Résumé : Mill se livre à un examen critique de l’idée « ce qui est naturel est bon » et des doctrines qui préconisent de se conformer à la nature afin de bien agir. Voici le résumé qu’il fournit lui-même, à la fin de son essai, des conclusions auxquelles il est parvenu :
« Le mot "nature" a deux sens principaux : il désigne soit le système entier des choses, avec l’ensemble de leurs propriétés, soit les choses telles qu’elles seraient en l’absence d’intervention humaine.
Dans le premier sens, la doctrine selon laquelle l’homme doit suivre la nature est absurde, car l’homme ne peut rien faire d’autre que cela, puisque toutes ses actions reposent sur des lois la nature, physiques ou mentales, et obéissent à ces lois.
Dans le second sens du mot, la doctrine selon laquelle l’homme doit suivre la nature — ou, en d’autres termes, la doctrine selon laquelle il doit prendre le cours spontané des choses pour modèle de ses actions volontaires — est à la fois irrationnelle et immorale.
Irrationnelle, parce que toute action humaine consiste à altérer le cours spontané de la nature, et toute action utile à l’améliorer.
Immorale, parce que le cours des phénomènes naturels étant rempli de tous les événements qui, lorsqu’ils résultent de l’action humaine, méritent le plus d’inspirer la répulsion, quiconque s’efforcerait par ses actes d’imiter le cours naturel des choses serait universellement considéré comme le plus mauvais des hommes.
Le plan de la nature, considéré dans son ensemble, ne peut pas avoir eu pour seul, ni même pour principal objet le bien des êtres humains ou des autres êtres sentients. Le bien qu’il leur procure résulte principalement de leurs propres efforts. Tout ce qui dans la nature indique une intention tournée vers le bien, prouve que cette Bonté n’est armée que d’un pouvoir limité. Le devoir de l’homme est de coopérer avec les pouvoirs bienfaisants, non pas en imitant le cours de la nature, mais en s’efforçant sans cesse de le corriger, et de rendre cette part de la nature sur laquelle il peut exercer un contrôle plus conforme à une norme élevée de justice et de bonté. »

Mots-clés : John Stuart Mill, nature, appel à la nature, droit naturel, théologie, éthique






Les mots « nature », « naturel » et tous ceux qui en dérivent ou s’y rattachent par l’étymologie, ont de tout temps tenu une grande place dans les idées et exercé une grande influence sur les sentiments du genre humain. Cela ne doit pas nous surprendre quand nous considérons ce que ces mots représentent dans leur signification première et la plus évidente ; mais on peut regretter qu’un ensemble de termes qui joue un si grand rôle dans la spéculation morale et métaphysique ait reçu tant d’acceptions s’écartant du sens initial, tout en lui restant suffisamment proches pour prêter à confusion. Ainsi ces mots ont été inextricablement mêlés à une foule de notions étrangères, formant avec elles des associations d’idées si puissantes et tenaces pour la plupart, qu’ils en sont venus à éveiller et à symboliser des sentiments que ne justifiait en rien leur signification première, et qui ont fait d’eux une des sources les plus abondantes de faux jugements esthétiques, de fausses philosophies, de fausse moralité et même de mauvaises lois.

La principale application de la méthode socratique (elenchus), telle que nous la trouvons pratiquée et perfectionnée chez Platon, consiste à disséquer les vastes abstractions de cette espèce, à établir une définition précise de leur signification (qui n’apparaît qu’obscurément dans l’usage courant), et à examiner les maximes et opinions communes dans lesquelles elles interviennent. Il est dommage que parmi les exemples instructifs de ce genre de recherches que Platon nous a laissés, et auxquels la postérité est si redevable dans tous les domaines où ils lui ont apporté quelque lumière, il ne nous ait pas légué un dialogue De la nature. Si l’idée à laquelle renvoie le mot « nature » avait fait l’objet de son analyse rigoureuse, et que les lieux communs où il figure avaient été soumis à l’épreuve de sa puissante dialectique, il est probable que ses successeurs ne se seraient pas précipités, comme ils le firent, dans des formes de pensée et de raisonnement dont l’usage fallacieux de ce terme formait la pierre angulaire, énonçant des sophismes dont Platon lui-même était absolument exempt.

Selon la méthode platonicienne, qui reste l’archétype de ce genre de recherches, la première chose à faire face à un terme aussi vague est d’établir avec précision ce qu’il signifie. Une autre règle de cette méthode veut que le sens d’une abstraction soit cherché dans le concret, celui d’un universel dans le particulier. Pour appliquer cette démarche au mot « nature », il faut d’abord se demander ce qu’on entend par la nature d’un objet particulier, comme le feu, l’eau, telle plante ou tel animal. Il s’agit évidemment de l’ensemble ou de la somme de ses pouvoirs ou propriétés, c’est-à-dire la manière dont il agit sur les autres choses (y compris les sens de l’observateur) et la manière dont les autres choses agissent sur lui ; ce à quoi il convient d’ajouter, dans le cas d’un être sentient, sa propre capacité à éprouver des sensations et émotions ou à être conscient. Par « nature d’un objet » on entend tout cela : sa faculté de manifester des phénomènes saisie dans son intégralité. Et puisque les phénomènes manifestés par un objet, si différents soient-ils selon les circonstances, sont toujours les mêmes dans des circonstances identiques, on peut les décrire par des énoncés généraux appelés lois de la nature de cet objet. Par exemple, une loi de la nature de l’eau est de bouillir à 100 degrés Celsius sous la pression moyenne de l’atmosphère au niveau de la mer.

De même que la nature d’un objet donné est l’ensemble de ses pouvoirs et propriétés, la nature, au sens abstrait, est l’ensemble des pouvoirs et propriétés de tous les objets. Le mot « nature » désigne la somme de tous les phénomènes, ainsi que les causes qui les produisent, englobant non seulement tout ce qui advient, mais tout ce qui pourrait advenir ; car les facultés inemployées des objets participent tout autant de l’idée de nature que celles qui entrent en action. Comme tous les phénomènes qui ont été suffisamment étudiés se sont avérés survenir avec régularité, chacun étant associé à des conditions déterminées, positives ou négatives qui, lorsqu’elles sont réunies, provoquent invariablement leur apparition, on a réussi à établir, soit par l’observation directe, soit par des raisonnements fondés sur l’observation, les conditions d’apparition de nombreux phénomènes. Les progrès de la science reposent principalement sur la détection de telles conditions. Une fois découvertes, elles peuvent être énoncées sous la forme de propositions générales, appelées lois du phénomène particulier, ou encore, plus généralement, « lois de la nature ». Par exemple, le fait que tous les objets matériels s’attirent l’un l’autre selon une force proportionnelle à leur masse et inversement proportionnelle au carré de leur distance est une loi de la nature. La proposition selon laquelle l’air et la nourriture sont nécessaires à la vie animale — si elle est vraie sans exceptions comme il y a tout lieu de le croire — est aussi une loi de la nature, bien que le phénomène dont elle rend compte soit particulier et non pas universel comme celui de la gravitation.

Le mot « nature » est donc, dans son acception la plus simple, un nom collectif pour tous les faits survenus et possibles, ou (plus exactement) une façon de désigner la manière, en partie connue et en partie inconnue, dont toutes les choses se passent. Car le mot n’évoque pas tant les innombrables détails des phénomènes que la conception globale de leur mode d’existence que pourrait former un esprit qui en aurait une connaissance parfaite, conception qui est le but vers lequel la science tend à s’élever par des degrés successifs de généralisation à partir de l’expérience.

Voilà donc une définition correcte du mot « nature ». Mais cette définition correspond seulement à l’une des acceptions de ce terme ambigu. À l’évidence, elle ne s’applique pas à certaines utilisations de ce mot dans le langage courant. Par exemple, elle ne s’accorde nullement avec cette façon usuelle de parler qui oppose la nature à l’art, le naturel à l’artificiel. Car, dans le sens du mot « nature » qui vient d’être défini — et qui est son véritable sens scientifique — l’art relève tout autant de la nature que n’importe quoi d’autre, et tout ce qui est artificiel est naturel. L’art ne possède pas de pouvoirs indépendants qui lui soient propres : il n’est que l’emploi des pouvoirs de la nature en vue d’une fin. Les phénomènes produits par l’homme ne dépendent pas moins des propriétés des forces élémentaires, ou des substances élémentaires et de leurs composés, que ceux qui surviennent sans son intervention. Les forces réunies du genre humain tout entier ne pourraient pas créer une seule nouvelle propriété de la matière en général ou de l’une quelconque de ses variétés. Tout ce que nous pouvons faire, c’est tirer parti des propriétés que nous découvrons pour parvenir à nos fins. Un navire flotte en vertu des mêmes lois de pesanteur et d’équilibre qu’un arbre déraciné par le vent et précipité dans l’eau. Le blé que l’homme cultive pour se nourrir, pousse et produit son grain en vertu des mêmes lois de végétation qui font fleurir et fructifier le rosier sauvage et le fraisier des montagnes. Une maison tient debout et fait corps en vertu des propriétés naturelles, du poids et de la cohésion des matériaux qui la composent. Une machine à vapeur fonctionne grâce à la force expansive naturelle de la vapeur qui exerce une pression sur une partie d’un système, pression qui, en vertu des propriétés mécaniques du levier, se transmet de cette partie à une autre, où elle soulève un poids ou écarte un obstacle mis en contact avec elle. Dans ces cas, comme dans toutes les autres opérations artificielles, la fonction de l’homme, ainsi qu’on l’a souvent remarqué, s’inscrit dans d’étroites limites : elle se borne à déplacer les choses. Nous déplaçons les objets et, ce faisant, nous mettons en contact des choses qui étaient séparées, ou en séparons d’autres qui étaient en contact, et du simple fait de ce déplacement, des forces naturelles qui étaient au repos se trouvent mises en mouvement et produisent l’effet désiré. La volonté qui forme le dessein, l’intelligence qui conçoit le moyen de l’atteindre et la force musculaire qui l’exécute sont elles-mêmes des forces de la nature.

Il s’avère donc que nous devons reconnaître au moins deux sens principaux au mot « nature ». Dans l’un, il désigne toutes les forces existant dans le monde extérieur ou intérieur et tout ce qui se produit sous l’action de ces forces. Dans l’autre, il désigne non pas tout ce qui arrive, mais uniquement ce qui arrive sans l’intervention de l’homme, ou sans l’intervention volontaire et intentionnelle de l’homme. Cette distinction est loin d’épuiser les ambiguïtés de ce mot, mais elle est la clé de la plupart de celles dont découlent d’importantes conséquences.

Tels étant donc les deux sens principaux du mot « nature », lequel des deux retient-on (ou retient-on les deux à la fois ?) quand ce mot et ses dérivés sont employés pour véhiculer des idées d’éloge, d’approbation ou même d’obligation morale ?

Car à toutes les époques, il a servi de support à de telles idées. Naturam sequi (Footnote: L’adage Naturam sequi signifie « suivre la nature ». Il prescrit d’imiter la nature, de s’y conformer, ou de lui obéir. (NdT)) était le principe moral fondamental de beaucoup d’écoles philosophiques parmi les plus admirées. Chez les Anciens, surtout à la période de déclin des conceptions de l’Antiquité [in the declining period of ancient intellect and thought], c’était l’épreuve à laquelle étaient soumises toutes les doctrines éthiques. Les stoïciens et les épicuriens, bien qu’irréconciliables sur tout le reste, s’accordaient sur un point : les uns comme les autres se sentaient tenus de prouver que leurs règles de conduite respectives étaient des commandements de la nature. Sous leur influence, les jurisconsultes romains, lorsqu’ils tentaient de systématiser la jurisprudence, mettaient en tête de leurs commentaires un certain jus naturale (Footnote:  Jus naturale : droit naturel. (NdT) ); « quod natura, dit Justinien dans ses Institutes, omnia animalia docuit (Footnote: Quod natura omnia animalia docuit : ce que la nature a enseigné à tous les êtres vivants. (NdT)) ». Comme les théoriciens modernes du droit et de la philosophie morale ont généralement pris pour modèle les jurisconsultes romains, les traités sur la prétendue « loi naturelle » [Law of Nature] se sont mis à proliférer et l’invocation de cette loi comme règle suprême et critère ultime s’est répandue dans la littérature. Les théoriciens du droit international ont fait plus que tous les autres pour propager ce style de considérations éthiques. Comme ils n’avaient aucun droit positif à commenter, et qu’ils étaient néanmoins désireux de revêtir de l’autorité de la loi, autant que faire se peut, les opinions les plus courantes en matière de morale internationale, ils s’attachèrent à trouver cette autorité dans le code imaginaire de la nature. La théologie chrétienne, à l’apogée de son influence, fit quelque obstacle, sans pour autant opposer une résistance complète, aux modes de pensée qui faisaient de la nature le critère de la morale car, selon la croyance de la plupart des confessions chrétiennes (bien que ce ne fût certainement pas celle du Christ), l’homme est mauvais par nature. En réaction contre cette doctrine, les moralistes déistes proclamèrent presque unanimement la divinité de la nature et érigèrent ses préceptes imaginaires en règles impératives de conduite. L’appel à ce prétendu critère constitue l’ingrédient principal des idées et de la sensibilité mises en vogue par Rousseau, lesquelles ont largement pénétré l’esprit moderne, y compris dans les milieux qui se réclament du christianisme. Les doctrines du christianisme se sont de tout temps amplement adaptées à la philosophie dominante, et le christianisme contemporain a emprunté beaucoup de sa couleur et de sa saveur au déisme sentimental. De nos jours, on ne saurait dire que la nature, ou tout autre critère, est utilisée comme autrefois pour en inférer des règles de conduite d’une précision juridique, avec la volonté d’étendre leur application à tous les domaines de l’action humaine. Il est rare que nos contemporains appliquent les principes d’une façon aussi scrupuleuse ou qu’ils fassent preuve d’une fidélité aussi absolue à un critère quelconque. Ils recourent plutôt à un mélange de critères divers, attitude peu propice à la formation de solides convictions morales, mais qui s’avère assez commode pour ceux qui bâtissent leurs opinions morales à la légère, puisqu’elle leur fournit une plus grande somme d’arguments pour défendre la doctrine du moment. Peut-être ne trouverait-on personne aujourd’hui qui, à l’image des anciens théoriciens des institutions, adopte comme fondement de l’éthique la prétendue loi naturelle et qui cherche à bâtir un raisonnement cohérent sur cette base. Pourtant, le mot « nature » et ses dérivés comptent encore parmi ceux qui jouissent d’une grande autorité dans l’argumentation morale. Le fait qu’une façon de penser, de sentir ou d’agir soit « conforme à la nature » est habituellement considéré comme un puissant argument pour la juger bonne. Si l’on peut soutenir avec quelque apparence de raison que « la nature commande » quelque chose, la plupart des gens estiment qu’il convient d’obéir. Inversement, on croit qu’il suffit de déclarer une chose contraire à la nature pour rejeter toute prétention à la tolérer ou à l’excuser : l’expression « contre-nature » n’a jamais cessé d’être l’une des formules de blâme les plus énergiques que contienne la langue. Même si les personnes qui emploient de telles expressions se soustraient à la responsabilité d’énoncer un principe quelconque définissant le critère de l’obligation morale, elles recourent bien à un tel principe, lequel ne diffère pas essentiellement de celui que les penseurs plus cohérents d’un temps où l’on travaillait davantage prenaient pour base de leurs traités systématiques sur le droit naturel.

Faut-il voir dans ces façons de parler un autre sens du mot « nature » distinct des précédents ? Ou bien peut-on les rattacher par quelque lien rationnel à l’un des deux sens déjà évoqués ? À première vue, il semblerait que nous ne puissions pas nous dispenser de reconnaître qu’il y a ici une nouvelle cause d’ambiguïté de ce mot. Toute recherche porte soit sur ce qui est, soit ce qui doit être. La science et l’histoire appartiennent à la première catégorie ; l’art, la morale et la politique à la seconde. Mais les deux sens du mot « nature » que nous avons repérés plus haut ont en commun de se rapporter uniquement à ce qui est. Dans le premier sens, ce terme désigne l’ensemble de ce qui est. Dans le second sens, il désigne ce qui est de façon autonome, sans intervention humaine volontaire. Pourtant, l’emploi du mot « nature » dans le domaine éthique semble révéler un troisième sens, selon lequel la nature ne désigne pas ce qui est mais ce qui doit être : un sens dans lequel elle tient lieu de règle ou de critère de ce qui doit être. Un instant de réflexion nous convaincra toutefois qu’il n’y a pas réellement d’ambiguïté et que nous n’avons pas affaire à un troisième sens du mot. Ceux qui érigent la nature en modèle à suivre n’entendent pas avancer une proposition d’ordre purement terminologique ; ils ne veulent pas dire que le modèle, quel qu’il soit, devrait être appelé « nature » ; ils croient apporter une information sur le contenu effectif du modèle. Ceux qui disent qu’il faut agir conformément à la nature ne veulent pas simplement exprimer le truisme que nous devons faire ce que nous devons faire. Ils pensent que le mot « nature » désigne un critère extérieur permettant de déterminer ce que nous devons faire. S’ils posent comme règle de ce qui doit être, un mot dont la signification correcte dénote ce qui est, c’est que, de façon claire ou confuse, ils croient que ce qui est constitue la règle et le modèle de ce qui doit être.

L’étude de cette opinion fait l’objet du présent essai. Nous nous proposons d’examiner la validité des doctrines qui font de la nature un critère du juste et de d’injuste, du bien et du mal, ou qui d’une manière ou à un degré quelconque approuvent ou jugent méritoires les actions qui suivent, imitent ou obéissent à la nature. La discussion préalable de la signification des termes était une introduction indispensable à cette recherche. La langue est comme l’atmosphère de la philosophie ; il faut la rendre transparente si l’on veut y voir les choses dans leur forme et leur position véritable. Dans le cas qui nous occupe, il est nécessaire de se prémunir contre une cause d’ambiguïté supplémentaire qui, bien qu’elle saute aux yeux, a parfois égaré les esprits les plus sagaces, et dont il est bon de prendre acte séparément avant de poursuivre. Il n’est pas de mot plus communément associé à celui de « nature » que le mot « loi », et il est indéniable que ce dernier a deux sens : dans l’un il désigne une partie précise de ce qui est, dans l’autre, de ce qui doit être. Nous parlons de la loi de la gravitation, des trois lois du mouvement, de la loi des proportions définies dans les combinaisons chimiques, des lois de la vie des êtres organisés : toutes sont des parties de ce qui est. Nous parlons aussi des lois pénales, des lois civiles, des lois de l’honneur, de la loi de la véracité, des lois de la justice : toutes sont des parties de ce qui doit être, ou des suppositions, des sentiments ou des prescriptions d’une personne touchant à ce qui doit être. Les lois du premier type, comme les lois du mouvement ou de la gravitation, ne sont rien d’autre que les régularités observées dans l’apparition des phénomènes, dont certaines sont des rapports uniformes d’antériorité et de postériorité et d’autres des rapports uniformes de concomitance. C’est ce qu’on entend par lois de la nature dans les sciences, et même dans le langage courant. Les lois dans l’autre sens sont les lois d’un pays, les lois du droit international [law of nations] ou les lois morales, parmi lesquelles, comme on l’a déjà noté, des jurisconsultes et des publicistes ont glissé une chose qu’ils jugent pertinent d’appeler « loi naturelle ». On ne peut trouver de meilleur exemple de la tendance à confondre les deux sens du mot « loi » que dans le premier chapitre de Montesquieu (Footnote: Mill fait référence au traité De l’esprit des lois, paru en 1748. (NdT)), où il remarque que le monde matériel a ses lois, que les animaux inférieurs ont les leurs, et que l’homme a les siennes, et où il attire l’attention sur le fait que les lois des deux premiers groupes sont observées de façon beaucoup plus stricte que celles du dernier, comme s’il y avait une incohérence et un paradoxe à ce que les choses soient toujours ce qu’elles sont tandis que les hommes ne sont pas toujours ce qu’ils doivent être. Une confusion d’idées similaire règne dans les textes de M. George Combe, d’où elle s’est répandue dans une vaste région des écrits à grande diffusion, si bien que nous lisons sans cesse des injonctions à obéir aux lois physiques de l’univers, comme si elles étaient obligatoires dans le même sens et de la même manière que les lois de la morale. L’emprise qu’exerce sur les esprits l’idée d’une relation étroite, sinon d’une identité absolue, entre ce qui est et ce qui doit être (idée dont témoigne l’usage du mot « nature » dans le domaine éthique), provient en partie de l’habitude que l’on a de désigner ce qui est par l’expression « lois de la nature » alors que le même mot « loi » s’emploie aussi de façon plus familière et plus appuyée pour exprimer ce qui doit être.

Lorsqu’on affirme, ou qu’on laisse entendre, qu’il faudrait se conformer à la nature, ou obéir à ses lois, faut-il comprendre le mot « nature » dans son premier sens, c’est-à-dire tout ce qui est — les pouvoirs et les propriétés de toutes les choses ? Mais dans cette acception, recommander d’agir selon la nature est superflu, puisque nul ne peut s’en empêcher, qu’il agisse bien ou mal. Il n’y a aucune façon d’agir qui ne soit conforme à la nature en ce sens du terme, et toutes les façons d’agir le sont exactement au même degré. Chaque action met en œuvre quelque force naturelle, et les divers effets qui en résultent sont autant de phénomènes de la nature, produits par les pouvoirs et les propriétés de certains des objets de la nature, parfaitement soumis à une ou plusieurs de ses lois. Quand j’utilise volontairement mes organes pour ingérer de la nourriture, l’acte et ses conséquences ont lieu en accord avec les lois de la nature. Il en va de même si, au lieu d’un aliment, j’avale du poison. Il est absurde d’exhorter les gens à se conformer aux lois de la nature quand ils n’ont d’autre pouvoir que celui que leur confèrent ces lois, quand il leur est matériellement impossible de faire la moindre chose autrement qu’à travers quelque loi de la nature. Par contre, il est utile de dire aux gens quelle loi particulière de la nature ils doivent mettre à contribution dans chaque cas particulier. Quand, par exemple, une personne emprunte le pont étroit dépourvu de parapet qui enjambe une rivière, elle ferait bien de régler sa marche d’après les lois de l’équilibre des corps en mouvement, plutôt que de se conformer aux seules lois de la pesanteur et de tomber dans la rivière.

Il est vain d’enjoindre les gens de faire ce qu’ils ne peuvent éviter de faire, et absurde de prescrire comme règle de bonne conduite un principe qui s’applique tout autant quand nous agissons mal. Cependant, une règle rationnelle peut être bâtie à partir de la relation que notre conduite devrait avoir avec les lois de la nature, entendue au sens le plus large. L’homme obéit nécessairement aux lois de la nature ou, en d’autres termes, aux propriétés des choses, mais elles n’éclairent pas nécessairement ses choix. Bien que notre conduite soit toujours conforme aux lois de la nature, elle n’est pas toujours inspirée par leur connaissance et dirigée intelligemment vers l’atteinte, par leur intermédiaire, des buts qu’on se fixe. Quoique nous ne puissions pas nous affranchir des lois de la nature dans leur ensemble, nous pouvons échapper à l’influence de l’une quelconque d’entre elles si nous parvenons à nous soustraire au contexte où elle s’exerce. Bien que nous ne sachions agir autrement qu’au travers des lois de la nature, nous pouvons utiliser une loi pour en contrecarrer une autre. Conformément à l’aphorisme de Bacon, nous pouvons obéir à la nature de façon à la commander. Tout changement du contexte modifie plus ou moins les lois de la nature sous l’empire desquelles nous agissons ; et par chacun des choix que nous faisons, que ce soit des fins ou des moyens, nous nous plaçons à un degré plus ou moins grand sous l’influence de tel ensemble de lois de la nature plutôt que tel autre. Si, par conséquent, on remplace l’inutile précepte de suivre la nature par celui d’étudier la nature — de connaître et de tirer parti des propriétés des choses auxquelles on a affaire — dans la mesure où ces propriétés sont susceptibles de favoriser ou d’entraver la réalisation d’un but donné, on parvient au principe premier de toute action intelligente, ou plutôt à la définition même de l’action intelligente. Je suis persuadé qu’une perception confuse de ce principe est présente à l’esprit de nombre de défenseurs de la doctrine dénuée de sens qui lui ressemble en apparence. Ils se rendent compte que la différence essentielle entre une conduite sage et folle réside dans l’attention que l’on porte ou non aux lois particulières de la nature dont dépend quelque résultat important. Ils pensent pouvoir dire qu’une personne qui tient compte d’une loi de la nature et s’en sert pour atteindre le but qu’elle poursuit obéit à cette loi, alors qu’une personne qui n’y prête pas attention, et qui agit comme si cette loi n’existait pas, lui désobéit. Mais ils négligent un point : ce qui est qualifié de désobéissance à une loi de la nature est obéissance à quelque autre loi, voire à cette loi elle-même. Par exemple, une personne qui se rend dans une poudrière et qui ne connaît pas la force explosive de la poudre à canon (ou qui étourdiment oublie d’y penser) risque fort d’agir d’une façon qui aura pour conséquence de la désintégrer, conformément à la loi de la nature à laquelle elle n’a pas prêté attention.

Mais, quelle que soit l’autorité que la doctrine « naturam sequi » tire du fait qu’on la confond avec le précepte rationnel « naturam observare », ses adeptes et promoteurs entendent indéniablement lui faire dire plus que ce précepte. Acquérir la connaissance des propriétés des choses, et s’en servir pour sa gouverne, est une règle de prudence destinée à adapter les moyens aux fins, afin de réaliser nos désirs et intentions quels qu’ils puissent être. Mais le précepte d’obéissance à la nature, ou de conformité avec la nature, est proposé en tant que principe éthique et non comme un simple principe de prudence. Ceux qui parlent de jus naturae le présentent même comme une loi susceptible d’être appliquée par les tribunaux et rendue effective par des sanctions. Une action bonne [right action] doit signifier plus et désigner autre chose qu’une action simplement intelligente. Cependant, on ne peut rattacher au mot « nature », dans son sens le plus large et le plus philosophique, aucun autre précepte que celui guidant l’action intelligente. Nous devons donc essayer l’autre sens de ce mot, celui où la nature s’oppose à l’art et désigne, non pas le cours entier des phénomènes que nous avons l’occasion d’observer, mais seulement leur cours spontané.

Voyons donc si nous pouvons trouver un sens quelconque au prétendu précepte pratique qui recommande de suivre la nature, dans la seconde acception du terme, celle où la nature désigne ce qui se produit sans l’intervention humaine. Dans la nature ainsi comprise, peut-on considérer que le cours spontané des choses, quand elles sont laissées à elles-mêmes, constitue la règle à suivre lorsque nous cherchons à les mettre à notre service ? Il est d’emblée évident que le précepte, entendu dans ce second sens, n’est pas seulement superflu et dénué de signification comme il l’était dans le premier, mais qu’il est manifestement absurde et contradictoire dans les termes. Car si l’action humaine ne peut éviter de se conformer à la nature dans le premier sens de ce mot, le but et l’objet même de l’action est de modifier et d’améliorer la nature dans le second. Si le cours naturel des choses était parfaitement bon et satisfaisant, toute action serait une ingérence gratuite qui, ne pouvant améliorer les choses, ne pourrait que les empirer. Ou, si tant est qu’une action puisse être justifiée, ce serait uniquement quand elle obéit directement aux instincts, puisqu’on pourrait peut-être considérer qu’ils font partie de l’ordre spontané de la nature ; mais tout ce qu’on ferait de façon préméditée et intentionnelle serait une violation de cet ordre parfait. Si l’artificiel ne vaut pas mieux que le naturel, à quoi servent les arts de la vie ? Bêcher, labourer, bâtir, porter des vêtements sont des infractions directes au commandement qui prescrit de suivre la nature.

Tout le monde dira que ce serait aller trop loin que d’appliquer le principe « suivre la nature » à des cas tels que ceux qui viennent d’être évoqués, y compris les personnes chez qui les sentiments qui suscitent cette injonction sont les plus forts. Tout le monde dit approuver et admirer nombre de grandes victoires de l’art sur la nature : joindre par des ponts les rives que la nature avait séparées, assécher des marais naturels, creuser des puits, amener à la lumière du jour ce que la nature avait enfoui à des profondeurs immenses dans la terre, détourner sa foudre par des paratonnerres, ses inondations par des digues, son océan par des jetées. Mais louer ces exploits et d’autres similaires, c’est admettre qu’il faut vaincre les façons de faire de la nature et non pas leur obéir ; c’est reconnaître que les puissances de la nature sont souvent en position d’ennemi face à l’homme, qui doit user de force et d’ingéniosité afin de lui arracher pour son propre usage le peu dont il est capable, et c’est avouer que l’homme mérite d’être applaudi quand ce peu qu’il obtient dépasse ce qu’on pouvait espérer de sa faiblesse physique comparée à ces forces gigantesques. Tout éloge de la civilisation, de l’art ou de l’invention revient à critiquer la nature, à admettre qu’elle comporte des imperfections, et que la tâche et le mérite de l’homme sont de chercher en permanence à les corriger ou les atténuer.

La conscience que tout ce que fait l’homme pour améliorer son sort consiste dans une large mesure à dénigrer et à contrarier l’ordre spontané de la nature, a de tout temps conduit à jeter au premier abord une suspicion d’irréligiosité sur les tentatives nouvelles et inédites d’amélioration de la condition humaine, comme si elles étaient toujours peu flatteuses et très probablement offensantes envers les êtres puissants (ou, lorsque le polythéisme eut laissé la place au monothéisme, envers l’Être tout-puissant) supposés gouverner les divers phénomènes de l’univers, et dont la marche du monde était sensée exprimer la volonté. Toute tentative de façonner les phénomènes naturels à l’avantage du genre humain pouvait facilement apparaître comme une ingérence dans ce qui relève du gouvernement de ces êtres supérieurs. Bien qu’il eût été impossible de maintenir la vie, et plus encore de la rendre agréable, sans recourir perpétuellement à de telles ingérences, il ne fait pas de doute que chaque nouvelle intervention était entreprise en tremblant de peur, jusqu’à ce que l’expérience ait enseigné qu’on pouvait s’aventurer sur ce terrain sans encourir la vengeance des dieux. La sagacité des prêtres fit qu’ils trouvèrent un moyen de concilier l’impunité de violations particulières avec le maintien de la crainte générale suscitée par l’empiétement sur l’administration divine. Ils y parvinrent en présentant chacune des principales inventions humaines comme le don et la faveur d’un dieu. Les anciennes religions offraient aussi bien des moyens de consulter les dieux, et d’obtenir leur permission expresse pour faire ce qui sans cela eût semblé une atteinte à leurs prérogatives. Lorsque les oracles cessèrent, toutes les religions révélées trouvèrent des expédients pour parvenir au même but. La religion catholique pouvait se tourner vers une Église infaillible ayant autorité pour dire quelles façons d’exercer l’initiative humaine étaient permises et quelles autres étaient prohibées. À défaut, on pouvait toujours tirer argument de la Bible pour déterminer si telle pratique particulière avait été approuvée de façon explicite ou implicite. L’idée que ce droit de maîtriser la nature n’était concédé à l’homme que par une indulgence spéciale, et seulement dans la mesure où ses besoins l’exigeaient, continua d’avoir cours. Il demeura toujours un penchant, bien qu’il allât en s’affaiblissant, à considérer tout effort pour dominer la nature, poussé au-delà des limites et des domaines admis, comme une tentative impie d’usurpation du pouvoir divin et comme une audace dépassant ce qui est permis à l’homme. Les vers d’Horace où les arts familiers de la navigation et de la construction navale sont réprouvés comme étant vetitum nefas (Footnote: Vetitum nefas : sacrilège interdit. (NdT)) indiquent que même à cette époque sceptique, la veine de l’ancien sentiment n’était pas encore épuisée. On ne peut établir un parallèle exact avec l’intensité du sentiment correspondant au Moyen Âge, qui se trouve compliqué par la superstition relative au commerce avec les esprits malins ; mais l’accusation de vouloir percer les secrets du Tout-Puissant resta longtemps une arme efficace pour attaquer les chercheurs impopulaires qui étudiaient la nature. De nos jours, l’accusation d’avoir l’arrogance de chercher à contrarier les desseins de la Providence conserve encore assez de sa force originelle pour être avancée en complément d’autre objections quand on veut trouver à redire à tout nouvel exercice de la prévoyance et de l’invention humaines. Personne, il est vrai, ne soutient que le Créateur veut que l’ordre spontané de la création soit entièrement préservé, ni même qu’il prohibe de lui faire subir toute altération nouvelle. Mais on croit encore vaguement que, bien qu’il soit tout à fait approprié de contrôler tel ou tel phénomène naturel, le plan général de la nature est un modèle que nous devons imiter ; qu’avec plus ou moins de liberté sur les points de détail, nous devons dans l’ensemble être guidés par l’esprit et la conception générale des voies suivies par la nature ; qu’elles sont l’œuvre de Dieu et à ce titre parfaites ; que l’homme ne peut rivaliser avec leur inaccessible excellence, et que le mieux qu’il puisse faire pour montrer son adresse et sa piété est de tenter de produire, si imparfaitement que ce soit, des œuvres qui leur ressemblent ; qu’à défaut de la totalité, quelques portions particulières de l’ordre spontané de la nature, choisies selon l’inclination de celui qui s’exprime, sont en un certain sens des manifestations de la volonté du Créateur, comme une sorte de poteau indicateur pointant la direction que devraient prendre les choses en général, et par conséquent nos actions volontaires. Les sentiments de cet ordre, bien qu’ordinairement refoulés par le courant contraire de la vie, sont prêts à se raviver chaque fois que la coutume est silencieuse, et que les impulsions spontanées de l’esprit [the native promptings of the mind] ne rencontrent aucun obstacle, si ce n’est la raison. Les rhéteurs font appel en permanence à ces sentiments, ce qui a pour effet, sinon de convaincre leurs adversaires, du moins de rendre plus assurés ceux qui partagent déjà l’opinion qu’ils veulent défendre. À notre époque, il est sans doute rare qu’une personne décide d’approuver une ligne de conduite uniquement parce qu’elle lui paraît présenter une analogie avec l’ordre divin du monde ; néanmoins, cet argument exerce une grande influence et constitue un soutien de poids en faveur de toute opinion qu’on est déjà enclin à adopter.

Si l’idée d’imiter les voies de la Providence, telles qu’elles se manifestent dans la nature, est rarement présentée de façon claire et franche comme un précepte de portée générale, il est tout aussi rare qu’elle soit ouvertement contredite. Ceux qui la trouvent sur leur chemin préfèrent contourner l’obstacle plutôt que l’attaquer de front, souvent parce qu’ils ne se sont pas eux-mêmes affranchis de ce sentiment, et en tout cas parce qu’ils craignent d’encourir le reproche d’impiété s’ils disent quelque chose qui puisse passer pour une critique de l’œuvre du Créateur. En général, ils cherchent donc plutôt à montrer qu’ils ont autant de droit à faire valoir l’argument religieux que leurs adversaires et que, si la ligne de conduite qu’ils recommandent semble contredire quelque aspect du dessein de la Providence, elle s’y accorde mieux sous quelque autre angle que la position défendue par la partie adverse. Avec cette façon d’aborder les grandes fautes de raisonnement a priori, le progrès dissipe des erreurs particulières, mais laisse subsister leurs causes, fort peu affaiblies par chaque combat. Toutefois, une longue série de victoires partielles de ce genre permet d’accumuler des précédents qui peuvent être invoqués à l’encontre de ces puissants préjugés, faisant grandir l’espoir que le malencontreux sentiment, après qu’on l’ait si souvent forcé à battre en retraite, soit un jour obligé de capituler sans conditions. Car, si choquante que cette proposition puisse paraître aux esprits religieux, ils devraient accepter de regarder la réalité en face : aucun être ayant pour attributs la justice et la bienveillance ne pourrait avoir conçu l’ordre de la nature, tel qu’il est quand il n’est pas modifié par l’homme, en voulant que ses créatures rationnelles prennent cet ordre pour exemple. Si l’ordre naturel a été créé en totalité par un tel Être, et non pas en partie par des êtres dotés de qualités toutes différentes, alors il ne peut s’agir que d’une œuvre volontairement imparfaite sur laquelle l’homme, dans sa sphère limitée, doit exercer sa justice et sa bienveillance afin de la corriger. Les meilleures personnes ont toujours soutenu que l’essence de la religion réside dans l’idée que le devoir suprême de l’homme sur Terre est de s’amender ; mais toutes, sauf celles portées vers un quiétisme monacal, y ont ajouté dans leur for intérieur (bien qu’elles aient rarement voulu énoncer cette obligation avec clarté) le devoir religieux supplémentaire d’amender le monde, non seulement dans sa composante humaine mais dans sa composante matérielle : l’ordre physique de la nature.

Pour aborder ce sujet, il est nécessaire de nous dépouiller de certaines idées préconçues que l’on peut qualifier à juste titre de préjugés naturels, puisqu’elles reposent sur des émotions qui, bien que naturelles et inévitables en elles-mêmes, s’immiscent dans des questions où elles n’ont rien à faire. L’une d’elles est l’étonnement, mêlé de respect et de crainte, qu’inspirent les grands phénomènes naturels (même indépendamment de tout sentiment religieux). Un ouragan, un précipice en montagne, le désert, l’océan, calme ou agité, le système solaire et les grandes forces cosmiques qui en maintiennent l’unité, l’étendue infinie du firmament et, pour un esprit cultivé, une seule étoile, suscitent des émotions qui font paraître si insignifiantes les entreprises et les forces humaines, qu’il semble à un esprit habité par ces sentiments qu’en portant un regard critique sur des choses qui le dépassent tellement, ou en osant se mesurer à la grandeur de l’univers, une créature aussi chétive que l’homme fait preuve d’une insupportable présomption. Mais il suffit de s’interroger un instant sur les ressorts de notre conscience pour se convaincre que ces phénomènes ne font sur nous une si grande impression qu’en raison de leur immensité. Leur énorme étendue dans l’espace et le temps, ou leur puissance colossale, font leur sublimité et éveillent un sentiment qui est plus voisin de la terreur que d’une quelconque émotion morale. La dimension de ces phénomènes peut sans doute susciter l’émerveillement et nous dissuader de tenter de rivaliser avec eux ; cependant, le sentiment qu’ils suscitent n’a rien de commun avec l’admiration qu’inspire l’excellence. Les individus chez qui la crainte [awe] produit l’admiration sont peut-être développés sur le plan esthétique, mais ils sont incultes sur le plan moral. C’est une des facultés de la partie imaginative de l’esprit humain que de produire, lorsqu’elle perçoit vivement la grandeur et la puissance, une émotion que nous préférons à la plupart des plaisirs, bien qu’elle confine à la douleur dans ses formes les plus intenses. Mais nous pouvons tout aussi bien ressentir cette émotion à l’égard d’une puissance malfaisante, et nous ne l’éprouvons jamais autant face à la plupart des forces de l’univers qu’au moment où nous avons une conscience aiguë de leur capacité à causer le mal. On commettrait une lourde erreur si, du fait que ces forces naturelles possèdent un attribut qu’il nous est impossible d’imiter — leur énorme puissance — et du fait qu’elles nous impressionnent par cette même propriété, nous déduisions que leurs autres qualités méritent d’être imitées, ou que nous aurions raison d’employer nos modestes talents à suivre l’exemple que nous offre la nature avec ses forces immenses.

Car quels sont les faits ? Outre leur ampleur, la qualité de ces forces cosmiques qui frappe le plus vivement quiconque ne se cache pas les yeux, est leur parfaite indifférence. Elles vont droit à leur but, sans prêter attention aux êtres ou aux choses qu’elles écrasent au passage. Les optimistes, dans leur effort pour démontrer que « tout ce qui est, est bien (Footnote: Alexander Pope, An Essay on Man, épître I. Le texte intégral de ce poème (publié pour la première fois dans les années 1730) est en libre accès sur Gutenberg.org. (NdT)) », sont obligés de soutenir, non pas que la nature fait toujours un pas de côté pour éviter de nous piétiner à mort, mais qu’il serait très déraisonnable de notre part de croire qu’elle doive le faire. La phrase de Pope — « La gravitation doit-elle cesser lorsque vous passez par là (Footnote: Ibid., épître IV. (NdT)) ? » — peut constituer un reproche judicieux à l’encontre de quiconque serait assez bête pour attendre de la nature qu’elle se conforme à la morale humaine ordinaire. Mais si la question concernait deux hommes, au lieu d’un homme et un phénomène naturel, cette triomphante apostrophe serait jugée d’une rare impudence. Un homme qui continuerait à lancer des pierres ou à tirer des coups de canon alors qu’un autre homme « passe par là » et qui, l’ayant tué, avancerait pareille excuse pour sa défense, serait à très juste titre jugé coupable de meurtre.

La simple vérité est que la nature accomplit chaque jour presque tous les actes pour lesquels les hommes sont emprisonnés ou pendus lorsqu’ils les commettent envers leurs congénères. Selon les lois humaines, le plus grand crime est de tuer. Or, la nature tue une fois chaque être vivant, souvent après des tortures prolongées, pareilles à celles qu’infligent délibérément à leurs semblables les pires monstres dont l’histoire rapporte les méfaits. Si, par une restriction arbitraire, nous réservons le terme « meurtre » à ce qui abrège la durée que l’on suppose impartie à la vie humaine, il s’applique encore à ce que fait la nature puisqu’elle abrège la plupart des vies, et elle recourt pour ce faire à toutes les méthodes, violentes ou insidieuses, qu’emploient les plus mauvais des humains pour ôter la vie à leurs semblables. La nature empale les hommes, les brise comme sur la roue, les livre en pâture aux bêtes féroces, les brûle vifs, les lapide comme le premier martyr chrétien, les fait mourir de faim, geler de froid, les empoisonne avec le venin rapide ou lent de ses exhalaisons, et tient en réserve des centaines d’autres morts hideuses que l’ingénieuse cruauté d’un Nabis ou d’un Domitien n’a jamais surpassées. Tout cela, la nature le fait avec la plus dédaigneuse indifférence pour la pitié comme pour la justice, décochant aussi bien ses flèches sur les meilleurs et les plus généreux que sur les plus vils et les plus méchants. Elle frappe ceux qui sont engagés dans les entreprises les plus hautes et les plus estimables, souvent en conséquence directe de leurs plus nobles actions, à tel point qu’on pourrait presque imaginer qu’elle les punit pour cela. Elle fauche ceux dont dépend le bien-être de tout un peuple, voire les espérances de l’humanité pour les générations à venir, avec aussi peu de remords que ceux pour qui la mort est un soulagement pour eux-mêmes ou une bénédiction pour les personnes soumises à leur influence nocive. Ainsi se comporte la nature envers la vie. Même lorsqu’elle ne cherche pas à tuer, c’est de gaieté de cœur qu’elle semble infliger les mêmes tortures. Les dispositions malhabiles qu’elle a prises pour assurer le renouvellement perpétuel de la vie animale, rendu nécessaire par la prompte fin qu’elle impose à chacun de ses représentants individuels, font qu’aucun être humain ne voit jamais le jour sans qu’un autre soit littéralement mis au supplice pendant des heures ou des jours, avec souvent pour aboutissement la mort. Priver quelqu’un de ses moyens d’existence est un acte aussi coupable que celui de lui ôter la vie (il lui est équivalent d’après un auteur faisant autorité). Or, la nature le fait aussi à très grande échelle et avec la plus cruelle indifférence. Un seul ouragan détruit les espoirs d’une saison ; un vol de sauterelles ou une inondation ravagent une contrée ; une mutation chimique minime subie par une racine comestible affame un million de personnes. Les vagues de la mer, telles des brigands, s’emparent de la fortune des riches et du peu que possèdent les pauvres, dépouillant, blessant et tuant leurs victimes comme le font les bandits humains. Bref, tous les crimes que les pires des hommes commettent contre la vie ou la propriété sont perpétrés à plus grande échelle par les agents naturels. La nature provoque des noyades plus fatales que celles de Carrier ; ses coups de grisou sont aussi destructeurs que l’artillerie humaine ; sa peste et son choléra surpassent de beaucoup les coupes de poison des Borgia. Même l’amour de « l’ordre », dont on pense qu’il est une façon d’imiter la nature, est en fait en contradiction avec elle. Tout ce que les gens ont l’habitude de réprouver comme relevant du « désordre » et de ses conséquences est à l’image des façons de faire de la nature. En matière d’injustice, de ruine et de mort, un ouragan et une épidémie l’emportent de beaucoup sur l’anarchie et le règne de la terreur.

Mais tout cela, dit-on, existe en vue de fins sages et bonnes. Je ferai tout d’abord remarquer que cette proposition, qu’elle soit vraie ou non, est absolument hors sujet. Quand bien même il serait vrai que, contrairement aux apparences, la nature travaille à de bonnes fins lorsqu’elle perpètre ces horreurs, comme personne ne croit que nous servirions de bonnes fins en prenant exemple sur elle, la marche de la nature ne peut pas être pour nous un modèle qu’il convient d’imiter. Soit il est bien de tuer parce que la nature tue, de torturer parce qu’elle torture, de semer la ruine et la dévastation parce qu’elle le fait, soit il ne faut tenir aucun compte de ce que fait la nature et considérer seulement ce qu’il est bien de faire. Si la reductio ad absurdum (Footnote: Reductio ad absurdum : raisonnement par l’absurde. (NdT)) existe, ceci en est certainement un exemple. Si, dans certains cas, le fait que la nature procède de telle manière suffit à justifier que nous fassions de même, pourquoi ne serait-ce pas une raison suffisante dans d’autres cas ? Si cet argument ne vaut pas dans tous les cas, pourquoi s’appliquerait-il dans certains ? L’ordre physique du monde étant rempli de choses qui, lorsqu’elles sont accomplies par des hommes, passent pour les pires atrocités, il ne saurait être ni religieux ni moral de faire de la ressemblance avec la marche de la nature le critère guidant nos actions. Quand bien même les faits naturels que nous percevons comme les plus nuisibles, et que tout le monde juge criminel de produire artificiellement, posséderaient quelque propriété occulte bienfaisante, la proposition précédente resterait vraie.

Mais, en réalité, personne ne croit sérieusement à l’existence d’une telle qualité occulte. Les phrases qui attribuent la perfection à la marche de la nature ne peuvent être considérées que comme les exagérations d’un sentiment poétique ou religieux, et ne sont pas destinées à résister à l’épreuve d’un examen réfléchi. Aucun individu, croyant ou incroyant, ne pense que les forces nocives de la nature, prises dans leur ensemble, œuvrent à de bonnes fins, autrement qu’en incitant les créatures humaines rationnelles à se révolter et à les combattre. Si nous croyions que ces forces sont employées par une Providence bienveillante afin d’atteindre de sages objectifs qui resteraient hors de portée sans cela, alors tout ce que fait le genre humain pour entraver ces forces naturelles ou restreindre leur effet malfaisant, depuis l’assèchement d’un marais pestilentiel jusqu’au traitement d’une rage de dents ou l’ouverture d’un parapluie, devrait être jugé impie, ce qui assurément n’est l’avis de personne, bien que l’existence d’un sentiment profond dans ce sens soit parfois perceptible. Au contraire, les progrès dont la partie civilisée de l’humanité s’enorgueillit le plus consistent à se défendre plus efficacement contre les calamités naturelles — calamités que nous devrions chérir comme des remèdes fournis par la Sagesse Infinie pour adoucir notre existence terrestre si nous croyions réellement ce que bien des gens font profession de croire. En outre, comme chaque génération surpasse les précédentes par la somme de maux naturels qu’elle réussit à écarter, si cette théorie était vraie, notre condition actuelle devrait être la manifestation terrible de quelque épouvantable malheur, dont les maux physiques que nous avons appris à maîtriser nous préservaient dans le passé. Pourtant, quiconque s’aviserait d’agir comme s’il croyait cela vrai, aurait plus de chances, je pense, d’être enfermé comme fou que vénéré comme saint.

Il est assurément très courant qu’un bien résulte d’un mal, et quand cela se produit, la chose est beaucoup trop agréable pour que les gens se privent de disserter sur le sujet. Mais, en premier lieu, cela vaut aussi souvent pour des crimes humains que pour des calamités naturelles. L’incendie de Londres, auquel on attribue un effet si bénéfique sur la salubrité de la ville, aurait tout aussi bien produit cet effet s’il avait réellement été l’œuvre de la « furor papisticus » longtemps commémorée par un monument (Footnote: Allusion à l’incendie qui ravagea le centre de Londres en septembre 1666 et que l’on imputa sans fondement aux papistes, c’est-à-dire aux catholiques. (NdT)). La mort de ceux dont les tyrans ou oppresseurs ont fait les martyrs de quelque noble cause, a rendu à l’humanité un service dont elle n’aurait pas bénéficié s’ils étaient morts d’un accident ou d’une maladie. Les crimes cependant, quels que soient les bienfaits annexes et inattendus qui peuvent en résulter, n’en restent pas moins des crimes. En second lieu, si un bien résulte souvent d’un mal, l’inverse — un mal résultant d’un bien — est tout aussi fréquent. Tout événement public ou privé qui, déploré lors de sa survenance, a été plus tard déclaré providentiel en raison d’une conséquence favorable imprévue, peut être mis en parallèle avec quelque autre événement, jugé heureux en son temps, mais qui s’est avéré ensuite désastreux ou fatal pour ceux à qui il semblait bénéficier. De telles contradictions entre le début et la fin, ou entre l’effet réel et l’effet attendu, sont aussi fréquentes dans les cas douloureux que dans les cas agréables, et on attire autant l’attention sur elles dans les deux cas. Mais on n’a pas la même propension à en tirer des enseignements généraux, ou du moins les modernes (à la différence des anciens) ne les considèrent pas à part égale comme des indications des desseins divins : ils se contentent de disserter sur l’imperfection de notre faculté de prévoir, sur l’incertitude des événements, et sur la vanité des conjectures humaines. En réalité, les intérêts humains sont si complexes, et les conséquences d’un événement quelconque si nombreuses que, s’il affecte l’humanité, son influence sur elle est dans la grande majorité des cas à la fois bonne et mauvaise. Si la plupart des infortunes personnelles ont leur bon côté, on ne trouve guère de bonne fortune qui soit arrivée à quelqu’un sans donner matière à quelque regret chez cette personne ou chez une autre ; et il y a hélas beaucoup de malheurs si accablants que leur côté favorable, s’il existe, se trouve entièrement occulté et rendu insignifiant, alors que la proposition correspondante peut rarement être avancée à propos des événements heureux. Par ailleurs, les effets de toute cause dépendent tellement des circonstances qui l’accompagnent accidentellement, qu’on est certain de voir se produire beaucoup de cas où le résultat global est même nettement opposé à la tendance principale, de sorte que non seulement le mal a son bon côté et le bien son mauvais côté, mais que souvent le bien produit un excédent de mal et le mal un excédent de bien. Toutefois, ceci n’est nullement une règle générale. Au contraire, le bien comme le mal tendent naturellement à fructifier, chacun dans sa catégorie, le bien produisant le bien, et le mal, le mal. C’est une des règles générales de la nature, et un aspect de son injustice habituelle, « qu’il sera donné à celui qui a, mais qu’à celui qui n’a pas, il sera ôté même ce qu’il a (Footnote: Mathieu, 25 : 29. (NdT)) ». La tendance ordinaire et prépondérante du bien est de produire plus de bien. Non seulement la santé, la force, la richesse, la connaissance, la vertu, sont bonnes en elles-mêmes, mais elles facilitent et favorisent l’acquisition d’autres bonnes choses, du même genre ou d’un autre. Celui qui a déjà acquis de vastes connaissances est celui qui apprend le plus aisément ; l’individu robuste et non le maladif est celui qui peut faire tout ce qui favorise la santé ; l’argent semble facile à gagner aux riches et non aux pauvres ; si la santé, la force, la connaissance, les talents, sont autant de moyens d’acquérir la richesse, la richesse est souvent un moyen indispensable pour les acquérir. Inversement, quoiqu’on puisse dire du mal tournant en bien, la tendance générale du mal est de produire plus de mal. Une maladie rend le corps plus vulnérable aux maladies ; elle rend inapte à l’effort, entraîne parfois la débilité de l’esprit, et souvent la perte des moyens d’existence. Toute profonde souffrance, physique ou mentale, tend à renforcer la prédisposition à la souffrance. La pauvreté est mère de mille vices et chagrins. Pire encore, les mauvais traitements ou l’oppression, lorsqu’ils sont habituels, avilissent le caractère de ceux qui en sont victimes. Une mauvaise action amène à la fois l’auteur, les spectateurs et les victimes à en commettre d’autres. Tous les défauts sont renforcés par l’habitude, et tous les vices et folies tendent à se propager. Les défauts intellectuels engendrent des vices moraux, et les vices moraux des défauts intellectuels ; chaque défaut intellectuel ou moral en engendre d’autres, et ainsi de suite à l’infini.

Il me semble que la catégorie si encensée des auteurs qui écrivent sur la théologie naturelle s’est totalement égarée, et qu’elle est passée à côté de la seule méthode d’argumentation qui eût rendu ses spéculations acceptables pour une personne sachant déceler si deux propositions se contredisent. Ces auteurs ont épuisé les ressources de la sophistique pour montrer que toute la souffrance du monde existe pour prévenir une souffrance plus grande et que la misère existe pour éviter la misère. Cette thèse, si tant est qu’on puisse la défendre, pourrait seulement expliquer et justifier les œuvres d’êtres limités, contraints de travailler dans des conditions indépendantes de leur volonté ; il est impossible de la soutenir à propos d’un Créateur supposé tout-puissant qui, lorsqu’il se plie à une certaine contrainte, crée lui-même la contrainte à laquelle il se plie. Si l’auteur du monde peut tout ce qu’il veut, alors il veut la misère, et il n’y a pas moyen d’échapper à cette conclusion. Les plus conséquents parmi ceux qui se sont jugés qualifiés pour « justifier les voies de Dieu devant l’homme (Footnote: Alexander Pope, An Essay on Man, op. cit., épître I. (NdT)) » ont cherché à éviter cette alternative en endurcissant leur cœur et en niant que la misère soit un mal. La bonté de Dieu, disent-ils, ne consiste pas à vouloir le bonheur de ses créatures, mais leur vertu ; et l’univers est un univers juste, sinon heureux. Mais, même en laissant de côté les objections qu’on pourrait opposer à cette doctrine éthique, elle ne fait nullement disparaître la difficulté. Si le Créateur des hommes a voulu qu’ils soient tous vertueux, l’échec de ses projets est tout aussi complet que s’il a voulu qu’ils soient tous heureux : l’ordre de la nature est construit avec encore moins d’égards pour les exigences de la justice que pour celles de la bienveillance. Si la loi de la Création tout entière était la justice et que le Créateur était tout-puissant, alors quelle que soit la somme de souffrance et de bonheur dévolue au monde, la part qui reviendrait à chaque personne serait exactement proportionnée au bien ou au mal qu’elle fait ; aucun être humain n’aurait un sort pire qu’un autre sans l’avoir mérité ; ni le hasard, ni le favoritisme n’auraient leur place dans un tel monde et chaque vie humaine se déroulerait comme la représentation d’une pièce de théâtre construite comme un conte moral parfait. Nul ne peut se cacher le fait que le monde où nous vivons est totalement différent de cela, à tel point que la nécessité de redresser la balance a été considérée comme l’un des arguments les plus puissants en faveur de l’existence d’une autre vie après la mort, ce qui revient à admettre que l’ordre des choses dans cette vie-ci est souvent un exemple d’injustice, et non pas de justice. Pour pouvoir soutenir que Dieu ne fait pas suffisamment cas du plaisir et de la peine pour en faire la récompense ou la punition des bons ou des méchants, mais que la vertu est en elle-même le plus grand bien et le vice le plus grand mal, il faudrait que les vices et vertus soient distribués à chacun selon son mérite, au lieu de quoi toutes sortes de dépravations morales résultent chez une foule de gens de la fatalité de leur naissance, de la faute de leurs parents, de la société, ou de circonstances incontrôlables, et certainement pas de leur propre faute. Même la théorie du bien la plus tordue et la plus étriquée jamais conçue par le fanatisme religieux ou philosophique ne parvient pas à faire passer le gouvernement de la nature pour l’œuvre d’un être à la fois bon et tout-puissant.

La seule théorie de la Création qui soit morale et recevable est que le Principe du Bien ne peut pas maîtriser immédiatement et complètement les forces du mal, que ce mal soit physique ou moral ; que le Créateur n’a pas pu placer l’humanité dans un monde affranchi de la nécessité d’une lutte incessante avec les puissances malfaisantes, ni lui donner toujours la victoire dans cette bataille, mais qu’il a pu et qu’il a fait en sorte de la rendre apte à mener le combat avec vigueur, et avec un succès croissant. Parmi toutes les explications religieuses de l’ordre de la nature, celle-ci est la seule qui ne soit en contradiction ni avec elle-même, ni avec les faits dont elle tente de rendre compte. Selon cette théorie, le devoir de l’homme ne consiste pas simplement à prendre soin de ses propres intérêts en obéissant à un pouvoir irrésistible, mais à apporter une aide non dénuée d’efficacité à un Être d’une bonté parfaite. Une telle croyance semble beaucoup plus apte à encourager l’homme à l’effort qu’une confiance vague et inconséquente accordée à un Auteur du Bien supposé être aussi celui du mal. Je prendrais même le risque d’affirmer que cette croyance a habité, bien que souvent de façon inconsciente, tous ceux qui ont tiré une force et un soutien de quelque valeur de leur confiance en une Providence qui nous dirige. Il n’y a pas de sujet sur lequel les convictions effectives des hommes soient plus mal rendues par les mots qu’ils emploient pour les exprimer que celui de la religion. Beaucoup ont puisé une vile confiance dans la croyance qu’ils étaient les favoris d’une divinité toute-puissante, mais despotique et capricieuse. Mais ceux dont la bonté a été fortifiée par la confiance dans l’appui d’un Gouverneur du monde à la fois puissant et bon n’ont jamais, j’en suis sûr, réellement cru que ce Gouverneur soit tout-puissant, au sens strict du terme. Ils ont toujours préservé sa bonté aux dépens de sa puissance. Ils ont cru, peut-être, qu’il pouvait, s’il le voulait, débarrasser leur chemin de toutes les épines, mais non sans causer un tort plus grand à une autre personne, ou sans faire échouer quelque projet d’importance supérieure pour le bien-être général. Ils ont cru qu’il pouvait faire n’importe quelle chose prise isolément, mais pas n’importe quelle combinaison de choses ; que son gouvernement, comme celui des humains, était un système d’ajustements et de compromis ; que le monde était inévitablement imparfait, contrairement à son intention (Footnote: Cette conviction irrésistible ressort des écrits des philosophes religieux en proportion exacte de la clarté générale de leur entendement. Nulle part elle ne brille aussi distinctement que dans la fameuse Théodicée de Leibnitz [Essais de théodicée sur la bonté de Dieu, la liberté de l’homme et l’origine du mal, 1710], qu’on a si étrangement confondue avec un système optimiste et que Voltaire a raillée comme tel [dans Candide] par des raisons qui n’égratignent même pas l’argument de l’auteur. Leibnitz ne prétend pas que ce monde est le meilleur de tous les mondes imaginables, mais seulement de tous les mondes possibles, ce qu’il ne saurait manquer d’être, soutient-il, puisque Dieu, qui est bonté absolue, a choisi ce monde-ci et non un autre. À chaque page du livre, il suppose tacitement une possibilité et une impossibilité abstraites, indépendantes du pouvoir divin, et bien que sa piété fasse qu’il persiste à désigner ce pouvoir par le terme de Tout-Puissant, il explique ce terme de manière à lui donner le sens d’un pouvoir qui s’étend à tout ce qui se trouve à l’intérieur des limites de cette possibilité abstraite.). Et puisqu’en exerçant tout son pouvoir pour le rendre le moins imparfait possible, il ne le rend pas meilleur qu’il n’est, ils ne peuvent s’empêcher de considérer que ce pouvoir, bien que dépassant largement toute évaluation humaine, n’en est pas moins, non seulement fini, mais extrêmement limité. Par exemple, ils sont obligés de supposer que le mieux que Dieu pouvait faire pour ses créatures humaines était de faire naître (sans qu’elles aient aucunement mérité un tel sort) l’immense majorité des générations passées sous la forme de Patagons ou d’Esquimaux, ou sous une autre forme presque aussi abrutie et dégradée, tout en les dotant de qualités qui, cultivées au cours de très nombreux siècles dans le labeur et la souffrance, et après que beaucoup des meilleurs représentants de la race eurent sacrifié leur vie à cet effet, ont enfin permis à certaines portions choisies de l’espèce de devenir quelque chose de meilleur, qui pourra au bout de siècles encore se transformer en quelque chose de vraiment bon, dont jusqu’ici on ne connaît que des exemples individuels. Il est permis de croire avec Platon que la Bonté Parfaite, limitée et contrariée de toutes parts par l’indocilité de la matière [intractableness of the material], a agi de la sorte parce qu’elle ne pouvait pas faire mieux. Mais que ce même Être parfaitement sage et bon ait disposé d’un pouvoir absolu sur la matière, et qu’il ait délibérément choisi d’en faire ce qu’elle est, voilà ce qu’on suppose impossible à admettre pour toute personne ayant les notions les plus élémentaires de bien et de mal. Quelles que soient les formules religieuses qu’elle emploie, une personne ayant ces notions ne peut manquer de croire que, si la nature et l’homme sont tous deux l’œuvre d’un Être d’une parfaite bonté, cet Être a voulu que l’homme amende le plan de la nature et non pas qu’il l’imite.

Cependant, même s’ils ne peuvent croire que la nature, dans sa totalité, soit la réalisation des desseins de la Bonté et de la Bienveillance parfaites, les hommes ne renoncent pas volontiers à l’idée qu’une partie de la nature au moins a été conçue comme un exemple ou un modèle ; que dans une portion ou une autre de l’œuvre du Créateur se trouve imprimée l’image des qualités morales qu’ils ont coutume de lui attribuer ; que, sinon tout ce qui est, au moins une partie de ce tout, non seulement constitue le modèle sans défaut de ce qui doit être, mais est destinée à nous servir de guide et de norme pour rectifier le reste. Il ne leur suffit pas de croire que ce qui tend vers le bien doit être imité et perfectionné, et ce qui tend vers le mal corrigé ; ils veulent quelque indication plus précise des desseins du Créateur, et comme ils sont persuadés qu’elle doit se trouver quelque part dans ses œuvres, ils assument la dangereuse responsabilité d’opérer un tri et un choix parmi elles lorsqu’ils cherchent à la découvrir. Ce choix, à moins qu’il ne soit guidé par le principe général que le Créateur veut tout du bien et rien du mal, ne peut être que parfaitement arbitraire, et s’il conduit à des conclusions autres que celles se déduisant de ce principe, il est pernicieux dans l’exacte mesure où il s’en écarte.

Aucune doctrine reconnue n’a jamais réussi à établir quelles sont les portions particulières de l’ordre naturel qu’il faut supposer destinées à notre instruction et à notre direction morale. Chacun a donc retenu, selon ses préférences ou sa convenance du moment, les aspects de l’ordre divin permettant de justifier par analogie les conclusions pratiques qu’il voulait défendre. Les recommandations de ce genre ne peuvent qu’être aussi fallacieuses les unes que les autres, car il est impossible de décider que certaines œuvres du Créateur sont des expressions plus véridiques de son caractère que les autres. La seule sélection qui ne conduise pas à des résultats immoraux est celle des œuvres qui contribuent le plus au bien général, c’est-à-dire de celles qui tendent vers une fin qui, si le plan tout entier est l’expression d’une volonté unique, toute-puissante et cohérente, n’est manifestement pas la fin poursuivie par ladite volonté.

Il y a cependant un élément particulier dans l’architecture du monde qui, pour des esprits à l’affût d’une indication spéciale de la volonté du Créateur, a semblé, non sans quelque vraisemblance, particulièrement apte à leur fournir cette indication, à savoir les élans spontanés [active impulses] des êtres humains et autres êtres animés. On peut imaginer ces personnes argumentant comme suit : lorsque l’Auteur de la nature a créé l’environnement dans lequel évoluent ses créatures rationnelles, il se peut qu’il n’ait pas voulu indiquer la manière dont elles devaient s’y adapter ; mais quand il a implanté dans les créatures elles-mêmes des stimuli positifs qui les poussent à une forme particulière d’action, il ne fait pas de doute qu’il a voulu qu’elles agissent de cette manière. Ce raisonnement, mené avec logique jusqu’à son terme, conduirait à la conclusion que la Divinité veut tout ce que font les êtres humains, car tous leurs actes étant la conséquence de quelque impulsion dont le Créateur les a dotés, il faut considérer qu’ils sont tous pareillement conformes à sa volonté. Comme on a reculé devant cette conclusion pratique, il a été nécessaire d’établir une distinction et de décréter qu’une partie seulement des ressorts de l’action humaine, et non la totalité, indiquent une intention spéciale du Créateur. Il a semblé naturel de supposer que cette partie est celle où se manifeste la main du Créateur plutôt que celle de l’homme, d’où la fréquente opposition entre l’homme tel que Dieu l’a fait et l’homme tel qu’il s’est fait lui-même. Comme ce que fait l’homme après réflexion semble relever davantage de son action propre, et qu’on l’en tient pour plus complètement responsable que de ce qu’il fait d’après une impulsion soudaine, il est possible de considérer l’aspect réfléchi de la conduite humaine comme la part de l’homme dans l’affaire, et l’aspect irréfléchi comme celle de Dieu. Il en résulte ce sentiment si commun dans le monde moderne (bien qu’inconnu des philosophes de l’Antiquité) qui exalte l’instinct aux dépens de la raison, cette aberration étant rendue encore plus pernicieuse par l’opinion qui lui est fréquemment associée selon laquelle toute, ou presque toute, émotion ou impulsion qui opère promptement, sans laisser le temps de poser des questions, est un instinct. Ainsi, presque tous les élans dénués de réflexion et de calcul reçoivent une sorte de consécration, excepté ceux qui, bien qu’irréfléchis sur le moment, trouvent leur origine dans des habitudes de réflexion antérieure. Ceux-là n’étant évidemment pas instinctifs, ils ne recueillent pas l’approbation accordée au reste, de sorte que toutes les impulsions irréfléchies sont investies d’une autorité qui les place au-dessus de la raison, excepté les seules d’entre elles qui ont le plus de chances d’être bonnes. Je ne veux pas dire, bien sûr, qu’on veuille tirer jusqu’au bout, et de façon cohérente, les conséquences cette façon de penser : la vie ne pourrait perdurer s’il n’était pas admis que les impulsions doivent être contrôlées et que la raison doit gouverner nos actions. On ne prétend pas arracher le gouvernail à la raison, mais plutôt l’obliger à manœuvrer d’une façon particulière en lui imposant quelques règles. L’instinct ne doit pas gouverner, mais la raison doit faire preuve de quelque déférence, d’une intensité vague et indéterminable, envers l’instinct. Bien que le sentiment en faveur de l’instinct, en tant que manifestation particulière des intentions divines, n’ait pas été coulé dans le moule d’une théorie générale et cohérente, il demeure un préjugé habituel, susceptible de provoquer l’hostilité contre la raison chaque fois que les prescriptions de la faculté de raisonnement n’ont pas acquis l’autorité d’un droit consacré par l’usage.

Je n’entrerai pas ici dans la difficile question psychologique de savoir où commence et où finit l’instinct : le sujet exigerait un volume à lui seul. Sans aborder aucun point théorique controversé, il est possible de juger du peu de valeur de l’opinion qui tient la part instinctive de la nature humaine pour ce qu’elle a de meilleur, la considérant comme la part où la main de la Bonté et la Sagesse infinies est particulièrement visible. Même en considérant comme un instinct tout ce qu’on a pu désigner comme tel, il reste vrai que presque tous les attributs respectables de l’humanité résultent non de l’instinct, mais d’une victoire sur l’instinct, et qu’il n’y a guère d’éléments de valeur chez l’homme naturel hormis ses aptitudes — tout un monde de potentialités, qui toutes ont besoin pour se réaliser d’une discipline éminemment artificielle.

C’est seulement après que la nature humaine eut été fortement artificialisée qu’on a conçu l’idée ou, selon moi, qu’on a pu concevoir l’idée, que la bonté est naturelle : car ce n’est qu’après une longue pratique d’une éducation artificielle que les bons sentiments sont devenus si habituels, et ont si bien pris le dessus sur les mauvais, qu’ils se manifestent spontanément quand les circonstances le demandent. Du temps où l’humanité était plus proche de son état naturel, des observateurs cultivés voyaient l’homme naturel comme une sorte d’animal sauvage, se distinguant principalement des autres animaux par sa plus grande astuce ; et on considérait toute qualité estimable du caractère comme le résultat d’une sorte de dressage [taming], expression par laquelle les anciens philosophes désignaient souvent la discipline qui convient aux êtres humains. La vérité est qu’on peine à trouver un seul trait d’excellence dans le caractère de l’homme qui n’aille à l’encontre des sentiments spontanés de la nature humaine.

S’il est une vertu qu’on s’attend à rencontrer plus qu’aucune autre dans un état non civilisé, et qu’on y rencontre effectivement, c’est le courage. Pourtant, il est tout entier une victoire remportée sur l’une des émotions les plus puissantes de la nature humaine. Car il n’y a pas de sentiment ou attribut plus naturel aux êtres humains que la peur, et l’on ne saurait fournir de meilleure preuve du pouvoir de la discipline artificielle que la victoire qu’elle s’est montrée capable de remporter en tout temps et en tout lieu sur un sentiment si puissant et universel. Il existe sans doute de très grandes différences entre un être humain et un autre dans la facilité ou la difficulté avec laquelle il acquiert cette vertu. Il n’y a guère de domaine de l’excellence humaine où les différences de tempérament originel soient plus accusées. Mais on peut légitimement douter que l’être humain soit naturellement courageux. Bien des gens sont naturellement querelleurs, irascibles ou enthousiastes, et quand ces passions sont fortement excitées, elles peuvent les rendre insensibles à la peur. Mais ôtez l’émotion antagoniste, et la peur rétablit son empire ; le courage permanent est toujours l’effet de la culture. Le courage que l’on rencontre parfois, bien que nullement de façon générale, parmi les tribus de sauvages est tout autant le résultat de l’éducation que celui des Spartiates ou des Romains. Dans ces tribus, le sentiment public est orienté de la façon la plus ferme vers toutes les formes d’expression par lesquelles on peut rendre honneur au courage et couvrir la lâcheté de mépris et de ridicule. On dira peut-être que l’expression d’un sentiment implique le sentiment lui-même, et que la formation des jeunes au courage suppose un peuple originellement courageux. En fait, elle suppose seulement ce que suppose toute bonne coutume : qu’il se soit trouvé des individus meilleurs que les autres pour l’instaurer. Quelques individus, qui avaient comme les autres des peurs à surmonter, ont dû avoir la force de caractère et la volonté nécessaires pour vaincre en eux-mêmes cette émotion. Ceux-là ont dû acquérir l’influence qui revient aux héros, car ce qui est à la fois étonnant et manifestement utile ne manque jamais d’être admiré ; et c’est en partie sous l’effet de cette admiration et en partie par la crainte qu’ils ont inspirée qu’ils ont dû obtenir le pouvoir de légiférer, et qu’ils ont pu établir toutes les coutumes qui leur plaisaient.

Considérons à présent une qualité qui constitue la plus visible et l’une des plus radicales différences entre les êtres humains et la plupart des animaux inférieurs, une qualité dont l’absence rend plus que toute autre chose l’homme bestial, à savoir la propreté. N’est-il rien de plus artificiel ? Les enfants, et les classes inférieures de la plupart des pays, semblent réellement aimer la saleté ; la grande majorité de la race humaine y est indifférente : des nations entières composées par ailleurs d’êtres civilisés et cultivés tolèrent certaines de ses pires formes, et elle ne choque systématiquement qu’une très faible minorité. Il semble bien que la loi universelle en la matière soit que la saleté choque uniquement ceux à qui elle n’est pas familière, de sorte que ceux qui ont vécu dans une condition si artificielle qu’ils n’y ont été habitués sous aucune forme sont les seuls qu’elle dégoûte sous tous ses aspects. De toutes les vertus, la propreté est celle dont il est le plus évident qu’elle n’est pas un instinct, mais une victoire sur l’instinct. Assurément, ni la propreté ni l’amour de la propreté ne sont naturels à l’homme ; n’est naturelle que la capacité d’acquérir l’amour de la propreté.

Jusqu’ici, nos exemples ont porté sur des vertus personnelles — celles que Bentham qualifie de vertus envers soi-même [self-regarding virtues] — car, si tant est qu’il existe des vertus conformes à un esprit inculte, on pourrait s’attendre à ce que ce soient celles-là. Des vertus sociales, il est presque superflu de parler, tant est unanime le verdict rendu par l’expérience que l’égoïsme est naturel. Je n’entends nullement par là nier que l’empathie ne soit tout aussi naturelle ; je crois au contraire que sur ce fait important reposent la possibilité de tout développement de la bonté et de la générosité, et l’espoir de les voir à terme prendre totalement le dessus. Mais les caractères doués d’empathie, laissés incultes, et abandonnés à leurs instincts empathiques, sont aussi égoïstes que les autres. La différence réside dans le genre d’égoïsme ; le leur n’est pas solitaire, mais empathique : c’est l’égoïsme à deux, à trois, ou à quatre (Footnote: Les mots en italiques sont en français dans le texte de Mill.) ; ils peuvent se montrer très aimables et charmants envers ceux avec qui ils sympathisent et grossièrement injustes et indifférents envers le reste du monde. En effet, les personnes les plus sensibles, qui sont les plus capables de sympathie et qui en demandent le plus, sont, du fait même de leur sensibilité, soumises à tant de puissantes impulsions de toutes sortes qu’elles offrent souvent les exemples les plus frappants d’égoïsme, bien qu’il soit d’une espèce moins repoussante que celui des natures plus froides. A-t-il jamais existé une personne chez qui, indépendamment de tout enseignement par des maîtres, des amis ou des livres, et de tout effort délibéré pour se modeler elle-même selon un idéal, la bienveillance naturelle a été un attribut plus puissant que l’égoïsme sous l’une quelconque de ses formes ? On peut laisser cette question sans réponse car chacun doit admettre que de tels cas sont extrêmement rares, et cela suffit pour mon propos.

Mais ne parlons pas davantage de la maîtrise de soi en faveur des autres et considérons la forme la plus commune de maîtrise de soi pour soi-même, à savoir la capacité de sacrifier un désir présent à un objet éloigné ou à un but général indispensable pour mettre en accord ses actions avec la conception qu’on a de son propre bien. Même cette qualité n’a rien de naturel pour l’être humain qui n’a pas été soumis à une certaine discipline, comme le montrent la durée de l’apprentissage qu’elle exige chez les enfants, la façon très imparfaite dont elle est acquise par les personnes destinées par leur naissance à exercer le pouvoir et dont la volonté est rarement contrariée, ainsi que par les personnes envers qui on s’est montré trop indulgent dès leur plus jeune âge ; on peut le voir aussi par l’absence prononcée de cette qualité chez les sauvages, les soldats et les marins, et, à un degré un peu moindre, chez la quasi-totalité des classes les plus pauvres de ce pays et de beaucoup d’autres. Sous l’angle qui nous intéresse ici, la principale différence entre cette vertu et la plupart des autres est que, bien qu’elle requière comme elles un processus de formation, elle se prête davantage à l’auto-apprentissage. C’est une idée rebattue que la maîtrise de soi ne s’acquiert que par l’expérience, et si cette qualité est bien plus près d’être naturelle que les autres dont on a parlé, c’est seulement dans la mesure où l’expérience personnelle a une certaine tendance à l’engendrer sans l’aide d’un enseignement extérieur. D’elle-même, la nature ne donne pas plus cette vertu que toute autre, mais elle dispense souvent les récompenses et punitions qui stimulent son développement, et qui dans d’autre cas doivent être instituées artificiellement à cet effet.

De toutes les vertus, la véracité est celle dont le caractère naturel pourrait sembler le plus plausible, puisqu’en l’absence de motifs poussant en sens contraire, les paroles se conforment habituellement aux faits, ou du moins ne s’en écartent pas intentionnellement. C’est donc de cette vertu que des écrivains comme Rousseau se plaisent à parer la vie sauvage, dont ils font ressortir les mérites par contraste avec la perfidie et la fausseté de la civilisation. Hélas, ce tableau purement fantaisiste est contredit par toutes les réalités de la vie sauvage. Les sauvages sont toujours menteurs. Ils ne conçoivent pas le moins du monde la vérité comme une vertu. Ils se sentent tenus de ne pas trahir, comme de ne pas blesser de toute autre manière, les personnes auxquelles ils sont attachés par quelque lien spécial d’obligation : leur chef, leur hôte peut-être, ou leur ami ; ces sentiments d’obligation sont la morale qu’on enseigne dans l’état sauvage, étant ceux qui se développent dans les conditions qui lui sont propres. Mais l’idée de mettre un point d’honneur à respecter la vérité par amour de la vérité ne les effleure pas ; il en va de même dans l’Orient tout entier et dans la plus grande partie de l’Europe. Dans les rares pays suffisamment avancés pour que cette règle existe, elle ne concerne qu’une petite minorité de personnes, qui sont les seules à s’y plier en toutes circonstances, quelles que soient les tentations auxquelles elles sont soumises.

L’usage répandu de l’expression « justice naturelle » laisse supposer qu’on pense que la vertu de justice est directement implantée en nous par la nature. Je crois cependant que le sentiment de justice a une origine totalement artificielle, et que l’idée de justice naturelle ne précède pas, mais qu’elle suit, celle de justice conventionnelle. Plus nous remontons loin vers les premiers modes de pensée de l’humanité, que nous considérions les temps anciens (y compris ceux de l’Ancien Testament) ou les portions de l’espèce humaine dont la condition actuelle n’est pas plus avancée que celle des temps anciens, et plus nous trouvons que la conception de la justice est complètement définie et limitée par les dispositions expresses de la loi. Les justes droits d’un homme signifiaient autrefois les droits que lui conférait la loi ; un homme juste était celui qui n’avait jamais attenté, ni cherché à attenter, à la propriété ou aux autres droits légaux d’autrui. L’idée d’une justice supérieure, à laquelle devrait se conformer le droit positif, et qui contraindrait la conscience même en l’absence d’une injonction inscrite dans la loi, n’est apparue que plus tard ; elle a été inspirée par l’analogie avec la justice légale avec laquelle elle maintient un parallélisme dans toutes ses variétés et nuances, et à laquelle elle emprunte la quasi-totalité de sa phraséologie. Les mots justus et justicia dérivent de jus, le droit. Les cours de justice, l’administration de la justice, désignent toujours les tribunaux.

Si l’on veut dire que les germes de toutes ces vertus doivent se trouver dans la nature humaine, sans quoi l’humanité serait incapable de les acquérir, je suis prêt à l’admettre, sous réserve de quelques précisions. Les mauvaises herbes qui disputent le sol à ces germes bénéfiques ne sont pas de simples germes, mais des pousses prodigieusement luxuriantes qui, dans tous les cas sauf un sur mille, étoufferaient et détruiraient les bons germes, si l’intérêt qu’ont les hommes à les soigner les uns chez les autres n’était pas d’une si haute importance qu’ils ne manquent jamais de le faire, dans la mesure permise par leur intelligence (encore très imparfaite sous cet angle comme sous d’autres). C’est grâce à ces soins, commencés de bonne heure, et non contrecarrés par des influences néfastes, que, chez quelques spécimens de la race humaine bénéficiant de circonstances favorables, les sentiments les plus élevés dont l’humanité soit capable sont devenus une seconde nature, plus forte que la première, qui a absorbé la nature originelle plus qu’elle ne l’a assujettie. Les êtres exceptionnellement doués qui ont atteint une excellence analogue en se cultivant par eux-mêmes y sont arrivés essentiellement par ce même moyen. Car comment pourrait-on se cultiver soi-même sans l’aide du sentiment général de l’humanité transmis par des livres, et sans la contemplation de personnages admirés, réels ou imaginaires ? La seule nature qu’on puisse recommander de suivre et donc celle des êtres humains les meilleurs et les plus nobles : une nature créée ou du moins perfectionnée artificiellement. Il est presque superflu d’ajouter que même cette nature-là ne peut être érigée en norme suprême de conduite, étant elle-même le fruit d’une éducation et d’une culture dont le choix, s’il est rationnel et non accidentel, a été nécessairement déterminé par une norme préalablement choisie.

Ce bref aperçu suffit amplement à prouver que le devoir de l’homme est le même envers sa propre nature qu’envers celle de toutes les autres choses : non point de la suivre, mais de l’amender. Toutefois, il y a des gens qui, sans chercher à nier que l’instinct doit être subordonné à la raison, poussent la déférence envers la nature jusqu’à soutenir que chaque inclination naturelle possède nécessairement quelque sphère d’action qui lui est allouée, quelque débouché destiné à son assouvissement. Tous les désirs naturels, disent-il, doivent avoir été implantés dans un but, et cet argument est poussé si loin qu’on entend souvent affirmer qu’à chaque désir supposé naturel correspond forcément dans l’ordre de l’univers un objet pourvoyant à sa satisfaction, à tel point (par exemple) que bien des gens croient que le désir d’une prolongation infinie de l’existence est en soi une preuve suffisante de la réalité de la vie future.

Je pense qu’il y a une absurdité radicale dans tous les efforts qu’on fait pour découvrir, en détail, les desseins de la Providence, afin, une fois découverts, de l’aider à les réaliser. Ceux qui, sur la base d’indications particulières, soutiennent que la Providence veut ceci ou cela, croient ou bien que le Créateur peut tout ce qu’il veut, ou bien qu’il ne le peut pas. Si l’on retient la première hypothèse — si la Providence est toute-puissante — alors elle veut tout ce qui arrive, et le fait même qu’une chose arrive prouve que la Providence l’a voulue. S’il en est ainsi, toute action humaine est prédéterminée par la Providence, et constitue un accomplissement de ses desseins. Mais si, conformément à la plus religieuse des deux hypothèses, la Providence ne veut pas tout ce qui arrive, mais seulement ce qui est bon, alors l’homme a vraiment le pouvoir d’aider la Providence par ses actions volontaires. Mais il ne peut découvrir ses intentions qu’en considérant ce qui tend à promouvoir le bien général, et non ce pour quoi l’homme a un penchant naturel. Car, dans cette optique, étant donné les limites qu’imposent à la puissance divine des obstacles cachés mais insurmontables, qui pourrait affirmer que l’homme a pu être créé dépourvu des désirs qui ne peuvent jamais être satisfaits, et même de ceux qui ne doivent jamais l’être ? Il se peut que les penchants dont l’homme est doté, tout comme les autres mécanismes que nous observons dans la nature, soient l’expression, non de la volonté divine, mais des chaînes qui entravent son action, de sorte que s’en remettre à eux pour guider notre conduite, c’est risquer de tomber dans le piège tendu par l’ennemi. Postuler que tout ce que la Bonté Infinie peut désirer se produit réellement dans l’univers, ou du moins qu’on ne doit jamais dire ou supposer que tel n’est pas le cas, est digne seulement de ceux que leurs craintes serviles amènent à offrir des mensonges en hommage à un Être, dont ils font profession de croire qu’on ne saurait l’abuser et qu’il a toute fausseté en abomination.

Examinons l’hypothèse particulière selon laquelle toutes les impulsions naturelles, toutes les tendances suffisamment universelles et spontanées pour pouvoir passer pour des instincts, existent pour de bonnes fins, et ne doivent donc pas être réprimées mais seulement régulées. Cette hypothèse est certainement vraie pour la majorité d’entre elles, car l’espèce n’aurait pu se perpétuer si la plupart de ses penchants n’avaient pas été dirigés vers des choses nécessaires ou utiles à sa préservation. Mais, à moins de pouvoir réduire les instincts à un très petit nombre, on doit reconnaître que nous avons aussi de mauvais instincts, que l’éducation devrait avoir pour objet non pas simplement de réguler mais d’extirper, ou plutôt de faire périr par désuétude (ce qui est possible même pour un instinct). Ceux qui sont enclins à multiplier le nombre des instincts y incluent habituellement celui qu’ils nomment l’instinct de destruction : la propension à détruire par amour de la destruction. Je ne vois aucune bonne raison de préserver ce penchant, pas plus que cet autre qui, s’il n’est pas un instinct y ressemble beaucoup, celui qu’on appelle l’instinct de domination : le fait de se délecter à agir en despote, à tenir les autres êtres soumis à sa volonté. L’homme qui prend plaisir à exercer l’autorité pour elle-même, indépendamment du but pour lequel elle doit être employée, est la dernière personne à qui l’on voudrait confier le pouvoir. Il y a aussi des personnes qui sont cruelles par caractère, ou, comme on dit, par nature ; qui prennent un réel plaisir à infliger ou voir infliger la souffrance. Ce type de cruauté n’est pas simple dureté de cœur, défaut de pitié ou de remords, c’est une tendance active, une forme particulière d’excitation voluptueuse. L’Orient et le sud de l’Europe ont fourni, et fournissent probablement encore, d’abondants exemples de cet odieux penchant. Je suppose qu’on admettra qu’il ne s’agit pas d’une des inclinations naturelles qu’on aurait tort de supprimer. La seule question serait de savoir si ce n’est pas un devoir de supprimer l’homme avec le penchant.

Quand bien même il serait vrai que chacun des penchant élémentaire de la nature humaine a ses bons côtés, et que moyennant une somme suffisante d’éducation artificielle il peut être rendu plus utile que nuisible, cela compterait bien peu, puisqu’il faudrait en tout cas admettre que, sans une telle éducation, tous ces penchants, y compris ceux nécessaires à notre préservation, empliraient le monde de misère, rendant la vie humaine bien trop semblable au spectacle odieux de violence et de tyrannie qu’offre le reste du règne animal, sauf quand il est apprivoisé et discipliné par l’homme. Ceux qui se flattent de lire les desseins du Créateur dans ses œuvres auraient dû, s’ils s’étaient montrés cohérents, tirer certaines conclusions devant lesquelles ils se sont dérobés. Car si tant est que l’on trouve dans la Création des signes quelconques d’une intention spéciale, le plus évident est que la plupart des animaux sont destinés à passer leur existence à en tourmenter et à en dévorer d’autres. Ils ont été généreusement pourvus des instruments nécessaires pour cela ; leurs instincts les plus puissants les y poussent, et beaucoup d’entre eux semblent avoir été bâtis de telle sorte qu’ils ne peuvent se nourrir d’aucune autre façon. Si le dixième des efforts qu’on a consacrés à découvrir partout dans la nature des adaptations bénéfiques avaient été employés à rassembler des preuves pour noircir le caractère du Créateur, quelle vaste matière à commentaire aurait-on pu trouver dans l’existence entière des animaux inférieurs, divisés presque sans exception en dévorateurs et dévorés, et soumis à mille maux contre lesquels on leur a refusé toutes les facultés nécessaires pour se défendre ! Si nous ne sommes pas obligés de croire que la création animale est l’œuvre d’un démon, c’est parce que nous n’avons pas besoin de supposer qu’elle est l’œuvre d’un Être au pouvoir infini. Mais si, dans ce cas, on adoptait comme règle d’action l’imitation de la volonté du Créateur telle qu’elle se révèle dans la nature, les atrocités les plus monstrueuses commises par les pires des hommes se trouveraient amplement justifiées par l’intention apparente de la Providence, qui semble avoir voulu que dans tout le monde vivant le faible soit la proie du fort.

Les observations précédentes sont loin d’avoir épuisé la variété presque infinie des manières et des occasions où l’on recourt à l’idée de conformité avec la nature comme élément d’appréciation éthique des actions ou des traits de caractère. Le même préjugé favorable accompagne le mot « nature » dans les nombreuses acceptions où il est employé pour distinguer certaines parties de la constitution humaine par opposition à d’autres. Jusqu’ici, nous n’avons retenu que l’une de ces acceptions, dans laquelle il désigne de façon générale les composantes de notre constitution mentale et morale qu’on suppose innées, par opposition à celles qui sont acquises : comme lorsqu’on oppose la nature à l’éducation ; ou lorsqu’on appelle « état de nature » un état sauvage, sans lois, arts ni sciences ; ou quand on pose la question de savoir si la bienveillance ou le sentiment moral sont naturels ou acquis ; ou quand on se demande si certaines personnes sont par nature poètes ou oratrices et d’autres non. Mais dans un sens différent et plus vague, on qualifie souvent de naturel n’importe quel comportement humain, lorsqu’on veut simplement dire qu’il n’est pas calculé ou délibérément adopté dans une circonstance particulière : comme lorsqu’on dit d’une personne qu’elle marche ou parle avec une grâce naturelle ; ou que sa façon d’être ou son caractère sont naturellement tels et tels, en voulant dire par là qu’ils sont ainsi quand elle ne cherche pas à les contrôler ou les déguiser. Dans une acception encore plus floue, on dit qu’une personne est naturellement ce qu’elle était avant de subir les effets d’une certaine cause, ou qu’elle est naturellement ce qu’on suppose qu’elle serait en l’absence d’un certain facteur. C’est ainsi qu’on dit d’une personne qu’elle est naturellement peu douée, mais qu’elle est devenue intelligente à force d’étude et de persévérance ; qu’elle est naturellement gaie, mais que le malheur l’a aigrie ; qu’elle est naturellement ambitieuse, mais qu’elle est restée au bas de l’échelle sociale faute d’occasions de s’élever. Enfin, le mot « naturel », appliqué à des sentiments ou à une conduite, semble souvent signifier simplement qu’ils sont ceux que l’on rencontre habituellement chez les êtres humains : comme lorsqu’on dit qu’une personne a agi, dans telle occasion, comme il est naturel de le faire ; ou quand on juge parfaitement naturel d’être affecté d’une certaine façon par quelque spectacle, son, pensée, ou incident de la vie.

Dans tous ces sens du terme, la qualité dite naturelle est très souvent, de l’aveu général, pire que celle qu’on lui oppose ; néanmoins, chaque fois que cela n’est pas évident au point d’être incontestable, on semble admettre l’idée que décrire une qualité comme naturelle établit une forte présomption en sa faveur. Pour ma part, je ne puis trouver qu’un seul sens dans lequel les mots « nature » ou « naturel », appliqués à un être humain, sont des termes réellement élogieux, et dans ce cas l’éloge est seulement négatif : c’est quand on emploie ces mots pour dénoter l’absence d’affectation. On peut définir l’affectation comme l’effort pour paraître ce qu’on n’est pas, lorsque le motif ou l’occasion ne se prêtent ni à excuser cette tentative, ni à lui attribuer le nom plus odieux d’hypocrisie. Il faut ajouter que la tromperie s’adresse souvent autant à son auteur qu’à des tiers ; il imite les signes extérieurs de qualités qu’il aimerait avoir, dans l’espoir de se persuader lui-même qu’il les possède. Qu’il s’agisse d’abuser les autres ou de s’abuser soi-même, ou de quelque chose balançant entre les deux, c’est à très juste titre que l’affectation est tenue pour un motif d’opprobre, et le naturel, compris comme l’inverse de l’affectation, pour une qualité. Mais un terme plus approprié pour nommer cette qualité estimable serait celui de sincérité, un mot qui a perdu son sens élevé originel, et qui dans le langage courant ne désigne plus qu’une branche subalterne de la vertu cardinale qu’il désignait autrefois dans sa totalité.

Parfois aussi, dans les cas où le terme d’affectation serait impropre, parce que la conduite ou l’attitude dont on parle sont réellement dignes d’éloges, les gens disent pour dénigrer la personne concernée qu’une telle conduite ou attitude ne lui sont pas naturelles, et font des comparaisons peu flatteuses entre cette personne et une autre, chez qui elles le sont. Ils veulent dire par là que ce qui semble excellent chez l’une est l’effet d’une surexcitation temporaire, ou d’une grande victoire sur elle-même, tandis que chez l’autre c’est le résultat à attendre de son caractère habituel. Il n’y pas lieu de condamner cette façon de s’exprimer, puisqu’ici le mot « nature » sert seulement à désigner la disposition ordinaire de la personne, et que si elle est louée, ce n’est pas pour être naturelle, mais pour être naturellement bonne.

La conformité avec la nature n’a absolument rien à voir avec le bien et le mal. Il n’est jamais pertinent d’introduire cette idée dans quelque discussion éthique que ce soit, sauf occasionnellement et partiellement, quand il s’agit de degrés de culpabilité. Pour illustrer ce point, considérons l’expression « contre-nature », qui véhicule le sentiment de réprobation le plus intense en rapport avec l’idée de nature. Le fait qu’une chose soit contre-nature, dans tous les sens précis qu’on puisse donner à ce terme, ne prouve pas qu’elle soit blâmable, puisque les actions les plus criminelles ne sont pas plus contraires à la nature d’un être tel que l’homme que la plupart des vertus. L’acquisition de la vertu a été considérée de tout temps comme une entreprise pénible et difficile, tandis que le descensus Averni (Footnote: Descensus Averni : descente aux enfers. (NdT)) est au contraire d’une facilité proverbiale, car il est certain que la plupart des gens doivent surmonter plus d’inclinations naturelles pour atteindre des sommets de vertu que pour passer toutes les bornes du vice. Mais si on a décidé, sur d’autres bases, qu’une action, ou une inclination, est blâmable, le fait qu’elle soit contre-nature, c’est-à-dire contraire à quelque sentiment fort habituellement présent chez les êtres humains, peut constituer une circonstance aggravante car, en surmontant cette répugnance, le mauvais penchant, quel qu’il soit, prouve qu’il est à la fois puissant et profondément enraciné. Bien sûr, cette présomption n’a pas lieu d’être si l’individu n’a jamais ressenti cette répugnance et, par conséquent, il ne convient pas de faire valoir cet argument à moins que le sentiment violé par l’acte soit non seulement justifiable et raisonnable, mais que le fait d’en être dépourvu soit aussi à blâmer.

On ne doit jamais, selon moi, admettre l’excuse correspondante qui consiste à atténuer la gravité d’un acte coupable sous prétexte qu’il est naturel, ou inspiré par un sentiment naturel. Il n’a guère été commis de mauvaises actions qui ne soient parfaitement naturelles, et dont les mobiles n’aient été des sentiments parfaitement naturels. Par conséquent, cela ne constitue pas une excuse au regard de la raison, mais il est tout à fait « naturel » que c’en soit une aux yeux d’une foule de gens, car pour eux l’expression signifie qu’ils éprouvent un sentiment semblable à celui du criminel. Quand ils disent d’une chose dont ils ne peuvent nier le caractère condamnable qu’elle est néanmoins naturelle, ils veulent dire qu’ils peuvent imaginer qu’eux-mêmes soient tentés de la commettre. La plupart des gens éprouvent une indulgence considérable envers toutes les actions dont ils sentent une source possible à l’intérieur d’eux-mêmes, réservant leur rigueur à des actions, peut-être moins mauvaises en réalité, dont ils ne peuvent comprendre en aucune manière qu’on puisse les commettre. Si une action les persuade (souvent sur des bases très contestables) que la personne qui l’a commise ne leur ressemble en rien, il est rare qu’ils mettent beaucoup de soin à examiner quel degré précis de blâme elle mérite, ou même s’il est justifié de porter sur elle une condamnation quelconque. Ils mesurent le degré de culpabilité par la force de leur antipathie, et de là vient que des différences d’opinion et même des différences de goûts ont suscité une aversion morale aussi intense que les crimes les plus atroces.

Il est utile de résumer en quelques mots les principales conclusions de cet essai.

Le mot « nature » a deux sens principaux : il désigne soit le système entier des choses, avec l’ensemble de leurs propriétés, soit les choses telles qu’elles seraient en l’absence d’intervention humaine.

Dans le premier sens, la doctrine selon laquelle l’homme doit suivre la nature est absurde, car l’homme ne peut rien faire d’autre que cela, puisque toutes ses actions reposent sur des lois la nature, physiques ou mentales, et obéissent à ces lois.

Dans le second sens du mot, la doctrine selon laquelle l’homme doit suivre la nature — ou, en d’autres termes, la doctrine selon laquelle il doit prendre le cours spontané des choses pour modèle de ses actions volontaires — est à la fois irrationnelle et immorale.

Irrationnelle, parce que toute action humaine consiste à altérer le cours spontané de la nature, et toute action utile à l’améliorer.

Immorale, parce que le cours des phénomènes naturels étant rempli de tous les événements qui, lorsqu’ils résultent de l’action humaine, méritent le plus d’inspirer la répulsion, quiconque s’efforcerait par ses actes d’imiter le cours naturel des choses serait universellement considéré comme le plus mauvais des hommes.

Le plan de la nature, considéré dans son ensemble, ne peut pas avoir eu pour seul, ni même pour principal objet le bien des êtres humains ou des autres êtres sentients. Le bien qu’il leur procure résulte principalement de leurs propres efforts. Tout ce qui dans la nature indique une intention tournée vers le bien, prouve que cette Bonté n’est armée que d’un pouvoir limité. Le devoir de l’homme est de coopérer avec les pouvoirs bienfaisants, non pas en imitant le cours de la nature, mais en s’efforçant sans cesse de le corriger, et de rendre cette part de la nature sur laquelle il peut exercer un contrôle plus conforme à une norme élevée de justice et de bonté.











Notes

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