Résumé : Extraits d’un livre (Animal Liberation Now) et de 6 entretiens (datant de 2022 et 2023) dans lesquels Peter Singer expose sa position sur ce qu’il serait souhaitable de faire afin d’améliorer la condition des animaux sauvages. Singer approuve l’inclusion de ces derniers dans notre sphère de considération morale tout en expliquant pourquoi il donne la priorité aujourd’hui à la lutte contre l’élevage intensif.

Mots-clés : Peter Singer, souffrance des animaux sauvages, bien-être des animaux sauvages, nature, écologie.







Table des matières







1. Un extrait de Animal Liberation Now (paru en mai 2023)

Dans le chapitre 6 de l’édition de 1990 d’Animal Liberation (Footnote: L’édition originale de l’ouvrage remonte à 1975. C’est la version révisée de 1990 qui a été traduite en français et publiée chez Grasset en 1993, puis rééditée en poche dans la Petite bibliothèque Payot en 2012.), l’assistance aux animaux sauvages était déjà abordée, mais de façon plus succincte. Peter Singer évoquait déjà avec approbation des interventions ponctuelles, qu’il illustrait par un exemple de sauvetage de baleines. Il demandait déjà si l’on devrait chercher à faire disparaître les animaux carnivores. Ce bref passage se terminait par ces mots :

On peut donc concevoir que l’intervention humaine puisse améliorer la situation des animaux et soit ainsi justifiable. Mais lorsque nous envisageons un projet comme l’élimination des espèces carnivores, il s’agit d’une toute autre question. À en juger par notre conduite passée, toute tentative de modifier à grande échelle le système écologique fera plus de mal que de bien. Ne fût-ce que pour cette raison, il est juste de dire que sauf dans quelques cas très limités, nous ne pouvons pas et ne devons pas essayer de policer la nature. Nous en faisons assez si nous éliminons les tueries et la cruauté inutiles que nous-mêmes infligeons aux autres animaux. (Peter Singer, La Libération animale, Grasset, 1993, p. 340)

Dans Animal Liberation Now (2023), on trouve à la place du passage résumé ci-dessus, toujours au chapitre 6, le texte dont voici la traduction. Il est précédé de l’intertitre « La souffrance des animaux sauvages ».

Concernant l’inclusion des animaux dans notre sphère de considération morale, l’existence de prédateurs tels que les lions, les tigres ou les loups soulève la question suivante : si nous pouvions les éliminer et ainsi réduire la quantité totale de souffrance dans le monde, devrions-nous le faire ? Au départ, cette question émanait surtout de personnes désireuses de montrer qu’accorder des droits aux animaux conduit à des absurdités (Footnote: Voir par exemple D. G. Ritchie, Natural Rights (Londres : Allen & Unwin, 1894), dont un passage est reproduit dans Regan et Singer, eds., Animal Rights and Human Obligations, 183.). Aujourd’hui, elle est posée par certains défenseurs des animaux.

Une réponse possible est qu’une fois que nous aurons cessé de vouloir dominer les autres animaux, il faudra simplement les laisser tranquilles et ne pas chercher à remplacer notre tyrannie par une forme de despotisme bienveillant. Cette réponse est cependant simpliste et son adoption aurait souvent des conséquences cruelles. Devrions-nous cesser de secourir les animaux qui fuient un incendie ou ne plus tenter d’aider les baleines échouées à regagner l’océan ? Je ne le pense pas. Certes, ces actions interfèrent avec la nature, mais nous ne nous privons pas de le faire lorsque des vies humaines sont menacées par des phénomènes naturels comme les inondations ou les sécheresses.

Il se pourrait qu’il soit justifié d’intervenir dans la nature de façon limitée, lorsque nous avons de solides raisons de penser que cela réduira considérablement la souffrance des animaux sauvages sans faire à long terme plus de mal que de bien. Toutefois, l’élimination des prédateurs ne serait pas le meilleur moyen d’atteindre cet objectif. L’écologiste américain Aldo Leopold, après avoir été un chasseur acharné de loups, finit par réaliser que l’élimination des loups provoquait un accroissement de la population de cervidés et un surpâturage de leur habitat, causant la disparition d’autres espèces (Footnote: Aldo Leopold, « Thinking Like a Mountain », Sand County Almanac (1949 ; réimpression New York : Oxford University Press, 2020).). Au bout du compte, la population de cervidés sera régulée par ses ressources alimentaires, et quand elles seront épuisées, ils mourront de faim et connaîtront souvent une agonie plus longue et pénible que s’ils avaient été tués par un loup.

Bien que l’évocation de la souffrance des animaux sauvages fasse surgir dans notre esprit des images de lions attaquant des zèbres, ni Animal Ethics ni Wild Animal Initiative (les deux principales organisations travaillant sur la question de la souffrance des animaux sauvages) n’apportent leur soutien à des propositions d’élimination de prédateurs. Elles encouragent plutôt le développement de la « biologie du bien-être », un nouveau champ interdisciplinaire dont l’objectif serait d’étudier les facteurs qui affectent la souffrance des animaux vivant à l’état sauvage, et d’évaluer des interventions susceptibles de réduire cette souffrance en ne prenant qu’un risque minime que les conséquences effectives soient négatives (Footnote: L’expression « biologie du bien-être », a été introduite par Yew-Kwang Ng dans son article « Towards welfare biology: Evolutionary economics of animal consciousness and suffering », Biology and Philosophy 10 (3): 255–85 (1995). Voir aussi Catia Faria et Oscar Horta, « Welfare Biology », in Bob Fischer, ed., The Routledge Handbook of Animal Welfare (New York: Routledge, 2019), 455–66; et Asher Sorel et al., « The Case for Welfare Biology », Journal of Agricultural and Environmental Ethics 34:7 (2021).). Certaines de ces interventions seraient faisables dès à présent. Des programmes de vaccination d’animaux sauvages contre des maladies telles que la rage, la tuberculose ou la grippe porcine ont déjà été menés à bien : les vaccins sont insérés dans des aliments que les animaux ingèrent et qui leur sont souvent distribués en les déversant au sol à partir d’avions ou d’hélicoptères. Ces programmes ont été mis en place parce que ces maladies constituaient une menace pour des humains ou des animaux domestiques, mais des techniques similaires pourraient être employées pour réduire la souffrance des animaux affectés. Comme les humains ont déjà transformé les zones urbaines et périurbaines, il se peut que les interventions en faveur des animaux libres y soient jugées plus acceptables que dans les espaces sauvages. On pourrait ainsi mieux comprendre ce qui affecte le bien-être de ces animaux et mieux savoir comment leur venir en aide (Footnote: Catia Faria et Oscar Horta, « Welfare Biology »; voir aussi Catia Faria, Animal Ethics in the Wild (Cambridge: Cambridge University Press, 2022).).

Il y a d’autres choses qu’il serait facile de faire, par exemple protéger les oiseaux en incitant à poser des vitres anticollision (ou en l’imposant dans les zones à fort risque), afin d’éviter que les oiseaux percutent les fenêtres en plein vol. Des milliards de vies seraient sauvées chaque année si on veillait à ce que les chats domestiques ne chassent pas des oiseaux et autres petits animaux. Les feux d’artifice, qui causent un stress sévère et parfois mortel aux animaux sauvages, devraient être interdits là où ces animaux sont nombreux. On devrait exiger que les projets interférant avec la nature, tels que la construction de routes où les brûlages dirigés organisés pour réduire les risques d’incendies de forêt, prennent en compte et minimisent les dommages causés aux animaux. La réglementation s’appliquant aux voitures autonomes devrait imposer qu’elles soient programmées pour éviter dans la mesure du possible de percuter des animaux sauvages, comme elles le sont actuellement pour éviter de percuter les piétons humains. La création de vastes sanctuaires marins interdisant la pêche commerciale et récréative serait peut-être le moyen de réduire la souffrance des animaux sauvages dont la portée serait la plus grande, car la pêche constitue une attaque directe, permanente et à une échelle gigantesque contre des animaux qui vivent en liberté (Footnote: Je suis redevable à Yip Fai Tse, Oscar Horta, Catia Faria et Wild Animal Initiative pour ces suggestions.).

Il est improbable que la prédation soit la principale cause de souffrance des animaux sauvages. Il se peut qu’elle soit surpassée par la multitude de morts qui surviennent chez les espèces qui, contrairement à la nôtre et à beaucoup d’espèces de mammifères et d’oiseaux, ont une progéniture très abondante dont seule une infime fraction atteint l’âge adulte. Une grenouille par exemple peut pondre des milliers d’œufs. Un seul poisson-lune femelle peut pondre jusqu’à 300 millions d’œufs, parmi lesquels quelques millions seront fertilisés et écloront (Footnote: Voir Catia Faria, Animal Ethics in the Wild, p. 84, et les sources qu’elle cite à cet endroit.). La population de ces animaux ne connaît pas une croissance fulgurante, de sorte que nous savons qu’en moyenne à long terme, à peu près deux des petits parviennent à survivre et à se reproduire.

Certains philosophes estiment que cette quantité de morts prématurées signifie qu’au total les animaux sauvages connaissent davantage de souffrance que de bonheur (Footnote: Voir Oscar Horta, « Animal suffering in nature: The case for intervention », Environmental Ethics 39 (3): 261–79 (automne 2017); et Catia Faria, Animal Ethics in the Wild.). Il est difficile de savoir si ce diagnostic pessimiste est exact. Si des têtards naissent dans une flaque d'eau, nagent librement quelques jours, puis meurent lorsque la flaque s'assèche, leur vie comporte-t-elle plus de souffrance que de plaisir ? On peut poser des questions similaires à propos des jeunes poissons qui meurent de faim ou sont dévorés par des prédateurs, ainsi qu’à propos des insectes, mais dans le cas des insectes, s’ajoute l’incertitude concernant leur capacité à souffrir.

Toute proposition destinée à réduire la souffrance des animaux sauvages risque de susciter la crainte que cet objectif n’aille à l’encontre de la préservation de l’environnement naturel. Pourtant, considérer les animaux comme des êtres sentients qui ont un intérêt dans la préservation et l’intégrité de la communauté biotique dans laquelle ils vivent pourrait faciliter, plutôt qu’entraver, la conservation de la nature en nous donnant une perspective différente, moins anthropocentrée, sur ce qui se passe quand on tente de restaurer un système écologique. La connaissance de l’état de santé des animaux et de leur comportement peut nous aider à mieux comprendre les facteurs qui leur permettent de s’épanouir, ou qui au contraire causent leur perte. En outre, comme beaucoup de gens éprouvent de l’empathie pour les animaux sauvages, le fait d’accorder de l’importance à leur bien-être peut amener davantage de personnes à s’impliquer dans la protection de la nature et des animaux (Footnote: Jane Capozelli et al., « What is the value of wild animal welfare for restoration ecology », Restoration Ecology 28: 267–70 (2020).). De plus, les personnes soucieuses de réduire la souffrance des animaux sauvages peuvent se joindre aux efforts déployés par les conservationnistes pour protéger des espèces menacées telles que les éléphants, les rhinocéros, les hippopotames, les tapirs et les grands singes. Ces grands animaux sont herbivores (ou, dans le cas des chimpanzés et bonobos, ont une alimentation principalement végétale). Ils ont peu d’enfants et prennent soin de chacun d’eux. En raison de leur taille, ils ne sont généralement pas attaqués par des prédateurs, à l’exception des humains. Il est plausible que leur qualité de vie soit positive. S’ils disparaissaient, ils seraient sans doute remplacés par des animaux plus petits, plus exposés à la prédation, et qui donc souffriraient probablement davantage. Le fait de nous soucier de la souffrance des animaux sauvages nous donne par conséquent une raison supplémentaire de protéger ces grands herbivores.

2. Extrait d’un entretien avec Jack Hancock (6 mars 2022)

L’intégralité de l’entretien peut être visionnée ici. Le passage traduit ci-dessous se situe entre 20:17 et 44:58. J’ai retenu un extrait de cette interview bien qu’elle soit antérieure à la parution d’Animal Liberation Now parce que Singer y est longuement interrogé sur la souffrance des animaux sauvages.

Juste avant le passage reproduit, il était question du fait que l’augmentation du niveau de vie dans les pays pauvres s’accompagne d’une augmentation de la consommation de viande et d’un essor de l’élevage industriel.

Hancock. L’élevage semble occuper un espace considérable, qui est retiré aux animaux sauvages, si bien qu’il se pourrait qu’il en résulte une diminution gigantesque du nombre d’animaux sauvages qui naissent, ce qui signifie qu’on a une sorte d’enchaînement où la réduction de la pauvreté fait croître l’élevage industriel, ce qui accroît la souffrance des animaux d’élevage, mais réduit considérablement la souffrance des animaux sauvages, de sorte qu’il se pourrait que la souffrance totale diminue dans le monde.

Singer. Vous faites l’hypothèse que les animaux sauvages, et spécifiquement les animaux sauvages que les gens auraient pu manger, ont des vies à solde hédonique négatif, avec plus de souffrance que de bonheur.

Hancock. Je suppose que je n’introduis pas nécessairement cette hypothèse parce que même s’ils avaient des vies à solde hédonique positif, on réduirait quand même leur souffrance s’ils ne naissaient pas, mais je crois qu’on a des arguments sérieux pour soutenir qu’il est plausible que leurs vies soient à solde négatif quand on considère leurs stratégies de reproduction. Vous savez que la plupart d’entre eux ont une progéniture très nombreuse et parmi celle-ci, environ deux individus seulement par parent parviennent à survivre et à se reproduire pour que la population reste stable, donc vous comprenez qu’on arrive à la triste conclusion qu’il semble que la plupart des animaux sauvages meurent dans leur enfance. Et quand on songe à la façon dont ils meurent, de faim ou dévorés par des prédateurs, il semble qu’ils connaissent des épreuves intensément négatives.

Singer. Je suppose que cela vaut pour les animaux dont la stratégie reproductive est d’avoir des douzaines ou des centaines de petits. Oui, il y a des espèces chez lesquelles c’est le cas, et parmi celles que nous mangeons, je suppose que les principales sont des poissons, mais dans ce que je disais précédemment à ce sujet [dans une partie non reproduite de l’entretien où il est question de la viande de brousse], je pensais surtout à des mammifères terrestres et leur stratégie reproductive n’est pas d’avoir beaucoup de petits, en particulier si vous pensez aux grands singes. Je ne suis pas convaincu que ce soit vrai dans tous les cas [que le solde hédonique soit négatif] et même dans le cas des animaux qui ont un grand nombre de petits dont 99,9% meurent dans leur enfance, je ne crois pas que nous puissions être sûrs que leur solde hédonique est négatif. Il l’est sans doute s’ils meurent de faim ou quelque chose comme ça, mais s’ils sont dévorés par un prédateur, peut-être est-ce assez rapide pour ne pas surpasser les plaisirs qu’ils ont connus au début de leur vie.

Hancock. Pour être clair, je dois préciser que ma remarque ne se rapporte pas au fait que des personnes pauvres chassent des animaux sauvages. Je veux simplement dire qu’à mesure que la pauvreté recule et que l’élevage industriel augmente et occupe beaucoup d’espace et de terres, il empêche un nombre astronomiquement élevé d’animaux de naître et, autant que je sache, la plupart des animaux sauvages ont la stratégie reproductive consistant à avoir une progéniture très nombreuse. Je pense que cette question de la souffrance des animaux sauvages est intéressante parce qu’elle a reçu beaucoup moins d’attention que celle de la souffrance des animaux d’élevage. J’aimerais savoir comment vous situez comparativement ces deux sujets en termes d’échelle et d’importance.

Singer. Eh bien, il y a beaucoup d’inconnues à ce propos. Il est vrai que la plupart des animaux ont la stratégie de reproduction consistant à avoir une progéniture nombreuse si on inclut les invertébrés comme les insectes et d’autres. Mais on est moins certains qu’ils soient capables de souffrir. Il se peut qu’ils le soient, c’est une possibilité sérieuse, mais je ne crois pas que nous disposions des connaissances nécessaires pour affirmer que les insectes souffrent. Peut-être certains d’entre eux peuvent-ils souffrir et d’autres non. Il y a tant de sortes d’insectes. Ça c’est un premier point. Un autre point est qu’il me semble que la souffrance prolongée des animaux d’élevage peut surpasser la souffrance de plus courte durée d’un nombre significativement plus élevé d’animaux sauvages, parce qu’on enferme les animaux [d’élevage] pendant des semaines ou des mois, un an ou plus pour les poules pondeuses, quelques années pour les vaches laitières. Dans ces vies qu’ils passent étroitement confinés, ils ne peuvent exprimer aucun de leurs instincts naturels. Par exemple, si vous prenez des poules qui ont été enfermées toute leur vie dans une cage métallique et que vous les posez sur l’herbe, elles prennent des bains de poussière, courent après des insectes et cherchent une sorte de nid pour pondre même s’il n’y avait pas de nid dans leur cage. Donc je pense qu’elles sont vraiment frustrées de ne pas pouvoir agir selon leur instinct. Pour moi, leur vie est une longue souffrance, alors que chez les animaux sauvages qui peuvent connaître une mort pénible, la souffrance tout au long de la vie n’est pas la règle.

Hancock. C’est intéressant. Je suppose que faute de données empiriques sur la vie des animaux, il est difficile de faire ces comparaisons, mais d’après ce que j’ai vu des estimations faites par des gens comme Brian Tomasik, il semble que le nombre d’animaux sauvages, même en excluant les invertébrés, dépasse de beaucoup le nombre d’animaux d’élevage, et si tel est le cas, il semble que même si la souffrance par individu est moindre chez les animaux sauvages que chez les animaux d’élevage – ce dont je doute, mais plaçons-nous dans cette hypothèse – même dans ce cas, si le nombre d’animaux sauvages est effectivement si incroyablement gigantesque, alors ce qu’ils endurent est peut-être à mettre au tout premier rang en termes de quantité de souffrance vécue dans le monde.

Singer. Votre argument selon lequel l’élevage industriel est préférable à la souffrance des animaux sauvages se basait sur l’idée que l’élevage évinçait des animaux sauvages, donc je suppose que vous vouliez parler des animaux terrestres – quoique l’aquaculture supplante peut-être aussi une partie de la vie dans les océans – mais si nous parlons des animaux terrestres, je ne suis pas sûr que les faits que vous invoquez soient exacts. Par exemple, les [types d’] oiseaux qui sont de très loin les plus nombreux sur cette planète sont les poulets, et ils sont dans leur écrasante majorité dans des élevages industriels. Donc, je ne suis pas sûr – vous avez dit laisser de côté les invertébrés – je ne suis pas sûr que la souffrance des vertébrés [sauvages] y compris ceux qui ont la stratégie de reproduction consistant à avoir une progéniture nombreuse surpasse la souffrance des animaux d’élevage.

Hancock. Pour être plus clair, je précise que je ne parlais plus de l’idée que les animaux d’élevage délogent les animaux sauvages, mais plus généralement du fait que la souffrance des animaux sauvages pourrait surpasser celle des animaux d’élevage. Mais je suppose que l’inverse pourrait également être vrai. Plaçons-nous dans cette seconde hypothèse pour les besoins de notre discussion. Je pense que cela n’impliquerait pas que nous devions nous désintéresser de la souffrance dans nature. J’aimerais connaître votre point de vue sur la question de la souffrance des animaux sauvages et savoir si vous pensez que nous devons chercher à leur venir en aide.

Singer. Je pense que nous devons nous en soucier et je suis heureux que des personnes aient commencé à parler de la souffrance des animaux sauvages depuis une ou deux décennies. C’est certainement une bonne chose que nous ne nous en désintéressions pas. Mais il y a un certain nombre de facteurs à prendre en compte. Nous avons déjà parlé de la grande incertitude dans laquelle nous sommes concernant la capacité à souffrir de certaines espèces et sur la question de savoir si le solde hédonique de ces animaux est en moyenne négatif. C’est une des raisons pour lesquelles je ne fais pas de la réduction de la souffrance des animaux sauvages ma cause prioritaire à la différence de ce que je fais pour les animaux d’élevage. Il y a une autre raison à cela, plus politique. Réduire la souffrance des animaux sauvages implique d’intervenir dans les systèmes écologiques naturels. Si nous nous mettons à avancer des propositions d’ampleur dans ce sens, nous allons susciter une forte opposition de la part des Verts et des gens qui s’intéressent à l’écologie. Or ils ont été en général nos alliés dans la défense des animaux. En Australie du moins, je peux assurer que les Verts sont le meilleur parti de tout le spectre politique pour ce qui est des programmes relatifs au bien-être animal et, pour ce que j’en sais, il en va de même en Europe. Donc je pense qu’il serait vraiment regrettable de se mettre à dire : « Ah non ! Les grands adversaires du mouvement animaliste ce sont ces écologistes qui veulent l’extension des parcs naturels, la préservation d’espaces sauvages et qui se battent pour éviter qu’une zone humide soit transformée en parking. » Je ne pense pas que nous voulions nous lancer dans ce genre de batailles. Déjà parce nous perdrions presque certainement, du moins actuellement. Peut-être que dans une vingtaine d’années les gens se soucieront davantage de la souffrance des animaux sauvages, mais pour le moment je crois qu’ils ne s’en préoccupent pas. Je ne pense pas que nous ayons atteint le point où le public est vraiment prêt à considérer que c’est un problème majeur, de la façon dont il est prêt à considérer que l’élevage industriel en est un.

Hancock. Donc vous approuvez l’idée qu’en théorie nous devrions aider les animaux sauvages, mais vous avez quelques réserves en pratique, en particulier en raison du conflit potentiel entre d’un côté le mouvement écologiste et de conservation de la nature et de l’autre les gens qui défendent les animaux en tant qu’individus.

Singer. Oui, et comme je l’ai dit il y a beaucoup d’incertitudes sur la question de la souffrance des animaux sauvages et sur ce qu’il serait bon de faire. Quand vous dites que nous devrions aider les animaux sauvages, vous exprimez des valeurs et convictions auxquelles vous êtes profondément attaché. Mais pour ce qui est de savoir concrètement ce que nous devrions faire pour leur venir en aide et de savoir si on leur rend service en les éliminant sur de vastes territoires, il reste largement matière à débattre.

Hancock. Je pense qu’il y a sans aucun doute des façons d’aider des animaux sauvages, en particulier si on pense à des animaux blessés, ou qui risquent de périr dans des incendies, ou encore qui souffrent terriblement et que nous pourrions euthanasier s’il n’y a aucune chance qu’ils guérissent. Donc, il y a sans conteste des cas où nous savons comment secourir des animaux sauvages. Il est vrai que lorsque l’on envisage des interventions plus ambitieuses, qui amenuiseraient à plus grande échelle la souffrance des animaux sauvages, les choses deviennent un peu plus spéculatives. Avez-vous déjà réfléchi à la façon dont nous pourrions aider les animaux sauvages à plus grande échelle dans le futur ?

Singer. Pas vraiment. Je suppose que plutôt que de se lancer immédiatement dans des interventions, le mieux à faire aujourd’hui serait peut-être de se concentrer sur la recherche afin d’en savoir davantage sur la vie des animaux sauvages, ce qui pourrait permettre de les aider dans le futur.

Hancock. Je suis entièrement d’accord, c’est ce que nous devrions faire. Lorsque je parle de cette question avec des animalistes, beaucoup d’entre eux suggèrent de nous concentrer exclusivement sur la souffrance des animaux d’élevage, parce que ce faisant, nous élargirons le cercle de la considération morale, ce qui bénéficiera aussi aux animaux sauvages. Je suis un peu sceptique à cet égard, mais je me demande ce que vous en pensez.

Singer. Je pense que l’idée d’expansion fonctionne. Quand j’ai commencé à m’intéresser à la question du statut moral des animaux et à ce qui n’allait pas dans notre façon de les traiter, beaucoup de gens disaient : « Ne parlez pas des poulets, les gens n’ont pas de sympathie pour eux, pour l’heure parlez plutôt des vaches et des cochons que les gens aiment davantage. » Cette position a rapidement été abandonnée parce que, malheureusement, les poulets sont les animaux les plus maltraités dans l’élevage industriel, tant par leur nombre que par leurs conditions de vie. Individuellement, ils ne valent pas cher, donc un certain nombre d’entre eux meurent dans des conditions horribles dans les fermes-usines sans que cela n’affecte économiquement les éleveurs, alors que quand il s’agit de vaches ou de cochons, ça commence à compter. Donc nous avons évolué et nous avons parlé des poulets. Néanmoins, les gens continuaient alors à dire : « On ne peut pas vraiment parler des poissons, parce qu’ils sont froids et visqueux, ils ne crient pas, on ne peut pas lire la souffrance sur leur visage, etc., donc les gens ne se préoccuperont jamais beaucoup de ce qu’on fait endurer aux poissons. » Et ça commence à changer maintenant, ce qui est sans conteste un progrès. De grandes organisations se préoccupent sérieusement des poissons et commencent à agir dans ce domaine. Certaines cherchent à améliorer les conditions d’abattage, ce qui n’est encore pas grand-chose, mais pourrait bénéficier aux poissons, donc c’est positif. Et comme vous l’avez mentionné, la Grande-Bretagne et quelques autres pays ont inclus certains crustacés, en général les crabes et les homards, dans leur réglementation sur le bien-être animal. C’est un progrès aussi. Donc, je pense que le cercle de la considération est en train de s’agrandir et que nous nous habituons à l’idée de ne pas y inclure uniquement des vertébrés, mais aussi certains invertébrés, des animaux qui peuvent souffrir et que nous ne devrions pas traiter de certaines manières. Nous finirons un jour par considérer que d’autres invertébrés sont peut-être sentients et qu’il faut nous en soucier aussi.

Hancock. Je suppose que sur le plan de l’efficacité, il est peut-être difficile de déterminer s’il vaut mieux parler directement des animaux que l’on cherche à faire prendre en compte, ou bien prendre comme point de départ d’autres animaux pour qui le public éprouve davantage de sympathie et essayer progressivement d’avancer vers son objectif à partir de là. Pour ce qui est des animaux sauvages, j’ai l’impression que la situation est un peu plus compliquée. Vous avez dit précédemment que les écologistes et conservationnistes sont des sortes d’alliés du mouvement animaliste et du mouvement végane. Je pense que c’est globalement vrai, mais que cela a des effets collatéraux. L’un d’eux est que lorsque les véganes parlent de la souffrance des animaux d’élevage, ils ne le font pas nécessairement d’une façon qui pourrait encourager les gens à étendre leur considération aux animaux sauvages. Par exemple, il semble que la plupart des véganes et animalistes propagent une vision romantique de la nature en faisant comme si une fois libérés de la tyrannie des humains, les animaux allaient vivre dans des conditions idéales. J’entends souvent des animalistes promouvoir le réensauvagement, apparemment sans se soucier le moins du monde de la souffrance des individus qui existeront si on le met en œuvre. Même si vous doutez que la souffrance des animaux sauvages dépasse celle des animaux d’élevage, je suis sûr que vous êtes d’accord pour considérer la première comme un problème d’importance majeure. Et donc, j’ai une question pour vous. Ne trouvez-vous pas regrettable que l’attitude de la plupart des véganes et animalistes soit telle que si les fermes-usines sortaient naturellement de terre, il se mettraient à les idéaliser et voudraient probablement les préserver ?

Singer. Bon, si une chose est sûre, c’est bien que les fermes-usines ne poussent pas naturellement. Elles auraient probablement un peu meilleure allure si c’était le cas. Je n’ai jamais vu une plante qui soit aussi horrible qu’une ferme-usine, ou qui sente aussi mauvais, ou qui attire autant les mouches. C’est une expérience de pensée intéressante, mais elle est à mille lieues de la réalité. Néanmoins, il est vrai que nous idéalisons la nature, ou que beaucoup de gens le font. Pas seulement les véganes. Les chasseurs aussi. Pour certains chasseurs, une partie de l’attrait qu’ils trouvent à chasser, tuer et manger un animal sauvage réside dans l’idée qu’ils sont eux-mêmes une partie de la nature, même s’ils sont en train d’utiliser une puissante arme à feu. Donc, oui, je pense que la tendance à idéaliser la nature est un problème important dans beaucoup de domaines.

Hancock. Pensez-vous que la façon dont beaucoup de défenseurs des animaux parlent des animaux sauvages, en mettant l’accent par exemple sur la santé de l’espèce plutôt que d’adopter l’optique du bien-être de l’animal individuel, en parlant de réensauvagement et de préservation de la nature telle qu’elle est sans intervention humaine, ne pensez-vous pas que cela pourrait être moralement problématique pour parvenir à terme à une situation où nous nous soucierions des animaux sauvages en tant qu’individus ?

Singer. Honnêtement, je ne suis pas sûr que ce soit le cas. Je pense que les gens qui s’intéressent à la nature et aux animaux à l’état sauvage, quand ils le font en profondeur, voient qu’il y a des individus et pas seulement une espèce dont tous les membres seraient semblables, et très souvent, ils se mettent à se soucier des individus. Il y a des exemples de cela, concernant notamment des baleines. Vous savez que les baleines, du moins certaines espèces de baleines, étaient menacées en tant qu’espèces et que des gens ont dû se battre pour qu’elles ne soient pas chassées jusqu’à les mener à l’extinction. Mais il y a beaucoup d’exemples où les gens considèrent les baleines et aussi les orques en tant qu’individus : ceux qu’on libère des parcs d’attractions, l’orque du film Blackfish ou, il y a quelques années, deux baleines qui étaient prises dans les glaces quelque part en Alaska, ou je sais plus exactement où. Les gens étaient vraiment inquiets pour ces deux individus. Donc, oui, je vois que les choses peuvent aller dans des directions différentes, mais j’ai l’espoir que si les gens apprennent à apprécier la nature, ils apprennent aussi à apprécier les animaux individuels qui y vivent, et pas seulement le fait qu’ils appartiennent à une espèce menacée.

Hancock. Nous avons évoqué l’idéalisation de la nature. Avez-vous réfléchi à ce qui explique notre tendance à faire cela ?

Singer. Oh, elle remonte à loin. Dans son essai La Nature rédigé dans les années 1860 ou peut-être 1870, John Stuart Mill dit que le mot « nature » est des plus confus et des plus sujets à de mauvais usages. Les gens ne savent pas vraiment ce qu’ils désignent par ce terme. Parfois ils entendent par « nature » tout excepté les humains, mais il y a un autre sens du mot qui à l’évidence inclut les humains. Cela a des répercussions dans beaucoup de champs différents de l’éthique ainsi que sur les comportements. Par exemple, on a argumenté contre le mariage entre personnes de même sexe en disant que c’était contre nature. C’est probablement ce genre d’usage abusif que Mill avait à l’esprit. Donc oui, je pense que cette notion est trouble et a prêté à confusion depuis très longtemps. Mais je peux comprendre qu’on aspire à être dans la nature. Je dois dire que j’aime moi-même beaucoup cela. Une forêt est un très bel endroit, incontestablement préférable à une ferme-usine. Je vois que vous avez une affiche de montagne derrière vous, c’est très beau aussi – un lieu où l’on a envie d’aller en randonnée.

Hancock. Je suppose que l’un des points que vous soulignez est qu’il est tout à fait arbitraire de qualifier certaines choses de naturelles et d’autres de non naturelles. On pourrait soutenir que les gratte-ciels sont naturels parce que nous avons évolué de façon à les construire. Un autre point est que presque tout ce que nous qualifions de naturel a subi l’influence humaine, que ce soit du fait du changement climatique ou d’une autre manière. Mais vous avez raison, il semble que nous aimions nous trouver dans la nature. Je me demande si nous ne sommes pas totalement déconnectés de ce qu’est la vie que mène un être sentient sauvage. Nous faisons une belle balade et ensuite nous rentrons à la maison, dans nos maisons bien chauffées et confortables, et nous pouvons manger la nourriture que nous voulons. Peut-être que notre déconnexion de la nature a atteint le point où nous ne la voyons plus que comme cette chose charmante et magnifique que nous pouvons visiter. Quand nous pensons aux animaux qui vivent là, cela nous semble très sympa, mais nous ne voyons pas les aspects profondément sinistres de la nature ; nous, nous ne sommes pas dévorés vivants, heureusement.

Singer. Oui, je pense que vous avez raison sur ce point. Nous profitons de la nature en sachant que nous pourrons rentrer à la maison. Si nous sommes pris dans une averse, nous pouvons enlever nos vêtements mouillés et nous sécher, donc il est vrai que nous jouissons de la nature d’une façon très spéciale. Cette vision romantique de la nature a peut-être une ressemblance avec notre vision romantique de la vie des peuples autochtones. Leurs vies peuvent être plus simples et moins stressantes que les nôtres, se dérouler à un certain rythme ; beaucoup d’aspects de leurs cultures sont admirables, mais ils ne disposent pas de beaucoup des choses que nous avons et dont nous ne voudrions certainement pas nous passer entièrement.

Hancock. Une autre question. Quand je parle de la souffrance des animaux sauvages, on me rétorque souvent que puisque les humains n’en sont pas la cause, nous n’avons pas à nous en préoccuper. Je me demande ce que vous pensez de cette objection qui conduit à soutenir que nous ne devrions pas intervenir pour réduire la souffrance des animaux sauvages alors que nous devons agir pour mettre fin à l’élevage industriel.

Singer. Je ne fais pas cette distinction – à savoir qu’il serait mal d’agir de certaines manières, mais qu’il ne serait pas mal de ne pas empêcher certaines choses de se produire. C’est ce que les philosophes nomment parfois la distinction entre les actions et les omissions. Je critique cette distinction quand je dis qu’il est moralement condamnable de ne pas venir en aide aux personnes dans la misère. Dans mon exemple de l’enfant tombé dans une mare et que nous pouvons sauver, simplement en plongeant dans la mare et en abîmant de ce fait les vêtements coûteux que nous portons, j’espère que tout le monde pense qu’il serait mal de ne pas sauver l’enfant. Cependant, nous continuons à penser que ce cas est totalement différent de celui où nous pousserions l’enfant dans la mare afin qu’il s’y noie. Il est vrai que c’est différent sur le plan de nos motivations, mais au bout du compte, dans les deux cas un enfant meurt, que ce soit à cause de notre action ou de notre inaction. Cet enfant aurait pu vivre et le mal réel est qu’il soit mort. Le fait que cela résulte d’une action ou d’une inaction nous apprend peut-être quelque chose sur nous, sur notre personnalité. Mais le fait est qu’une chose vraiment déplorable s’est produite, que ce soit par action ou par omission.

3. Extrait d’un entretien avec Richard Shiffman (23 mai 2023)

L’interview a été réalisée pour le compte du site YaleEnvironment360 (e360), sur lequel on peut la lire dans son intégralité.

e360. Vos écrits portent surtout sur la cruauté envers les animaux d’élevage. Que penser de la destruction d’habitats sauvages qui provoque des extinctions d’espèces ? Ne s’agit-il pas d’une violation aussi grave ou plus grave encore ?

Singer. Les arguments pour la préservation de la biodiversité et contre l’extinction d’espèces sont d’un autre type parce qu’ils ne sont pas centrés sur les animaux en tant qu’individus. Vous avez besoin d’arguments différents pour défendre la biodiversité. Bien sûr, de tels arguments existent. Comme vous l’avez dit, les environnementalistes sont en train de les forger.

e360. Certains écologistes soutiennent qu’il faut donner des droits légaux à des ensembles géographiques tels que des rivières, des montagnes et des écosystèmes. Existe-t-il un fondement éthique justifiant l’extension des droits légaux à de tels systèmes naturels ?

Singer. À mon sens, le fondement éthique réside dans la responsabilité qu’a cette génération de transmettre aux générations futures des choses qui existent depuis des millions d’années. Les détruire relève d’une sorte de vandalisme. De même que les talibans ont à l’évidence commis un acte condamnable en détruisant les bouddhas de Bamiyan, il est condamnable d’endiguer une rivière sauvage. L’argument éthique est très différent quand on parle d’entités qui ne sont pas sentientes et conscientes comme les rivières et les montagnes. Mais j’approuve [I support] les pays qui ont des législations leur reconnaissant des droits.

4. Extrait d’un entretien avec Brandon Keim (25 mai 2023)

Le texte de l’entretien complet a été publié sur le site Nautilus.

Keim. Dans Animal Liberation Now vous parlez un peu de la souffrance des animaux sauvages et de ce qu’ils éprouvent. Cela rejoint le thème de mon propre livre [Meet the Neighbors], et j’ai été amené à réfléchir aux critiques émanant de philosophes de la biologie du bien-être qui estiment que la souffrance prédomine dans la vie des animaux sauvages. Je suis attristé à cette idée. Nous sommes au printemps et c’est merveilleux de se promener le matin et d’être entouré de toute cette vie qui s’agite. Je ne veux pas penser que je porte des lunettes teintées de rose et que ce qui m’apparaît comme une belle matinée est en fait empli de douleur et de souffrance. Mais peut-être ne suis-je qu’un romantique. Quel regard portez-vous sur le vécu subjectif des animaux sauvages ?

Singer. Je ne suis pas aussi pessimiste que certains. J’ai parlé avec quelques-uns des philosophes en question – Oscar Horta, Catia Faria, etc. – et je ne crois pas qu’ils trouvent négatif en soi que vous vous promeniez dans les bois en écoutant les oiseaux. Leur attention se porte sur les animaux dont la progéniture est très nombreuse et dont la majorité des petits ne survivent pas. Et ces auteurs font l’hypothèse que leur mort est douloureuse. Cela dépend en partie de ce que nous pensons de la sentience des insectes. Il m’est arrivé moi-même d’y penser. Par exemple, j’avais chez moi des plants de choux frisés. Je me suis absenté quelque temps et à mon retour des papillons avaient pondu leurs œufs dessus et les plants grouillaient de chenilles. Il était évident qu’elles allaient toutes mourir de faim [une fois les choux dévorés]. On songe alors que si ces chenilles ont mal, si elles souffrent, il se pourrait que le solde hédonique des animaux sauvages soit négatif. Elles sont si nombreuses.

Keim. S’il y avait un moyen de vérifier empiriquement cela, et d’établir par exemple que la souffrance des chenilles s’élève à 10% de la souffrance que nous éprouverions dans des circonstances similaires, il en résulterait que dans beaucoup de cas, les intérêts de ces chenilles – et de tous les autres insectes – surpasseraient les nôtres, du simple fait de leur nombre. Dans cette région, il serait certainement impossible de justifier les déplacements en voiture la majeure partie de l’année. Si les insectes ont un vécu subjectif comparable au nôtre, cela met-il complètement à bas tout votre cadre de pensée ?

Singer. Cela rendrait la vie extrêmement difficile, j’en conviens. Mais je ne pense pas que cela remette en cause le cadre de pensée éthique que j’applique, qui est de chercher à maximiser le bien-être. Ce principe directeur tiendrait toujours.

5. Extrait d’un (autre) entretien avec Jack Hancock (6 juin 2023)

L’entretien intégral peut être visionné ici. Les trois passages traduits ci-dessous se situent entre 7:55 et 10:13 pour le premier, entre 13:01 et 16:03 pour le deuxième, et entre 17:58 et 20:34 pour le troisième.

Hancock. […] D’un point de vue moral, quelle est selon vous la question la plus urgente de notre temps ?

Singer. Sur le plan de l’urgence, c’est clairement le changement climatique. Nous sommes en train de mettre en péril les futures générations d’humains sur cette planète pour qui la vie va être beaucoup plus dure. Et bien sûr, cela concerne aussi des milliards d’animaux non humains. Certaines espèces vont s’éteindre faute de pouvoir s’adapter ou migrer. C’est particulièrement urgent parce que les scientifiques nous disent (même si je crois qu’ils se montent prudents à cet égard) qu’il nous reste au mieux 20 ans pour faire tomber à zéro les émissions [les émissions nettes de GES] et éviter d’atteindre le seuil où le changement climatique échappe à tout contrôle, si tant est que la situation ne soit pas déjà hors de contrôle.

Hancock. À propos des extinctions d’espèces, voyez-vous cela comme un dommage causé aux animaux, aux espèces, ou bien faites-vous une différence entre une optique qui s’intéresse aux espèces et une optique qui s’intéresse au bien-être des animaux individuels ?

Singer. Il y a certainement une différence entre les deux. Les animaux individuels sont conscients et susceptibles de souffrir tandis que les espèces ne le sont pas. Donc dans une optique, si vous avez deux animaux très voisins… par exemple aux États-Unis, les grues blanches sont une espèce menacée tandis que d’autres grues très semblables – que les gens ne distinguent pas forcément des premières – ne sont pas menacées d’extinction. Si vous éliminez quelques centaines de grues blanches, elles ne souffrent pas davantage que si vous éliminiez des grues appartenant à une espèce plus commune. Ce qui est perdu, c’est l’espèce et la biodiversité. Je vois cela comme un éventuel problème pour la stabilité des écosystèmes, encore que lorsque les effectifs d’une espèce ont déjà été sévèrement réduits, leurs effets sur les écosystèmes sont faibles de toute façon. Je vois cela comme une perte pour les générations futures qui ne pourront jamais observer cette espèce. Cela a une certaine importance, mais je suppose que je me préoccupe davantage de la souffrance que de la préservation des espèces.

[Le deuxième extrait ci-dessous s’insère dans une séquence où Jack Hancock a fait basculer la conversation vers le thème de l’intelligence artificielle et vers des perspectives futuristes.]

Hancock. À propos du futur, des futuristes pourraient imaginer des systèmes d’identification automatique super-intelligents, des nanorobots et ce genre de choses, et je pense que cela pourrait être utilisé pour améliorer le bien-être des animaux sauvages et remédier à la souffrance qu’ils connaissent dans la nature. Est-ce une idée à laquelle vous pensez – l’idée d’utiliser la technologie pour réduire la souffrance des animaux sauvages ?

Singer. La souffrance des animaux sauvages me touche. C’est un aspect désolant du monde dans lequel nous vivons qu’une énorme quantité de souffrance vienne s’ajouter à celle que causent les humains, et que le processus de l’évolution ait incorporé à ce monde une telle somme de souffrance. Pour moi, c’est la preuve que l’univers n’a pas été créé par un être omnipotent, omniscient et d’une bonté absolue. Donc, nous pouvons imaginer un monde où nous aurions la confiance et le savoir nécessaires pour rectifier cela, et pour préserver d’une façon ou d’une autre la merveilleuse diversité qu’il y a sur cette planète tout en éliminant la souffrance. Il n’est pas facile de concevoir exactement comment cela pourrait arriver, mais oui, il se pourrait qu’il se produise des choses qui dépassent notre imagination et qui rendent le monde meilleur pour les animaux sauvages.

Hancock. Il semble que si nous nous préoccupons avant tout de la souffrance, alors la souffrance dans la nature et chez les animaux sauvages devient en théorie la question la plus importante et la plus impressionnante de toutes. Êtes-vous d’accord avec ça ?

Singer. La souffrance des animaux sauvages dans la nature pourrait devenir la question la plus importante et la plus pressante de toutes si, premièrement, nous éliminions la souffrance que nous, les humains, infligeons aux animaux et, deuxièmement, si nous trouvions une façon de réduire ou d’éliminer la souffrance des animaux sauvages tout en préservant des valeurs qui existent dans la nature et qui importent à beaucoup de gens. Je ne pense pas qu’on abandonnera l’idée que la préservation des écosystèmes ou la biodiversité sont importants, ni qu’on voudra mettre fin à la souffrance dans la nature en se débarrassant des animaux sauvages. Je pense que ça causerait des problèmes. Mais peut-être trouvera-t-on quelque manière de remédier à la souffrance des animaux sauvages sans en passer par là.

Hancock. Je me demande si c’est d’un point de vue pragmatique que vous préconisez de s’attaquer en priorité à la souffrance que les humains infligent aux animaux plutôt qu’à la souffrance des animaux sauvages, parce que si on raisonne en termes d’échelle, la souffrance des animaux sauvages est très supérieure à celle des animaux d’élevage. (Je ne veux pas dire que la souffrance des animaux d’élevage est négligeable, elle est très importante bien sûr.)

Singer. Je parle en effet d’un point de vue pragmatique : il sera beaucoup plus facile de mettre fin à la souffrance que nous infligeons aux animaux non humains que d’empêcher la souffrance des animaux sauvages. [Fin du deuxième extrait. La question suivante intervient après un passage qui porte sur un autre sujet.]

Hancock. Je me demande si vous avez lu certains écrits de Brian Tomasik et ce que vous en pensez.

Singer. Oui j’ai lu une partie de l’œuvre considérable de Brian il y a quelques années de cela – des essais sur la souffrance des animaux sauvages.

Hancock. Justement, un des nouveaux passages de la version actualisée de votre livre porte sur les animaux sauvages. Pourquoi avez-vous d’abordé cette question et quel genre de choses en dites-vous ?

Singer. J’ai inclus dans le livre une discussion sur la souffrance des animaux sauvages parce que cette discussion existe [chez des défenseurs des animaux]. On a commencé à en parler 10 ou 20 ans après que j’ai écrit La Libération animale et maintenant ce thème est présent. Ne rien en dire eût été laisser entendre que c’est une question sans importance. Je ne veux certainement pas suggérer cela. Je pense que c’est une question importante et en même temps, une fois encore pour des raisons pragmatiques, je pense qu’elle est moins prioritaire que le problème de ce que nous faisons endurer aux animaux.

Hancock. Vous parlez beaucoup du spécisme. Diriez-vous que le rejet du spécisme a des implications beaucoup plus vastes que ce la plupart des gens imaginent, véganes inclus ? Parce que, par exemple, nous admettons tous en théorie que nous avons le devoir d’aider les humains qui souffrent de maladies naturelles comme la malaria. Donc, quand c’est un animal non humain qui est atteint d’une maladie naturelle ou infesté de parasites, si nous ne voulons pas être spécistes, nous avons certainement l’obligation de l’aider aussi. Donc il est spéciste de négliger la souffrance des animaux sauvages.

Singer. Cette attitude est en effet spéciste, mais dans le cas des animaux sauvages nous sommes quelque peu limités par notre [manque de] connaissance des effets de nos interventions sur le système écologique. Des maladies qui causent des souffrances peuvent aussi éviter qu’une espèce ait une population excessive, et que ses membres finissent par mourir de faim après avoir détruit la végétation qu’ils broutent, ce qui est peut-être aussi pénible ou pire que de souffrir de maladies. La nature est un système très compliqué. Nous avons besoin de le comprendre et de découvrir quel genre d’interventions permettent de minimiser la souffrance à long terme, tout en étant compatibles avec d’autres valeurs dont nous pensons, ou dont certains d’entre nous pensent, qu’elles existent dans la nature. En comparaison, la souffrance des animaux d’élevage est un problème auquel il semble très facile de remédier.

6. Extrait d’un entretien avec Tyler Cowen (7 juin 2023)

On peut lire ou écouter l’intégralité de la conversation entre les deux auteurs ici.

Cowen. Dans quelle mesure souhaitez-vous policer la nature ? J’ai soutenu par exemple que nous ne devrions pas dépenser de l’argent dans l’unique but d’aider des carnivores [we should note subsidize carnivores per se]. Nous pouvons protéger des carnivores pour d’autres raisons (Footnote: Dans son article de 1995 « Policing Nature », Cowen donne (p. 172-173) l’exemple d’une situation où l’on voudrait maintenir ou même accroître telle population de prédateurs parce que, dans le cas examiné, et selon un calcul utilitariste, on estimerait que son effet est globalement plus bénéfique que nocif, en évitant la surpopulation des animaux qu’ils chassent, voire en favorisant à long terme la fitness de ces derniers. [NdT]), mais l’idée « Oh ! Nous allons réintroduire des loups dans ce parc national naturel » ne devrait pas être une perspective particulièrement désirable. Qu’en pensez-vous et jusqu’où devrions-nous aller ?

Singer. Votre article « Policing Nature » était intéressant et novateur. Je suis plutôt d’accord avec son contenu. Je pense qu’il est raisonnable de se demander pourquoi on devrait réintroduire des prédateurs. Comme vous l’écriviez, cela peut y avoir des effets sur d’autres animaux et sur des végétaux dans la zone où on les introduit. Mais les réintroduire pour la seule raison qu’ils étaient là autrefois et faisaient jadis partie de l’écosystème ne constitue pas à mes yeux une justification suffisante pour le faire si on sait qu’il en résultera un accroissement de la souffrance de certains animaux proies.

Cowen. Combien devrions-nous dépenser pour tenter de lutter contre [thwart] les prédateurs ?

Singer. C’est une question difficile parce que, là encore, vous devez prendre en compte les conséquences de l’absence de prédateurs. Qu’allez-vous faire de leurs proies ? Vont-elles pulluler et peut-être mourir de faim ou détruire l’environnement d’autres êtres sentients ? Donc, il est difficile de dire combien nous devrions dépenser pour lutter contre les prédateurs. Je pense qu’il y a des questions se rapportant à la réduction de la souffrance des animaux sauvages qui sont plus faciles que celle-là. C’est une question dont nous préoccuperons peut-être un jour, quand nous aurons réduit la quantité de souffrance que nous infligeons aux animaux en général. Elle est loin d’être en tête de liste des moyens à envisager pour réduire la souffrance animale.

Cowen. Que pensez-vous de la crainte assez répandue que si l’on mélange les morales des êtres humains et les morales de la nature, ce sont les morales de la nature qui l'emporteront ? La nature est si vaste, si peuplée et si féroce. Les êtres humains sont relativement peu nombreux et fragiles. Si l’éthique de la nature devient l’éthique dominante, le mélange en lui-même est dangereux, les êtres humains finissent par penser : « La prédation, c’est très bien, c’est la nature qui veut ça. » Et alors ils se font des choses terribles les uns aux autres.

Singer. C’est ce que vous entendez par « morales de la nature » ? Je n’étais pas sûr d’avoir compris le sens de votre phrase. Vous voulez parler de la morale que nous attribuons à la nature ?

Cowen. « Les dents et les griffes rouge sang [Red in tooth and claw] ». Si nous pensons que cela nous concerne, ne finissons-nous pas par adopter cette morale, qui l’emporte alors sur la nôtre ? Beaucoup de gens détestables ont invoqué la nature au cours de l’histoire : « La nature fonctionne ainsi. C’est tout simplement ce que je fais moi aussi. Ça fait partie de la nature. C’est à peu près acceptable. » Comment éviter cette série de glissements ?

Singer. D’accord, c’est un mauvais argument et il faut expliquer pourquoi il est mauvais, expliquer que nous ne voulons pas suivre la nature. Ce n’est pas parce que la nature fait quelque chose que nous devons l’imiter. Il peut s’agir d’une chose que nous devons combattre, et le fait est que nous nous opposons à la nature de bien des manières. Il est possible que la guerre fasse partie de la nature humaine. Pourtant, quand une guerre éclate, nous le déplorons. Nous essayons d’avoir des institutions qui empêchent les guerres. Je pense qu’une grande partie de nos activités consiste à lutter contre la façon de faire de la nature, et non à l’imiter.

Cowen. Mais si les humains font partie intégrante de la nature, et si notre contrôle optimal de la nature laisse en place 99,9999% de la prédation – nous n’y pouvons rien dans la plupart des cas – est-il si irrationnel de conclure : « Bon, cette prédation doit être acceptable. C’est l’état naturel du monde. Le mieux que nous parvenions à faire est de la laisser en place à 99,99999%. » Comment faire pour éviter cet état d’esprit ?

Singer. Je pense que nous pouvons éviter cet état d’esprit parce que nous n’avons pas le choix entre laisser la prédation en place ou non. Nous ne pouvons que regretter qu’elle existe. Je regrette que la nature fonctionne de cette manière. Je pense que c’est un argument très puissant contre l’idée que le monde a été créé par un être omnipotent, omniscient et d’une absolue bonté. Cela semble tout simplement impossible au vu du fonctionnement de la nature. Mais c’est dans ce monde-là que nous vivons.

7. Extrait d’un entretien avec Joe Walker (20 septembre 2023)

On peut écouter l’entretien ou en lire la transcription intégrale ici.

Walker. Si l’on accepte de suivre jusqu’au bout la logique utilitariste [If we bite the utilitarian bullet], pourquoi se soucier uniquement des animaux prisonniers des humains ? Brian Tomasik soutient que nous devons également abolir la souffrance des animaux sauvages. Êtes-vous d’accord avec lui ?

Singer. « Abolir » est un terme fort. Je suis d’accord pour dire que nous devons chercher à réduire la souffrance des animaux sauvages. C’est une des différences entre Animal Liberation Now et la première édition d’Animal Liberation. À l’époque, je n’avais pas parlé de la souffrance des animaux sauvages. J’aurais trouvé farfelu et bizarre d’aborder ce sujet alors que nous faisons subir de telles horreurs aux animaux dans les fermes-usines, les laboratoires, les fermes à fourrure, les cirques et tant d’autres endroits.

Mais maintenant, il y a un certain nombre de philosophes comme Brian, Oscar Horta ou Catia Faria, dont les travaux portent sur les animaux sauvages, sur ce que nous pourrions faire pour réduire leur souffrance et sur nos devoirs envers eux. C’est devenu un domaine d’étude assez important au sein de l’éthique animale. J’ai donc senti que je devais dire quelque chose à ce sujet. Ce que je dis, c’est qu’il y a beaucoup de choses que nous pouvons faire pour réduire la souffrance des animaux sauvages, des choses qui sont relativement simples et qui ne prêtent pas autant à controverse que l’idée « Les prédateurs causent des souffrances. Donc, il faut éliminer les prédateurs, comme ça la souffrance diminuera… ». Cette proposition est à l’évidence des plus propices à attiser les polémiques. D’abord parce qu’il se pourrait que les conséquences ne soient pas positives – il se pourrait que l’élimination des loups condamne les cervidés à mourir de faim après avoir surpâturé leur habitat. Mais aussi parce qu’on se heurterait aux écologistes qui veulent préserver les écosystèmes (lesquels dépendent des prédateurs). Eux ne veulent éliminer aucune espèce, et surtout pas des prédateurs emblématiques comme les loups, les tigres ou les lions. Je ne pense certainement pas que le mouvement animaliste devrait se mettre dans une situation où il entre dans une sorte de conflit frontal avec ces écologistes, parce que tant les écologistes que les animalistes sont des minorités. Et je pense que nous avons beaucoup en commun, par exemple, la lutte contre l’élevage industriel. Donc, je pense que nous ne devons pas aller sur ce terrain [l’élimination des prédateurs]. Mais il reste un certain nombre de choses que nous pouvons faire.

Walker. Quelle est la politique la plus efficace que nous pourrions mettre en œuvre pour réduire la souffrance des animaux sauvages ?

Singer. La première chose à faire est d’arrêter de manger du poisson, parce que la grande majorité des poissons que nous mangeons sont des animaux sauvages. Et si nous mangeons des poissons carnivores d’élevage comme les saumons, nous causons encore plus de morts chez les animaux sauvages parce que les chalutiers pêchent des poissons de faible valeur pour en faire de la farine qui sert à nourrir les saumons. Donc, quand vous achetez un saumon d’aquaculture, ce n’est pas seulement ce poisson-là que vous tuez. Vous tuez quelque chose comme 90 poissons, d’après ce que j’ai lu. Je ne me souviens pas du chiffre exact, mais le nombre de poissons tués pour nourrir un seul saumon est étonnamment élevé.

Walker. Quelles autres politiques envisager, mis à part cette question de la pêche ?

Singer. Il y a différentes choses qu’on peut faire, dont certaines coïncident exactement avec ce que souhaitent les écologistes. Les chats tuent un grand nombre d’animaux sauvages. Il y a des gens qui disent : « Oh non, mes minous n’iraient jamais chasser dehors ! » Mais quand vous les équipez d’une petite caméra, et que vous leur laissez la possibilité de sortir, vous voyez que même les plus doux des chats sortent et tuent. Donc garder ses chats à l’intérieur, la nuit du moins si ce n’est en permanence, est une chose très simple à faire. Il faudrait aussi chercher à résoudre le problème des chats férals. Si l’on s’efforçait d’éviter qu’il y ait des chats férals, on réduirait la souffrance animale et on préserverait davantage d’espèces.

Walker. Je suppose que vous connaissez le « Shrimp Welfare Project ». C’est devenu une sorte de mème dans le milieu de l’altruisme efficace. Si ce projet tourné vers le bien-être des crevettes marche bien, peut-être serons-nous en mesure un jour d’entretenir des trillions de crevettes vivant dans une extrême félicité. Dans quelle mesure devrions-nous faire cela plutôt que d’investir dans le bien-être des humains ?

Singer. Il faut d’abord supposer que les crevettes peuvent être heureuses, c’est-à-dire qu’elles sont sentientes. En fait, le terme « crevette » ne renvoie à aucun ordre biologique naturel. Il englobe des espèces complètement différentes. Certaines de ces espèces sont peut-être composées d’êtres conscients et sentients. Le Royaume-Uni a récemment adopté une loi sur la sentience animale qui va au-delà des vertébrés et qui inclut les céphalopodes, donc les pieuvres (ceux qui ont vu La Sagesse de la pieuvre seront certainement d’accord pour dire que les pieuvres sont sentientes), mais aussi les décapodes, dont font partie les homards et les crabes, et il me semble certaines espèces de crevettes, mais pas toutes. Donc peut-être que certaines crevettes sont sentientes et d’autres pas. Pour mener à bien le projet concernant des crevettes, nous ferions bien de déterminer lesquelles le sont.

Mais être sentient c’est une chose. Cela signifie qu’on peut ressentir la douleur. Est-ce que ça implique qu’on peut aussi atteindre la félicité absolue ? Je ne sais pas. Et j’ignore comment on pourrait faire pour savoir si les crevettes peuvent atteindre la béatitude. Mais je suppose qu’on peut considérer cela comme un exemple hypothétique. Supposons qu’il existe des crevettes qui peuvent connaître un état d’extrême félicité. Devrions-nous en élever un grand nombre et le faire dans une certaine mesure au détriment de l’amélioration de la vie des humains ? Eh bien, oui, je suis prêt à suivre la logique utilitariste jusqu’au bout. Si nous avons des raisons de croire les crevettes capables de vivre dans la béatitude, c’est cela qu’il faut faire.

Note de la traductrice

Parmi les interviews données par Peter Singer après la publication d’Animal Liberation Now, j’en ai repéré deux de plus au cours desquelles il est question de nos rapports avec les animaux sauvages ou avec la nature. Il m’a semblé en visionnage rapide que Singer n’y exprimait pas d’idées autres que celles déjà présentes dans les extraits traduits ci-dessus. Il s’agit de ces deux entretiens : une conversation avec Jamie Woodhouse (23 mai 2023) et une conversation avec Rhys Lindmark (29 mai 2023) (Footnote: Il est possible qu’il y ait encore d’autres interviews de 2023 dans lesquelles Singer s’exprime sur le thème des animaux sauvages et qu’elles m’aient échappé.).

Je précise m’en être tenue dans ce billet à rapporter des extraits d’interventions récentes de Singer. Il faut savoir toutefois que l’attention qu’il porte aux écrits d’éthique animale relatifs aux animaux sauvages, ou à des pratiques et notions valorisées par des écologistes, ne date pas d’hier. On peut s’en convaincre en écoutant cette conference donnée au High Meadows Environmental Institute le 15 novembre 2016 intitulée « The Suffering of Wild Animals: Should we do anything about it, and if so, what? ».

Bons visionnages complémentaires !







Notes

Notes :