Résumé : Joel Marks, philosophe et défenseur des droits des animaux, explique comment il a réalisé que les vérités morales n’existent pas. Son engagement pour le véganisme est resté intact après ce tournant.

Mots-clés : éthique, antiréalisme moral, droits des animaux, véganisme



Je suis devenu athée le jour où j’ai réalisé que j’avais été croyant.

Jusqu’alors, je me comptais parmi les « éthiciens laïques ». L’Euthyphron de Platon m’avait convaincu, comme tant d'autres philosophes, que la religion n'est pas nécessaire à la morale. Socrate exprime cette idée de manière caractéristique sous la forme d’une question : « Les dieux aiment-ils une chose parce qu'elle est pieuse, ou bien une chose est-elle pieuse parce qu’elle est aimée des dieux ? » Opter pour le second terme de l’alternative reviendrait à admettre que n'importe quel acte peut s’avérer « pieux » ou bon, du moment que l’un des dieux (de l'Olympe), ou le Dieu de la « Genèse » et de « Job » dans l'une de ses humeurs, l’ont « aimé » ou voulu. Pourtant, si Dieu nous ordonnait de tuer de sang-froid notre enfant innocent, ne douterions-nous pas qu’il soit bien de le faire ?

Voilà ce qui semble être le point de vue moderne et raisonnable sur la question. Nous avons un sens intuitif du bien et du mal qui l’emporte même sur les commandements de Dieu. Nous avons la capacité de juger si Dieu est bon ou mauvais. Par conséquent, même si Dieu n’existait pas, nous pourrions nous débrouiller seuls sur les questions de conscience. C’est l’éthique, et non la révélation divine, qui nous guide dans la vie. Tel est le cri de ralliement des « nouveaux athées ». Dans l’introduction d’un récent recueil d’essais philosophiques (Philosophers Without Gods : Secular Life in a Religious World), la philosophe Louise Antony écrit : « Une autre accusation fréquemment portée contre les athées est de ne pas avoir de valeurs morales. Les essais réunis dans ce volume devraient servir à réfuter fermement cela. Tous les contributeurs à ce recueil affirment catégoriquement l’objectivité du bien et du mal. »

Mais pas moi. Plus maintenant. Pourtant, j’ai autrefois consacré ma vie professionnelle à étudier l’éthique dans l’esprit du livre d’Antony. La tâche consistant à déterminer comment agir dans des circonstances particulières et comment vivre en général semblait reposer entièrement sur nos épaules d’humains. Certes, il y avait des problèmes complexes à débrouiller, mais ils se prêtaient à une résolution rationnelle. Ma réflexion portait principalement sur le conflit qui oppose la doctrine morale connue sous le nom de conséquentialisme à l’éthique dite déontologique : est-ce le résultat de nos actions qui détermine leur valeur morale ou bien est-ce plutôt la qualité de l’acte lui-même ? Par exemple, un mensonge est-il permis, voire obligatoire, quand il en résulte quelque chose de bon, ou bien est-il interdit du simple fait qu’il s’agit d’un mensonge ? Ce genre de questionnement relève de ce qu’on appelle l’éthique normative.

L’étude de l’éthique peut aussi être motivée par d’autres préoccupations, de nature plus pratique : l’éthique dite appliquée cherche à trouver des réponses aux questions morales les plus pressantes du moment. L’avortement peut-il jamais être justifié ? La peine de mort ? L’euthanasie ? La guerre ? Pour moi, le sort des animaux aux mains des humains était devenu la préoccupation majeure. Je ne pouvais imaginer pire atrocité que l’enfermement et la mise à mort de milliards de créatures innocentes pour fournir de la nourriture, alors que d’autres régimes alimentaires, moins cruels, peuvent satisfaire nos besoins.

Dans mon dernier livre paru, j’ai défendu une théorie morale particulière – ma propre version de l’éthique déontologique – et j’ai ensuite « appliqué » cette théorie pour défendre une position morale particulière, à savoir que les autres animaux ont un droit inhérent de n’être ni mangés ni utilisés d’une autre manière par des humains. Curieusement, c’est alors que je mettais les dernières barres sur les « t » et les derniers points sur les « i » de cette monographie que j’ai connu ce que j’appelle mon anti-épiphanie.

C’est arrivé alors qu’une amie m’expliquait la nature de sa croyance en Dieu. À un moment de notre conversation, elle a comparé la divinité à la beauté d’un coucher de soleil : cette qualité ne résidait pas dans le coucher de soleil, mais dans la relation entre elle et ce coucher de soleil. Je me suis dit : « Ah ! Si c’est ce qu’elle veut dire, je pourrais moi aussi croire à ce genre de Dieu. Car quand je pense à l’univers, je suis empli de crainte et d’émerveillement. Si Dieu consiste en ce sentiment, alors je suis un croyant. »

Puis, soudain, j’ai réalisé que la morale ressemblait à cette sorte de Dieu. Autrement dit, il est difficile de croire qu’il soit mal de mentir en raison d’une propriété intrinsèque des énoncés intentionnellement trompeurs, tout comme il est difficile de croire que la beauté soit une propriété intrinsèque des couchers de soleil ou l’émerveillement une propriété intrinsèque de l’univers. N’est-il pas beaucoup plus sensé de supposer que tous ces phénomènes surgissent dans mon cœur, qu’ils sont les réponses d’une sensibilité particulière à des événements et à des entités dénués de valeur sans cela ?

Les réactions d’une autre personne peuvent différer en tout point des miennes : cette personne peut estimer qu’il est permis de mentir, trouver les couchers de soleil banals et ne percevoir l’univers que comme un ensemble d’atomes et de vide. Pourtant, cette perspective était si étrangère à ma conception de la morale qu'elle équivalait à nier que la morale existe. Car un aspect essentiel de la morale est que ses normes s’appliquent légitimement à tous ; « relativisme moral » m’a toujours semblé être un oxymore. Par conséquent, je n’ai vu aucun moyen d’échapper au nihilisme moral.

Les dominos ont continué à tomber. J’avais cru être un éthicien laïc parce que je pensais que le bien et le mal tenaient solidement debout sur leurs deux jambes, sans la béquille de Dieu. Nous devions faire ce qui est bien parce que c’est ainsi qu’on doit agir, point final. Mais cela aussi était un Dieu. C’était le Dieu sans Dieu de la morale laïque, qui commande sans commandant, et dont les voies sont donc encore plus impénétrables que celles du Dieu auquel je ne crois pas, qui au moins a le motif intelligible de nous récompenser quand nous agissons conformément à sa volonté.

Qui plus est, j’avais su cela par le passé. À un certain niveau de mon être, j’en avais eu conscience, mais j’avais écarté cette pensée. J’avais donc vécu dans un état semi-conscient d’auto-mystification – que Sartre aurait pu qualifier de mauvaise foi. Mais dans mon cas, c’était aussi un jeu de mots, car ma mauvaise foi résidait précisément dans la croyance que je n’avais pas foi en une divinité.

Au cours des trois années qui ont suivi mon anti-épiphanie, j’ai tenté d’examiner ces révélations surprenantes et leurs implications pour ma vie et mon travail. J’ai plongé dans les profondeurs de la métaéthique, qui s’intéresse à la nature de la morale, et notamment à la question de savoir si le bien et le mal existent vraiment. J’avais moi-même ignoré cette dernière question pendant la majeure partie de ma carrière, car s’il y avait une chose entre toutes dont j’étais certain, c’était bien que certaines choses sont moralement condamnables [morally wrong]. Il est mal de jeter des poussins mâles, vivants et conscients, dans une broyeuse. Il est mal de mépriser les homosexuels et de leur refuser des droits civiques. Il est mal de massacrer des gens dans des camps de la mort. Toutes ces choses ont bénéficié de l’approbation générale dans certaines sociétés. Et pourtant, je savais au plus profond de mon âme, de toute la force de ma conviction, et avec passion, que tout cela était mal, mal, mal. J’en étais encore plus certain que de la rotondité de la Terre.

Mais soudain, je ne l’ai plus su. Ce n’est pas simplement que j’étais devenu sceptique ou agnostique sur ces questions. J’en étais arrivé à penser, et je le pense toujours, que ces choses ne sont pas mal [wrong]. Mais elles ne sont pas bien [right] non plus, ni admissibles [permissible]. Toute la série des qualificatifs moraux avait été mise au rebut. Pensez à cette analogie : une tribu vit sur une île isolée. Elle n’a aucune sorte d’institutions gouvernementales formelles. Il n’y a pas de corps législatif. Dans cette société, il serait absurde de dire que quelqu’un a commis un acte « illégal ». Mais rien ne serait « légal » non plus. L’ensemble des catégories juridiques serait inapplicable. C’est exactement ainsi que je vois les catégories morales désormais.

Je ne suis certes pas le premier à penser de la sorte, et aujourd’hui le philosophe Richard Garner en particulier est pour moi une âme sœur. Il n’a pas manqué non plus d’alternatives à la conception de la morale qui fut la mienne. Mais j’ai expérimenté personnellement le fait d’exclure tout le langage et les concepts moraux de ma pensée, de mes sentiments et de mes actions. L’expérience s’est avérée si réalisable et si plaisante que je suis convaincu que quiconque s’y essaierait aurait de grandes chances d’y trouver son compte.

Une découverte intéressante a été qu’il y a moins de différences pratiques entre le moralisme et l'amoralisme que ce à quoi on aurait pu s’attendre. Il me semble que ce que l’on pourrait appeler le désir au sens large a été la force motrice de l’humanité, quelle que soit la façon dont on l’a camouflé sous un discours moral. Par désir, je n’entends pas l’appétit sexuel, ni même uniquement le désir égoïste. J’utilise ce terme pour désigner de façon générale tout ce qui nous motive, ce qui inclut l’égoïsme et l’altruisme, ainsi que tout ce qui se trouve entre les deux ou leur est extérieur. Mère Teresa agissait tout autant par désir que le Marquis de Sade. Mais ce qui m’intéresse le plus aujourd’hui est de savoir ce que nous voudrions si nous étions absolument persuadés que le bien et le mal moral n’existent pas. Je pense que la réponse la plus probable est : à peu près la même chose que ce que nous voulons actuellement.

Par exemple, je pensais autrefois que l’élevage était moralement condamnable [wrong]. Maintenant, j’appelle un chat un chat et je déclare simplement éprouver une profonde aversion pour cette pratique et vouloir qu’elle cesse. L’ardeur de mon engagement pour y mettre fin s’en est-elle trouvée amenuisée ? Je crois que ce n’est nullement le cas. Cela a-t-il diminué ma capacité à amener les autres à partager mes désirs, et donc réduit les chances de mettre fin à l’élevage ? Au contraire, je me trouve en bien meilleure position qu’auparavant pour faire changer les esprits – et, ce qui importe davantage, les cœurs. Car il y a peu de chances de gagner l’adhésion des gens qui utilisent des animaux à des fins alimentaires ou autres en affirmant que ce qu’ils font est terriblement mal. Cela risque plutôt de les mettre sur la défensive.

Au lieu de cela, je me concentre désormais sur la transmission d'informations : à propos de ce qui se passe dans les fermes-usines et ailleurs, à propos de la dévastation environnementale qui en résulte et, surtout, à propos de la nature sentiente, intelligente, aimable et noble des animaux qui sont brutalisés et abattus. Il importe aussi de faire connaître les alternatives, notamment d’expliquer comment adopter un régime végétalien sain et savoureux. Si de tels efforts n’amènent pas les gens à modifier leurs habitudes alimentaires et leurs habitudes d’achat, à soutenir l’adoption de diverses lois, etc., je ne vois pas ce qui le fera.

Ainsi donc, rien n’a changé et tout a changé. Car si mes désirs sont restés les mêmes, ma façon de chercher à les réaliser a connu une transformation radicale. Je reconnais désormais que je ne peux compter ni sur Dieu ni sur la morale pour étayer mes propres préférences. J’ai tout simplement abandonné l’activité consistant à tenter de déduire ce qui doit être de ce qui est [to derive an ought from an is]. Je dois accepter le fait que d’autres personnes ont parfois des préférences opposées aux miennes, même si nous sommes d’accord sur les faits pertinents et que nous raisonnons correctement.

J’ai adopté un point de vue plus pratique : je veux influer sur le monde de façon à ce que mes désirs aient plus de chances de se réaliser. Cela implique d’être un citoyen engagé. Mais il reste beaucoup de place pour les types d’activités et d’engagements qui caractérisent la vie d’un philosophe travaillant dans le domaine de l’éthique. J’ai gardé ma forte préférence pour les interactions dialectiques honnêtes dans un contexte de respect mutuel. J’ai seulement cessé de prendre pour prémisses des raisons morales. Je ne cherche plus à justifier quoi que ce soit. Je propose plutôt des considérations destinées à nous aider à déterminer ce que nous allons faire. J’essaie de motiver les gens à faire des choix informés et réfléchis.

Dans ce processus, mes propres désirs sont susceptibles de changer ; je m’attends à ce qu’ils évoluent vers plus de compassion et plus de respect – pas seulement pour les victimes d'attitudes, comportements ou politiques que j’abhorre, mais aussi pour leurs auteurs. La raison n’en sera pas qu’un dieu, une loi surnaturelle, ou même ma conscience m’aura dit qu’il le faut, que c’est mon devoir, qu’une obligation s’impose à moi. Au contraire, je laisserai ma tête et mon cœur me guider. La morale n’a rien à faire là-dedans.