Résumé : Introduction à la pensée de Joel Marks, un philosophe qui a rejeté la morale tout en restant soucieux d’influer sur la marche du monde. Cet article présente la forme d’antiréalisme moral défendue par Marks avant d’en venir à la façon dont elle affecte sa façon de militer contre l’exploitation animale.

Mots-clés : Joel Marks, antiréalisme moral, abolitionnisme moral, véganisme







Table des matières







Introduction

À l’époque où il a rejoint les tenants de la libération animale, Joel Marks s’appuyait sur une argumentation morale pour soutenir cette cause. Quoi de plus naturel pour un philosophe alors que tant de travaux ont été produits en éthique animale ? Aujourd’hui pourtant, Marks refuse de procéder de la sorte, bien qu’étant resté fidèle à ses engagements, dans ce domaine et dans d’autres. Ce changement tient à une bifurcation survenue dans sa pensée il y a une quinzaine d’années maintenant. Ce billet en retrace la teneur avant d’aborder plus particulièrement les effets qui en ont résulté sur sa façon d’aborder la question animale.

Métamorphose d'un philosophe

Joel Marks est un universitaire (aujourd’hui retraité) dont la spécialité était l’éthique normative. Il étudiait et enseignait les théories qui proposent des critères définissant ce qui est bien, juste ou vertueux, qui discutent de nos obligations morales et des principes ou règles que nous devons respecter pour agir moralement. Il le faisait avec sérieux, persuadé d’être à la recherche d’une vérité. Celle-ci lui semblait plutôt se trouver du côté des éthiques déontologiques. Et puis, un jour, tout a basculé.

Le tournant eut littéralement lieu « un jour », le jour de Noël 2007 (Marks, 2011a ; Marks, 2013, section « Acknowledgments »). Marks discutait de religion avec son amie H., comme ils l’avaient souvent fait auparavant. H. est croyante et Marks était alors agnostique (depuis, il est devenu franchement athée.) C’est au cours de cette conversation qu’une idée lui traverse l’esprit avec la force d’une évidence. Croire en l’existence d’une morale objective, c’est comme croire en Dieu. On est victime d’une illusion. Les vérités ou les faits moraux n’existent pas. Rien dans l’univers ne produit des commandements éthiques qui préexisteraient à leur découverte. Il n’y a rien d’autre que nos sentiments subjectifs face à des actions ou des situations.

Ces pensées viennent à Marks comme une révélation et non comme le résultat d’une culture livresque. En effet, la recherche sur la nature de la morale relève d’une branche de la philosophie à laquelle il ne s’est guère intéressé jusqu’alors, la métaéthique. Marks est profondément ébranlé : le socle sur lequel ses convictions semblaient solidement ancrées a disparu. Mais le moment de son « anti-épiphanie » (de moraliste) est aussi pour lui une immense source de curiosité et d’inspiration. Il se met à explorer intensivement son nouvel état d’amoraliste et publie une série d’ouvrages sur le sujet (dans la bibliographie à la fin de ce billet ne figurent que ceux d’entre eux que j’ai lus.) Ce parcours conduit Marks à se plonger dans la métaéthique. Il lui arrive dans ses écrits de commenter tel ou tel courant de celle-ci, même si je n’en dirai rien. Au demeurant, cela n’occupe qu’une place relativement modeste chez lui. Comme il le note dans l’introduction de Reason and Ethics (2021), s’il avait voulu rendre compte de l’état du débat en la matière, il en aurait été réduit à produire un traité obscur, qui aurait fait fuir la plupart des lecteurs. Or ce qui lui importe c’est de les inciter à essayer de nouvelles façons de penser et d’agir.

Morale métaphysique et morale empirique

Marks désigne parfois la morale dont il a été question jusqu’ici par l’expression « morale métaphysique » afin de la distinguer de la « morale empirique ».

La morale métaphysique (ou morale tout court) renvoie à l’existence objective (supposée) d’une série de vérités, impératifs, valeurs… se rapportant aux questions communément réputées d’ordre moral.

La morale empirique est la morale comme fait social. Chacun peut constater que les gens se réfèrent à des impératifs moraux. Pour Marks, cette attitude traduit dans la plupart des cas une croyance à la morale métaphysique, et non un simple respect de conventions sociales.

Comme on l’a dit plus haut, lui-même ne croit plus à la morale métaphysique. Il ne voit pas d’où sortiraient ces commandements extérieurs à nous. De plus, on n’a nul besoin de postuler que la morale existe pour passer de faits à des conclusions pratiques. La psychologie suffit pour faire le pont.

Contrairement à certains autres « amoralistes (Footnote: « Amoralisme » et « amoraliste » sont les termes employés par Marks. Cette même attitude porte divers autres noms dans la littérature philosophique.) », Marks estime que les inconvénients de la morale empirique (la croyance à la morale métaphysique) dépassent ses avantages. Il voit surtout la morale comme un déguisement de ce qui nous motive réellement (les désirs), mais un déguisement qui a tout de même certains effets réels sur nos attitudes et nos pensées. La morale favorise les sentiments tels que l’indignation, la colère ou l’arrogance (se sentir moralement meilleur ou plus éclairé). Elle le fait au détriment de notre compréhension des situations et des sentiments d’autrui, et au détriment de nos chances de les faire évoluer dans le sens qui a notre préférence. Sans elle, nous serions à la fois plus compatissants et tolérants envers les autres et plus concentrés sur la recherche de solutions pratiques.

La culpabilité constitue selon Marks une pièce centrale de la pensée morale. Elle fonctionne souvent comme le Mistigri. On dépense beaucoup d’énergie à s’en débarrasser en la faisant porter à autrui, ou du moins à formuler des jugements sur « Qui est dans son tort ? », ce qui exacerbe les clivages entre les parties en présence.

Marks emploie la formule « pornographie morale » à propos d’épisodes où l’on voit une foule de gens se vautrer dans une communion suspecte en conspuant les méchants. Il prend pour illustration le déluge de haine et de mépris qui s’est exprimé à l’encontre des auteurs d’un crime de sang particulièrement cruel rapporté dans la presse. On sent une jubilation dans cette « lapidation virtuelle » des criminels, peut-être une jouissance à se repaître impunément d’histoires de viol et de meurtre, en tout cas un bonheur de se sentir innocents puisque d’autres ont commis des fautes tellement plus graves que les nôtres. Mieux : « la catharsis de la dénonciation est une source d’autosatisfaction qui fait que nous nous sentons moralement supérieurs. » (Marks, 2011b)

L’expression « pornographie morale » me semble s’appliquer merveilleusement aux torrents venimeux d’indignation vertueuse qui se déversent sur des cibles nommément désignées par le biais des réseaux sociaux et autres arènes où l’on commente les comportements ou déclarations d’autrui.

Préférer le désirisme au moralisme

« Que faire ? », « Comment conduire notre existence ? ». Marks nomme « éthique » la réflexion portant sur ces sujets. J’éviterai de faire de même dans ce qui suit, car cela prêterait à confusion. Nous sommes en effet trop habitués à utiliser le terme « éthique » comme synonyme de « morale », alors que Marks fait une distinction entre les deux. Il rejette la morale, mais juge tout à fait pertinente la recherche d’une « boussole » (l’éthique au sens marksien) qui nous aide à mener notre vie d’une manière qui nous satisfasse.

Marks recommande d’adopter le désirisme comme guide de vie. C’est l’attitude que lui-même expérimente depuis son anti-épiphanie, et qu’il aimerait voir se généraliser. Précisons qu’une recommandation (recommander le désirisme) n'est pas une injonction morale. Il s’agit plutôt d’une prédiction. Marks pense que si la société évoluait vers le désirisme, la plupart des gens constateraient qu’ils préfèrent vivre ainsi plutôt que dans l’état moraliste antérieur. Une prédiction est une proposition empirique. Marks admet volontiers qu’il ne peut offrir à l’appui de celle-ci qu’une estimation subjective des effets positifs du changement envisagé, ce qui est insuffisant. Le véritable test, note-t-il, est hors de portée. Pour le mener, il faudrait disposer d’une pilule qui nous transformerait temporairement en désiristes, afin que nous puissions apprécier si nous nous sentons mieux ou moins bien que lorsque nous sommes moralistes (Marks, 2016, chap. 4).

Mettre le désirisme en pratique dans sa propre vie consiste à cerner ce que l’on veut, tout bien considéré, et à chercher les moyens de l’obtenir qui sont compatibles avec nos désirs.

Le désiriste est un abolitionniste de la morale. Non seulement il ne croit pas à la morale métaphysique, mais il souhaite la disparition de la morale empirique. Il préférerait vivre dans une société où personne n’assène des jugements moraux, ni ne croit à l’existence de vérités morales. Marks pense que cette préférence – qui est la sienne – serait partagée par beaucoup de gens s’ils avaient l’occasion de réfléchir sérieusement à la question.

Dans le monde (moraliste) tel qu’il est, le désiriste évite de faire semblant de croire à la morale quand il interagit avec ses congénères. (Notons toutefois que cette condition n’est pas présente dans tous les écrits où Marks décrit le désirisme.)

Le désiriste s’efforce d’agir selon ses désirs mûrement réfléchis. Il repère avec soin ce envers quoi il est positivement disposé (désirs) et cherche rationnellement à déterminer les actions lui permettant de réaliser ses désirs. La rationalité implique en particulier le recours à des inférences logiques (savoir déduire correctement les conclusions qui découlent de propositions posées en prémisses). Bien que l’on ne puisse pas démontrer la véracité de la logique (il serait circulaire d’utiliser des règles de logique pour le faire), nous avons des raisons pragmatiques de nous en servir : l’expérience montre qu’il est difficile de parvenir à ses fins en pensant de façon illogique.

Un autre aspect de la rationalité consiste à s’appuyer sur des croyances pertinentes. Cette condition n’est pas satisfaite par une personne qui se dit : « Je vais manger des glaces afin de perdre du poids. » Elle l’est en revanche par une personne qui aime les glaces et qui décide d’en manger bien qu’elle sache qu’elle va grossir.

Les désirs ne portent pas uniquement sur des buts à atteindre. Ils peuvent aussi concerner les moyens d’y parvenir. Si un désiriste a une aversion ou une prédilection particulière pour certaines méthodes, il en tient compte dans la façon de conduire son action.

Dans chacun de ses écrits, Marks prend soin de préciser que le désirisme n’est pas l’égoïsme. Rien n’indique que nous soyons de purs égoïstes psychologiques. Un amoraliste peut mettre beaucoup d’énergie à réaliser ses désirs altruistes.

Selon Marks, l’adoption du désirisme ferait disparaître les effets négatifs de la croyance à la morale métaphysique qui ont été brièvement évoqués à la section précédente. À travers le récit de divers épisodes de sa vie personnelle, il explique que les choses se passent mieux dans ses relations avec d’autres personnes depuis sa transformation. Lorsque des tensions surgissent, il est plus attentif aux motivations et sentiments des protagonistes et trouve plus facilement une issue. Il évite de se laisser enfermer dans une querelle sans fin pour établir qui est fautif et qui est dans son bon droit.

Un des grands avantages du passage au désirisme est, selon Marks, la disparition de la culpabilité : celle que l’on ressent soi-même et celle dont on accuse les autres. Ceci n’empêche nullement de se sentir attristé par certains comportements et situations, et d’être motivé à agir pour qu’ils ne perdurent pas.

Notons que Marks se range du côté du déterminisme (contre le libre arbitre) : il croit qu’en vertu des lois de la causalité, chaque détail de ce qui devait arriver était écrit dès l’instant du Big Bang. Bien qu’il affirme à plusieurs reprises cette conviction, il ne discute pas de ce qui la fonde. Il note simplement qu’il n’est pas nécessaire de la partager pour contester le caractère objectif de la morale. Une fois celui-ci rejeté, toutes les catégories d’ordre moral cessent d’avoir à nos yeux une réalité propre, indépendante des subjectivités (diverses) de ceux qui en parlent : bien, mal, vertu, vice, mérite, devoir, culpabilité, droits (autres que légaux), statut moral, valeur inhérente, etc.

Je me demande toutefois si la hargne que nous vouons aux « coupables » (auteurs d’actions que nous n’aimons pas) s’évanouirait aussi facilement sans l’hypothèse déterministe. Certes, s’il n’y a pas de vérité morale, ils ne sont pas objectivement en faute. Mais peut-être reste-t-il difficile de faire taire notre antipathie à leur égard si nous supposons qu’ils auraient pu se comporter autrement qu’ils l’ont fait.

Contrôler ses pulsions moralistes – L’importance du langage

Marks se considère comme un aspirant désiriste plutôt que comme un désiriste accompli. Intellectuellement, il a résolument opté pour l’amoralisme. Cependant, il constate en analysant des événements de la vie courante que ses réflexes moraux n’ont pas disparu. Il lui arrive encore par exemple d’éprouver du mépris pour les non-véganes, du moins quand ils sont informés de ce qu’endurent les animaux. Dans des moments de friction ou incompréhension avec des amis, il est parfois tenté d’aligner les raisons permettant de désigner la personne qui est en tort.

Marks n’est pas étonné de la résistance de notre fibre moraliste, qui peut s’expliquer par des causes psychologiques, sociales ou évolutionnaires. Le constat qu’il est probablement impossible d’éradiquer à 100% notre propension à produire des jugements moraux ne le décourage pas pour autant. Il tire en effet de sa propre expérience la conviction qu’un amoraliste parvient souvent à contrôler son mouvement premier, quand il est d’ordre moral, et à se tourner vers une analyse des situations et un comportement conformes au désirisme.

À l’appui de l’idée que les efforts pour se libérer du moralisme ne sont pas vains, Marks utilise une analogie avec les illusions d’optique. Regardez cette figure :

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Le sens des flèches fait que vous percevez deux traits identiques comme étant de longueurs différentes. Une fois que vous le savez, l’illusion ne disparaît pas. Vous cessez néanmoins de vous fier à cette perception erronée si vous avez une décision à prendre dans laquelle la longueur des segments a un rôle à jouer.

Marks croit nécessaire de bannir le langage moral pour se libérer de la pensée morale. Par exemple, un désiriste dira « Je n’aime pas la façon dont Paul s’est comporté », plutôt que « Paul s’est mal comporté ». Marks note lui-même que l’étendue des changements à apporter à notre façon habituelle de parler est considérable, car une multitude de mots et expressions contiennent ou évoquent un jugement moral. Qui plus est, la frontière est poreuse entre les jugements moraux et les jugements prudentiels, esthétiques ou même ceux relatifs à l’humour (Marks, 2023, partie 1, section « The Spread »). Le sentiment que suscite en nous une faute de goût, et le regard que nous portons sur celui qui la commet, ne sont pas si éloignés de ceux qu’inspire une faute morale. Il faudrait donc aussi surveiller son langage dans ces domaines connexes, pour éviter là encore de confondre nos préférences subjectives avec des réalités objectives. Par exemple, dire « Cette blague ne me fait pas rire », plutôt que « Cette blague est nulle ».

J’ai pour ma part un doute sur notre disposition à nous astreindre à une telle ascèse verbale. Peut-être est-il profitable à un apprenti désiriste de se forcer de temps à autre à formuler correctement sa pensée. Mais si une extrême vigilance sur les mots et tournures employés était vraiment requise pour faire reculer la foi dans les vérités morales, il me semble qu’il s’en déduirait que le peuple des croyants n’est pas près de s’étioler.

Indifférence au respect d’une « cohérence insensée »

Marks affirme ne pas être troublé le moins du monde par le constat de l’incohérence entre certains de ses choix (Footnote: Il emprunte l’expression « cohérence insensée » [foolish consistency] à Ralph Aldo Emerson. Un passage de son essai Self-Reliance (1841) débute ainsi : « A foolish consistency is the hobgoblin of little minds, adored by little statesmen and philosophers and divines. »). Pour comprendre ce qui va suivre, il faut savoir qu’il s’investit dans deux causes : la lutte contre l’exploitation humaine des animaux, et la prévention d’un type particulier de risque existentiel, à savoir l’extinction de l’humanité qui pourrait survenir en raison de l’impact d’un astéroïde sur Terre. (Comme lors de la disparition des dinosaures, l’astéroïde ne provoquerait pas nécessairement l’extinction de toute forme de vie.) J’abrègerai la dénomination de ces deux causes en « véganisme » et « planète ». Parcourons à présent quelques-unes des illustrations que fournit Marks des incohérences qu’on pourrait lui reprocher, et du fait qu’il ne sent aucun besoin d’y remédier.

Exemple 1. Incohérence entre les causes « véganisme » et « planète » (Marks, 2016, p. 29 sq). La disparition des humains ferait cesser à coup sûr les tourments qu’ils infligent à d’autres animaux. On pourrait donc juger incohérent d’agir à la fois pour protéger l’humanité de l’extinction et pour protéger les animaux de la cruauté humaine. Néanmoins, Marks (2016, p. 33) ne se sent « aucune obligation de concilier ses désirs disparates ». Il lui suffit de constater que son histoire personnelle a solidement ancré en lui à la fois la volonté de sauver les animaux et celle de sauver l’humanité. Des séquences causales différentes ont construit ces deux aspects de sa personnalité. Puisqu’il estime que les désirs sont l’unique motivation des actions, et qu’il n’y a pas moyen de les fonder sur des valeurs objectives, il poursuit tranquillement son engagement sur les fronts « planète » et « véganisme ». Il précise d’ailleurs, sans en être gêné, qu’il est loin d’y consacrer toutes ses forces puisqu’il se réserve du temps pour d’autres activités qu’il aime (fréquenter des amis, lire des romans, écrire sur la subjectivité des valeurs…). Sa réflexion se conclut par ces mots : « Il est difficile d'exagérer l'absurdité des priorités humaines si l'on suppose qu'il existe des valeurs objectives dans l'univers. Mais si l'on renonce à cette chimère et qu'on s'intéresse plutôt à la psychologie humaine et aux forces évolutives qui ont donné naissance à cette psychologie, nos priorités deviennent tout à fait intelligibles. » (Marks, 2016, p. 34)

Exemple 2. Incohérence dans l’attitude de Marks envers Trump (Marks, 2021, p. 132 sq). Marks partage l’aversion qu’inspire aux gens de gauche la politique menée par Trump. Il a néanmoins cherché à travailler avec l’administration Trump afin qu’elle mette des moyens au service de la cause « planète ». Se « salir les mains » de cette manière ne le dérangeait pas. En revanche, bien qu’il suppose les républicains plus disposés que les démocrates à investir dans la protection de la Terre contre l’impact dévastateur d’un astéroïde ou d’une comète, il refuse absolument de favoriser la réélection de Trump par son vote. On peut trouver cela absurde. Lui prend simplement acte que ses préférences sont telles qu’il « se soucie davantage de sauver l’âme de l’Amérique que de sauver la civilisation humaine ». (Marks, 2021, p. 136)

Exemple 3. Incohérence dans l’attention portée au sort de divers animaux (Marks 2016, p. 176-180 ; Marks 2021, p. 42). Marks détecte une tonalité religieuse ou biblique dans la croyance en l’harmonie de la nature, souvent présente chez les écologistes. Lui ne partage pas cette vision. Il sait que les animaux sauvages sont soumis à de terribles épreuves indépendamment des torts que leur causent les humains. Pourtant, il constate son absence de motivation à se soucier de la souffrance dans la nature, alors qu’il s’oppose ardemment au traitement cruel des animaux exploités par les humains. Il ne peut pas justifier cette différence, ni n’éprouve le besoin de faire.

Si Marks avait voulu se prémunir contre les procès en incohérence, il n’aurait eu, me semble-t-il, aucune difficulté à y parvenir. Il lui aurait suffi en effet d’introduire les hypothèses ad hoc adéquates pour soutenir que des désirs et choix apparemment disparates forment un tout parfaitement logique et unitaire. Par exemple, dans le cas 2, il aurait pu soutenir que collaborer ponctuellement avec Trump, alors qu’il est déjà en place, n’aggrave pas les aspects négatifs de sa politique, tandis que sa réélection plongerait les États-Unis dans le chaos ce qui finirait par mettre à mal leur puissance d’intervention dans l’espace.

Le point remarquable est que Marks choisit délibérément de ne pas se livrer à cette gymnastique. Dans le cas 3, il mentionne le fait qu’il pourrait donner un semblant d’homogénéité à sa position en prétendant qu’il se soucie de libérer à la fois les animaux domestiques et sauvages de l’intervention humaine. Mais ceci ne correspond pas à ce qu’il constate par introspection. La simple vérité est qu’il a une réaction émotionnelle différente face à la condition des animaux sauvages et domestiques. Tant qu’il en sera ainsi (il n’exclut pas que ses sentiments évoluent), il n’y a rien de plus à chercher pour expliquer, et encore moins pour justifier (car rien n’est moralement justifié) qu’il ne soit actif que sur le versant « véganisme ».

J’ouvre ici une brève parenthèse pour observer que l’accusation d’incohérence me semble occuper une place de choix dans le déroulé des polémiques. L’attrait de l’argument tient probablement au fait qu’il y a toujours moyen de le dégainer. On trouve toujours chez l’adversaire une incompatibilité entre les objectifs qu’il poursuit, ou entre ses fins et les moyens dont il use pour y parvenir, ou une application inconséquente des principes auquel il prétend adhérer – dont des cas flagrants de « deux poids, deux mesures », sans parler de la facilité avec laquelle on peut pointer l’écart entre le temps/argent qu’il emploie à s’offrir des commodités dispensables, et les ressources qu’il met réellement au service de l’avancement des nobles causes dont il se montre très épris en paroles. Là-dessus, soit l’adversaire se lance dans la gymnastique pour prouver qu’il n’est pas incohérent, soit il contre-attaque sur le mode tu quoque. Et ainsi de suite. Le jeu dure jusqu’à ce que les interlocuteurs se lassent, puis recommence ailleurs, avec les mêmes ou leurs semblables. Si Marks voyait juste, l’exercice serait assez vain (sauf si, de façon annexe, les conditions du débat faisaient surgir des éléments – autres que l’incohérence – susceptibles de modifier les sentiments et désirs des protagonistes).

Défendre les animaux sans croire à la morale

Comment un amoraliste peut-il s’y prendre pour défendre les animaux ? Il faut distinguer ici la réponse apportée par Marks lorsqu’il considère l’amoralisme en général de celle qu’il applique dans son cas personnel.

À un niveau général, la réponse tient en une ligne : un amoraliste dispose de tout l’éventail des méthodes employées par des animalistes, qu’elles soient légales ou illégales, qu’elles relèvent du domaine privé ou de l’intervention dans la vie sociale et politique. Par exemple, un amoraliste qui pense que les convictions morales orientent l’action de ses congénères, et qui adopte une logique du « n’importe quoi pourvu que ça marche », n’hésitera pas se déguiser en moraliste, et à prêcher qu’il est mal d’utiliser les animaux à leur détriment.

Marks pour sa part choisit d’écarter certaines méthodes. Son caractère est tel qu’il déteste les situations de confrontation violente. Il n’envisage donc pas de faire plier les exploiteurs d’animaux en les intimidant ou les agressant. D’autre part, il n’a jamais aimé l’insincérité. Sur la question animale comme sur d’autres sujets, il opte pour une « rhétorique honnête ». Il refuse par conséquent d’assener des vérités morales pour tenter de convaincre, alors qu’il pense que de telles choses n’existent pas.

Ceci ne le prive pas totalement des ressources dont il dispose grâce à sa connaissance de l’éthique normative et à son habitude de l’argumentation. En effet, il peut encore se placer dans le cadre de la pensée morale de façon hypothétique (si on croit tel précepte ou principe vrai…). Il peut notamment examiner ce qu’implique le cadre éthique auquel adhèrent ses interlocuteurs. Par exemple, face à un défenseur utilitariste de l’expérimentation animale qui fait valoir le bien produit par les avancées médicales qu’elle permet, il peut objecter que cette logique ne conduit pas à préconiser l’utilisation d’animaux, mais l’expérimentation sur des humains, puisque cette dernière donnerait des résultats plus fiables et permettrait des avancées plus importantes.

Toutefois, Marks n’espère pas grand-chose de la façon de débattre évoquée ci-dessus : l’expérience montre qu’un adversaire motivé trouve toujours moyen de répliquer d’une façon ou d’une autre, sans démordre de la position qu’il défend. « Par conséquent, écrit Marks, bien que je sois parfois tenté par l’argumentation morale, je sens qu’il vaut mieux éviter de s’y engager, même dans cet usage "modal", car céder à la tentation conduit à s’enliser dans le bourbier d’un débat sans fin. Quelqu’un qui aime discuter pour discuter y trouverait peut-être son compte, mais ce n’est plus mon cas, car une discussion interminable sert surtout à consolider le statu quo, alors que mon objectif est d’apporter un changement dans le monde. » (Marks, 2019, p. 104)

Sur la question de l’expérimentation animale, Marks relate une conversation courtoise qui laisse les positions inchangées entre lui (qui souhaite voir cette pratique disparaître quand bien même elle ferait avancer les connaissances) et un vétérinaire qui, bien que soucieux du bien-être animal, donne la priorité à l’amélioration de la santé humaine (Marks, 2021, p. 1 sq). Il mentionne une autre intervention de sa part qui lui a semblé plus productive. C’était lors de sa participation à un colloque sur le thème de l’éthique de l’expérimentation animale (Marks, 2016, p. 164 sq). Dans son intervention, il s’est concentré sur un seul point. Il est parti du constat que dans la documentation des institutions pratiquant l’expérimentation, il était fréquemment indiqué que les animaux étaient traités humainement. Puis, il a montré que cette présentation était trompeuse pour le public en décrivant les atrocités que subissent les animaux. Après qu’un participant a objecté que ces pratiques horribles n’avaient plus cours, Marks a savouré le moment où un chercheur très réputé est venu à son secours en déclarant qu’elles étaient monnaie courante dans son laboratoire. En procédant comme il l’a fait, Marks pense s’être donné une chance de susciter des émotions qui fassent vaciller la certitude qu’il faut persévérer dans cette voie. S’il était intervenu, comme il aurait été tenté de le faire autrefois, en portant un jugement moral et en faisant un parallèle avec les expériences menées par les nazis dans les camps de concentration, il n’aurait provoqué que la colère et l’absence d’écoute chez son auditoire.

« Joel, pourquoi es-tu végane ? »

On trouve des passages sur le véganisme dans la plupart des écrits de Marks. Il précise systématiquement qu’il ne lui suffit pas d’être végane lui-même et qu’il veut contribuer à ce que ses congénères le deviennent aussi. Son exemple montre qu’on peut aspirer à rendre une conduite universelle sans chercher à lui donner un fondement moral.

Mais que peut-on tenter pour amener les gens à opérer des changements dans leur diète personnelle ou à soutenir des réformes qui épargnent des animaux ? La réponse favorite de Marks est : les informer, c’est-à-dire parler de faits. Évoquer la vie émotionnelle, cognitive et sociale des animaux, montrer ce qu’ils subissent lorsqu’ils sont élevés ou capturés pour consommer leur chair, enseigner quelles sont les alternatives aux produits d’origine animale, rassurer sur la viabilité d’un régime végane pour la santé… Marks aime penser qu’une fois correctement informés, beaucoup de gens seraient prêts à essayer le véganisme, tout en admettant que cette idée relève peut-être du wishful thinking [prendre ses désirs pour des réalités] (Marks, 2019, p. 98).

Dans Hard Atheism and the Ethics of Desire (p. 120 sq), Marks part d’une anecdote personnelle pour illustrer en quoi consiste son approche désiriste. Un soir, il est invité à dîner chez des amis qui ont pris soin de préparer un repas végétalien bien qu’eux-mêmes consomment habituellement des produits d’origine animale (POA). Son hôte, qu’il sait sceptique envers le véganisme, attaque la conversation par la question « Joel, pourquoi es-tu végane ? ». Pour Marks, il est exclu d’apporter une réponse de ce type :

La production d’aliments d’origine animale implique un traitement cruel des animaux.

Les humains n’ont pas besoin de consommer des POA pour survivre et s’épanouir.

Il est immoral de contribuer à ce que des actes cruels soient commis quand on peut aisément l’éviter.

Par conséquent, il est immoral de consommer des POA.

Marks répond, dans un style informel, quelque chose qui, exprimé avec un plus grand souci de précision, donnerait ceci :

Je crois, après m’être rationnellement informé, que la production d’aliments d’origine animale implique un traitement cruel des animaux.

Je crois, après m’être rationnellement informé, que les humains n’ont pas besoin de consommer des POA pour survivre et s’épanouir.

Je désire profondément que les animaux ne soient pas soumis sans nécessité à des traitements cruels.

Par conséquent (toutes choses égales par ailleurs), je ne mange pas de POA et je m’efforce de convaincre les autres de ne pas en manger non plus.

La réponse est une explication. Marks énonce des causes qui ont conduit à sa décision de devenir végane. D’autres facteurs liés à son caractère et à l’histoire de sa vie ont très probablement joué un rôle. Même s’il avait su exactement quels étaient ces autres facteurs, il ne les aurait pas inclus dans son explication. Quand il s’adresse aux autres, Marks ne cite que le sous-ensemble de causes qui ont quelque chance de les concerner eux aussi.

L’élément qui permet de passer de faits (tels qu’ils sont perçus) à une certaine action est un désir. Il suffit de remplacer la phrase en italiques par une autre pour que la séquence causale cesse de conduire au véganisme (par exemple, « Je me soucie davantage de la satisfaction de mes papilles, ­ ou de me conformer aux usages sociaux, ­ que de remédier à la souffrance animale. »)

Marks s’est exprimé à la première personne, ce qui est logique dans ce contexte, mais qu’il fait volontiers aussi dans des circonstances où cela ne s’impose pas. C’est un « "je" d’humilité » dit-il. Il rend explicite le caractère subjectif du propos et permet de dire les choses sans porter de jugement sur des tiers. Pour Marks, le fait d’opter pour des formulations où l’on parle de soi n’ôte rien au pouvoir d’influer sur les autres.

Dans le cas du dîner chez des amis, Marks savait d’avance que personne ne changerait d’avis. La façon dont il a tourné sa réponse a au moins eu pour effet que son hôte n’a rien répliqué du tout. Ce dernier savait que les faits énoncés par Marks étaient exacts et il n’aurait sans doute pas aimé l’image de lui-même qu’il aurait donnée en explicitant les désirs qui l’amenaient pour sa part à ne pas renoncer aux POA.

Reste que l’exemple des amis de Marks montre que des personnes intelligentes et informées peuvent ne rien changer à leur routine alimentaire. À quoi tient la différence entre leurs désirs et les siens ? Peut-être à des caractères congénitaux, mais plus probablement, conjecture Marks, à des éléments manquants dans leur expérience vécue, en particulier dans les événements qui forment le caractère des individus dans leur jeunesse. Il se pourrait que l’occasion ne se soit jamais présentée pour eux d’un véritable contact avec les types d’animaux que l’on mange et qu’ils n’aient pas développé la faculté d’être émus par ce qui leur arrive. Si l’on veut fortifier la disposition à se montrer compatissant envers les animaux, il faut dès l’enfance faire vivre aux individus des expériences qui nourrissent leur sensibilité envers eux. Car l’expérience influe sur le répertoire de désirs que l’on forme. C’est pourquoi Marks complète sa formulation du désirisme comme suit :

Déterminez ce que vous voulez au moyen d’une investigation rationnelle et d’une vaste expérience, puis cherchez comment l’obtenir conformément aux désirs ainsi déterminés. (Marks, 2016, p. 133)

Conclusion

Lorsque je suis tombée par hasard sur la tribune de Marks (2011a) dans le New York Times, j’ai eu envie d’en savoir plus à son sujet en raison de sa double qualité d’amoraliste et d’animaliste. Ses écrits ultérieurs apportent un éclairage sur la façon dont lui procède pour combiner les deux aspects dans sa propre existence. Ils ne fournissent pas des méthodes et objectifs qu’il suffirait de décalquer si l’on voulait soi-même défendre les animaux sans passer par l’éthique. Sachant l’insistance de Marks sur le rôle de la subjectivité dans nos façons de penser et d’agir, il eût été absurde de sa part de publier un Manuel du parfait animaliste amoral à vocation prescriptive et générale.

De surcroît, la cause animale n’est pas le sujet principal des ouvrages cités dans ce billet : la réflexion de Marks porte au premier chef sur l’abandon de la morale. Il mène cette réflexion au moyen d’un va-et-vient permanent entre des considérations générales et des commentaires de questions d’actualité ou d’événements qu’il a personnellement vécus.

Le fait qu’il se prenne lui-même comme objet d’étude fait ressortir un élément frappant : l’ancien et le nouveau Marks sont foncièrement le même homme. La perte de la foi dans la morale n’a pas modifié ses préférences sur les traits de caractère qu’il apprécie chez les personnes, ni sur la direction dans laquelle il souhaite voir évoluer le monde. On pourrait y voir un indice en faveur de sa thèse : la morale n’est qu’un vernis dispensable, dont la disparition laisse pour l’essentiel inchangés les buts que nous poursuivons. Mais un défenseur de l’éthique pourrait sans doute objecter que Marks reste imbibé de la culture morale dans laquelle il baigne et dans laquelle il a été formé, si bien que son exemple ne permet pas de prédire ce qui se passerait dans une société dé-moralisée.

Quoi qu’il en soit, la question soulevée nous concerne tous : quelle valeur de vérité attribuer aux prescriptions éthiques ? Il est sans doute impossible d’apporter une réponse irréfutable à cette interrogation. Pour la plupart d’entre nous, il est même improbable que nous cherchions à formuler une réponse construite et argumentée qui nous satisfasse personnellement. Il n’empêche qu’en pratique nous allons choisir de jouer les moralistes soit souvent soit rarement quand nous voulons influer sur la conduite de nos congénères. C’est pourquoi, dans le prochain billet, je poursuivrai un peu sur le thème abordé dans celui-ci. Il faut savoir en effet que Marks n’est pas un ovni parmi les éthiciens : les philosophes qui doutent de la réalité de la morale (métaphysique) ne sont pas rares.

Notons pour finir qu’il y a au minimum une raison de trouver réjouissant le parcours de Joel Marks. C’est un homme qui s’est mis à penser sur le tard qu’il avait emprunté la mauvaise voie pour interpréter le réel et intervenir sur les sujets qui lui tiennent à cœur. Sa réaction a été d’entreprendre avec enthousiasme de tracer un chemin qui lui convient mieux. Voilà de quoi donner une lueur d’espoir à tous ceux qui craignent d’avoir pris la mauvaise direction : qui sait, peut-être leur reste-t-il à eux aussi une chance d’apprendre à naviguer à leur manière vers les destinations qui leur importent ?



Références

Marks, J. (2011a, août 21). Confessions of an ex-moralist. The New York Times. [Une traduction française de cet article est disponible ici.]

Marks, J. (2011b, décembre). Moral pornography. Philosophy Now, 87.

Marks, J. (2013). Ethics without morals : In defence of amorality. Routledge.

Marks, J. (2016). Hard atheism and the ethics of desire. Springer Berlin Heidelberg.

Marks, J. (2019). Beyond the surf and spray. In Garner R., Joyce R. (Éds), The end of morality : Taking moral abolitionism seriously (p. 94‑109). Routledge.

Marks, J. (2021). Reason and ethics : The case against objective value. Routledge.

Marks, J. (2023). The spread. Autoédition. [Recueil de billets de blog]

Marks, J. (s. d.). Site personnel. 










Notes

Notes :