la touchante spontanéité de la foi morale « du charbonnier », ni la rigueur et la nuance avec laquelle les meilleurs penseurs s’efforcent de bâtir leur argumentation.

Est-il possible d’impulser des changements profonds en mettant l’accent sur des projets, sur l’examen des raisons et sentiments qui portent à les promouvoir, et sur les moyens de les concrétiser, plutôt que sur l’invocation emphatique et insistante de notions et principes très généraux et abstraits dont nous ne maîtrisons vraiment ni la teneur ni la portée ? Ou bien sommes-nous ainsi faits que nous avons besoin de cette musique pour nous mettre en mouvement ?


Références

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Garner, Richard. 2014. Beyond Morality. Brattleboro, VT: Echo Point Books & Media, LLC.

Garner, Richard et Richard Joyce, éd. 2019. The End of Morality: Taking Moral Abolitionism Seriously. New York, NY: Routledge.

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Jaquet, François. 2016. « Théorie de l’erreur morale (A) ». In Maxime Kristanek (dir.), L’Encyclopédie philosophique. En ligne.

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Pölzler, Thomas. 2018. Moral Reality and the Empirical Sciences. Routledge studies in ethics and moral theory. New York: Routledge, Taylor & Franics Group.

Sousa, Ronnie de. 2021. « Forget morality ». Aeon, 23 juillet 2021. En ligne.

Stolz, Cédric. 2021. « Qui peut sauver la morale animaliste ? » L’Amorce, 2 août 2021. En ligne.






Notes

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