Manières d’être vivants, de Baptiste Morizot, est paru en février 2020 chez Actes Sud. C’est un ensemble composé d’une série d’essais. Dans ce billet, l’essentiel est la première partie : de courts extraits qui donnent un aperçu de certains aspects du livre. La seconde partie est une mise en garde : ne prenez pas ces extraits pour une version miniaturisée de l’ouvrage.
Quelques extraits de Manières d’être vivants
C'est là qu'il perce la nuit. Un hurlement de loup parfait, juste à côté de nous. Nous nous immobilisons comme frappés par la foudre. […] Alors, je réponds. Je hurle comme j'ai appris à le faire, pour correspondre à l'attitude, à la trame, à l'enroulé particulier de leur langue. […] Mais sans en comprendre un traître mot. Un silence à nouveau, presque amoureux, l'attente d'une réponse à une attention. Et il chante. Un cri magnifique, très monotone, presque parfait. Alors je réponds, il faut bien rester courtois, mais comment sortir de cette mascarade ? À nouveau, en modulant avec soin, plus haut cette fois, il chante, très près, juste derrière une crête à trente mètres de nous. Alors un deuxième loup répond, plus loin au sud : un hurlement plus profond, plus solide, plus bas aussi, et nous répondons ensemble, le loup caché et moi. Un troisième loup répond, là-bas au sud-est. (p. 41)
Le barbare, au sens étymologique est celui qui, à l'oreille du Grec, fait « barbabar », celui qui parle par borborygmes inintelligibles : celui qui ne sait pas parler la vraie langue. Mais plus finement, le barbare n'est pas un personnage, c'est le nom d'un moment dans la rencontre : le moment où on ne sait pas encore si celui d'en face parle comme nous, ou s'il ne fait que produire des bruits. […] Or il me semble qu'une interprétation prudente de la situation reconnaîtrait au moins que ce loup qui me répond me prend littéralement pour un barbare, c'est-à-dire un de ces êtres dont il ignore encore si oui ou non ils sont capables de parler, c'est-à-dire de parler sa langue. […] Et puis la mascarade est éventée, retour à la malédiction de Babel, je ne suis qu'un barbare qui voudrait vous parler. (p. 50-51-52)
Le fait qu'il y ait quelque chose comme du « dialogue » avec le loup n'implique pas, par exemple, qu'on partage des informations élaborées, dans un usage du langage typique des dialogues humains. […]
Le hurlement révèle aux autres loups, à dix kilomètres à la ronde, ma personne, mon état émotionnel, mon désir, ma peur […].
Le hurlement de regroupement fusionne ainsi plusieurs fonctions de la parole humaine : informatif, incitatif, performatif. C'est simultanément un parler-de (je suis là), un parler-à (trouvez-moi) et un parler-faire. Il formule ainsi dans un seul chant inséparé : « Je suis-là, où êtes-vous ? Soyons meute » ; mais aussi il fait meute en le disant. (p. 68-69)
Alors, vous les voyez ? Non, ils sont déjà loin, fantômes. […] Nous n'avons pas le même corps, l'espace n'est pas le même pour eux que pour nous […] ils sont capables de courir plus de cent kilomètres par jour et ce plusieurs jours d'affilée dans des pentes improbables. (p. 75)
Et lorsqu'on s'accroupit sur ses traces on comprend clairement la situation : il s'est posté aux aguets derrière le rocher pour nous observer […] il est bien venu à notre rencontre, mais il a contourné, rusé, le lieu où nous l'attendions, il nous a espionnés l'espionnant, il est venu prendre connaissance de notre nature après avoir pris langue avec nous. Et puis ses traces disparaissent dans un vallon caché et partent dans la direction des autres hurlements, vers de vrais loups cette fois. (p. 76)
On a suivi sur plusieurs centaines de mètres cette piste avec une seule empreinte visible, en ligne droite, et au moins cinq ou six individus dedans, qui posaient donc parfaitement leurs deux pieds (avant puis arrière) dans la même empreinte, sans la moindre erreur : dix pieds à la suite posés dans une seule et même trace d'orfèvre. […] [U]ne origine de cet usage étrange, qui consiste à courir tous dans la même trace, revient bien à un perfectionnement collectif de la course dans la neige : il y a un épuisement caractéristique à enfoncer le pied puis à le ressortir à chaque pas dans ces conditions météo. Alors le premier fait l'effort pour tous les autres, qui jouissent de la route ouverte et stabilisée par l'éclaireur. (p. 80)
Mais si c'était si simple, ce ne serait pas vivant. Une seule fonction ne permet pas de traduire le sens réel d'un comportement, on l'a vu. […] L'exigence de furtivité est partagée chez les mammifères, c'est avec des corps analogues et pour des problématiques vitales communes qu'on la rencontre. Quand on essaie de marcher silencieusement, on se rend vite compte que c'est à l'instant où on lève les yeux pour sonder le sous-bois qu'immanquablement, on pose le pied sur une branche dont le craquement fait lever les oiseaux, crier le geai, et fuir les attentifs. Lorsqu'on perd de vue là où on pose le pied. Or, le grand drame des fauves quadrupèdes, c'est qu'ils sont tenus à la furtivité, tout en étant structurellement incapables de voir jamais où ils posent leur pied arrière. La solution inventée par leur lignée évolutive est évidente : il suffit que le corps apprenne à le positionner toujours exactement là où l'on a posé le pied avant. (p. 81)
[N]ous sommes tombés sur la piste de la meute […] ils étaient passés le matin même comme au trot de parade, clan souverain, d'abord sur une seule ligne, puis explosion en delta d'individus en croisant le sentier humain. À nouveau, cet effet senti d'une dynastie féodale, pourquoi ? Les traces ont une tonalité d'existence caractéristique ici : un message expansif, démonstratif, presque m'as-tu-vu, très détendu, roulant des mécaniques, ne se cachant pas un instant. […] Il y a quelque chose d'éthologique, au-delà de l'humain, dans l'effet de bande : quelque chose qu'on a tous ressenti, parfois du dedans, dans un bar entre amis, et souvent du dehors, quand on est dans la rue, un effet « quand on arrive en ville ». (p. 85)
Pister, c'est bien plus ambigu et suspendu que lire : c'est traduire. Traduire les signes donnés par un vivant qui est simultanément alien et parent. Traduire des « intraduisibles ». Le concept d'« intraduisible » est très élégant, parce qu'il dit l'impossibilité de traduire, au sens où on n'aura jamais le « vrai » sens, ce qui permet de formuler une règle de probité toute simple, mais sans pour autant dire qu'il faut arrêter de chercher à le faire. Au contraire, un intraduisible, il faut continuer indéfiniment à le traduire. (p. 86)
Ce qui est fascinant, c'est que la meute a ses propres logiques de déplacement. Leur trajectoire n'erre pas, elle file comme une lame de couteau. […] Ils connaissent bien mieux le territoire que nous. […] Ils savent a priori où ils veulent aller, et alors ils planifient la trajectoire optimale. […] À un moment, l'un d'entre nous part en éclaireur remonter un ruisseau pour chercher plus haut une piste praticable. Au même instant, je vois que les loups sont passés juste à notre hauteur, et je me surprends à dire : « Ça ne sert à rien que tu montes là-haut : si les loups sont passés ici, c'est qu'il n'y a pas de piste plus pratique au-dessus. » (p. 92)
Nous les suivions en continu depuis au moins un kilomètre dans le bush et il n'y avait aucun marquage territorial. Et là, à peine la meute débouche-t-elle sur un sentier achalandé d'humains, de chiens, de renards, et d'autres, que tous les cinquante mètres trône bien en vue un drapeau : urines, excréments, grattis. […] C'est donc nécessairement une réponse à la présence des autres espèces […] Ce qui est intéressant, c'est que ce n'est pas un dialogue monospécifique. À côté des marquages des loups, on isole des marquages de renards, de chiens, de mustélidés. On ne sait pas encore ce que cela veut dire, mais ce sont bien des blasons et des drapeaux : il y a une sorte de dialogue muet avec d'autres espèces. (p. 94)
Cette forme de vie bien particulière inventée par les loups, c'est celle d'une alternance entre socialité intense, souvent nocturne, et une solitude choisie, souveraine, élective, souvent le jour (mais il n'y a pas de règles : c'est vivant.) Et ce justement parce que malgré le fait qu'on a couru seul, toute la journée […] chacun dans la direction qu'il choisit, on peut toujours se retrouver n'importe où, quand bon nous semble, quand ça nous chante. (p. 112)
Tout à coup, je [loup] sens le flanc chaud d'une louve pendant qu'on attend le départ à la chasse, son flanc avec son poids qu'elle fait peser sur mon flanc, la joie pure qu'elle s'abandonne ainsi contre mon pelage de loup, ce signe de confiance, ce signe silencieux de désir de contact, la sensation euphorique du seul contact du corps de l'autre, innocent, chacun regardant ailleurs, les oreilles dressées vers le mouvement de la meute, les louveteaux, vers la lune […] allez, ça va démarrer, elle se lève, elle trottine vers la rivière, elle a soif, je la connais, et je la suis, même si je n'ai pas soif […] un hurlement retentit derrière nous dans la clairière où nous étions avec la meute, c'est notre leader, la femelle qui nous guide, elle nous appelle pour le départ à la chasse, nos quatre oreilles sont bandées vers sa voix, et nous la rejoignons, mon museau aimanté devant moi par la queue loquace de Louve. Il n'y a pas de vision plus familière : suivre la pointe de fourrure d'une queue aimée, le champ de vision occupé par le rythme gracieux du balancement de sa croupe devant, à travers les paysages alentour rendus évanescents par la vitesse. La silhouette d'un autre loup au trot, c'est là le foyer du loup. […] Mais à l'aube […] je partirai, le museau libre enfin, aimanté par mille odeurs données par les vents, par leurs promesses, et je remonterai cette rivière jusqu'à sa source, enfin seul, enfin tranquille, jusqu'à sa source. (p. 116-117
En bricolant ce style de vie qui passe de la solitude flâneuse à l'action collective la plus tissée, les loups ont inventé ce faisant, d'ailleurs, encore autre chose : la joie des retrouvailles. Cette joie folle, échevelée, glapissante, qu'on leur voit si souvent à la caméra thermique quand ils se retrouvent le soir. […] Tout à coup le père loup arrive le premier dans la clairière où les petits ont passé la journée. C'est l'hallali, un chaos d'amour et de crocs fond sur lui, sans pitié, on va lui faire sa fête : six louveteaux et louvettes, les grands frères, les grandes sœurs, tout le monde entre dans la cérémonie. Courses folles, léchage de babines, rituels mystérieux, jeu de positions corporelles. […] C'est de l'allégresse pure, qui trouve mille parades et parures pour s'exprimer dans toute sa richesse, puisque vivre animal, c'est aussi inventer des manières d'exprimer des émotions intenses que l'on a en partage. (p. 119)
Par exemple, les deux taches blanches au-dessus des yeux du loup, dans la position des sourcils humains, sont comme un maquillage de mime : elles stylisent et accentuent les positions de regard qui disent l'intérêt, la peur, la surprise, la soumission ou la majesté.
Le masque lupin est capable de mille jeux : la colère drue plisse verticalement les rides du front, comme des trombes, lorsqu'il faut mimer la férocité pour faire passer un message. La colère est un affect indigne quand on le subit et le fait subir, mais c'est un outil intéressant parfois quand on l'utilise comme un masque : chez les loups, ce masque de foudre permet de maintenir la cohésion sociale, en rejouant les hiérarchies, sans avoir besoin de recourir à la force. […] À l'inverse, la quiétude lisse tout le front, lorsqu'il s'agit d'apaiser un louveteau effrayé. […] Regardez comme [ces masques] accentuent la capacité du visage du plus gros loup à se faire passer pour un louveteau qui fait fondre, et l'instant d'après pour un roi en majesté. (p. 122)
CanOvis est un programme de recherche qui s'attache à comprendre l'éthologie nocturne des loups au contact des troupeaux, par l'usage de caméras thermiques, pour anticiper et mieux se prémunir face au risque de prédation des brebis. (p. 210)
Ces recherches nous apprennent […] que les relations entre loups, troupeau, chiens de protection et humains sont infiniment plus riches que ce que l'on croyait, l'acte de prédation lui-même n'étant que « la partie émergée de l'iceberg ». La caméra thermique restitue une multitude d'autres interactions au début incroyables, d'habitude invisibles : des loups qui jouent avec des chiens de protection, qui partagent avec eux des dépouilles de brebis, qui leur font la cour… […] Certaines images spectaculaires capturées par CanOvis grâce à la caméra thermique montrent par exemple un loup tranquille au beau milieu d'un troupeau de brebis sereines, qui l'examinent de tout près. (p. 211-212)
Tout à coup, cinq loups qui ont réussi une approche furtive parviennent à isoler une brebis loin du troupeau. Un seul chien a senti leur odeur, il rejoint la brebis isolée. Celle-ci est immobile, blessée ou bien pétrifiée de peur. Le chien la renifle puis se positionne devant elle. On distingue à la caméra le chien s'interposant face aux cinq fauves. Il redresse la tête, il gonfle son poitrail. Il aboie pour ameuter ses camarades, et les loups avancent vers lui en éventail. Il tourne parfois la tête vers la brebis. Il ne bouge pas. Les loups sont tout autour de lui. Il pourrait s'enfuir, il pourrait les distancer. Il les toise, aboie, les défie. Il ne bougera pas. Trois tornades blanches arrivent alors à la rescousse, trois chiens de berger d'Anatolie au grand galop, et les loups s'égaillent dans les buissons. Et le chien solitaire fuse derrière eux, désormais retissé à sa meute, aux trousses des loups qui fuient. (p 219)
Dans cette nuit-là, on pressent le pire pour les brebis, c'est peut-être la nuit de panique, pourchassées, en course haletante, dans la douleur des morsures, le sentiment d'impuissance, l'incompréhension. On se surprend à insulter les loups à la caméra, à encourager les chiens. (p. 231)
C'est le barbouillement moral des empathies multiples et contradictoires. Je me souviens distinctement de la tonalité qui s'imposait dans la bouche du leader opérationnel [de CanOvis] […] : c'était se sentir mal successivement pour tous les « malheurs du monde », c'est-à-dire pour tous les acteurs du conflit. Sur le terrain, il disait d'une minute à l'autre : je me sens mal pour la brebis qui est isolée toute seule là-bas cette nuit ; je me sens mal pour le loup que la brigade va tuer ; je me sens mal pour l'agneau attaqué par ce salaud de loup ; je me sens mal pour le chien de protection qui a été blessé ; je me sens mal pour le berger qui va encore pas dormir cette nuit ; pour la portée de louveteaux qui n'aura plus personne pour les abreuver de lait. (p. 240)
« Ce sentiment de barbouillement moral est à mon sens le symptôme d'une position philosophique et politique particulière : la diplomatie au sens réel du terme, comme diplomatie des interdépendances. Et ici, spécifiquement, une diplomatie interespèces. (p. 241)
Nota bene : ce n’est pas un livre sur la vie des loups (ou pas que)
J’ai sélectionné les extraits qui précèdent comme ça me chante. Presque tous sont tirés de passages qui parlent de vivants rencontrés en personne ; de l’émerveillement qu’ils inspirent quand on ne les côtoie pas sans les voir, ou en les prenant de haut, comme s’ils étaient moins que soi. Ce sont des fragments qui témoignent du désir de les comprendre, du pouvoir et de l’impuissance à le faire, de l’instant de grâce ressenti lorsqu’un animal d’une autre espèce est lui aussi curieux de savoir qui vous êtes.
Ma sélection de citations est biaisée par mon humeur du moment : un gros manque d’attrait pour les idées générales. Peut-être bien que ce sont les mêmes passages qui m’auraient plu quand j’étais enfant. Bref, les extraits qui précèdent ne sont pas un échantillon représentatif de tous les types de considérations que l’on trouve chez Morizot.
Il est certain que c’est un auteur brillant (Footnote: Je lui ai quand même trouvé un défaut sur ce plan : l’abus du mot « politique ». (Oui, on a le droit de faire sa difficile en tant que lectrice, même quand on écrit soi-même comme une patate.)), avec un style d’écriture éblouissant par endroits. Vous en apprendrez davantage sur sa pensée en en regardant cet enregistrement d’une émission de France Culture (La Grande table, 4 février 2020) ou, mieux, en lisant cette longue interview parue dans l’Obs le 15 février 2020.
Qu’est-ce que vous ne devinez pas avec les citations choisies ? Vous ne voyez pas qui sont les auteurs qui inspirent Morizot. Vous ne voyez pas les références à des cultures amérindiennes. Vous ne voyez pas que Morizot est philosophe, qui plus est un philosophe intelligible par le commun des mortels. Il mène par exemple toute une discussion sur la raison et les passions : sur l’erreur qu’il y a à concevoir la raison comme un maître chargé de dompter les passions, nos fauves intérieurs. Dans l’un des derniers essais du livre (« Philosophie politique de la nuit »), l’auteur endosse « l’activité philosophique par excellence » consistant à « créer des concepts ». C’est peut-être le clou du spectacle, mais moi, je n’étais ni attentive ni réceptive à cet essai. Il est possible que j’aie sauté des lignes, et possible que j’aie eu tort. C’est que comme ça, a priori, je ne crois pas qu’il se trouvera grand monde pour se sentir bouleversé par le concept de diplomatie interespèces des interdépendances, ou celui de communauté d’importance, et à qui ces concepts ouvriront les portes d’un tout nouveau rapport aux autres vivants. Ce que j’ai retenu, platement, c’est que Morizot appartient à la mouvance écolo, à cause de quelques passages dont celui-ci :
« L'enjeu est donc de défendre un certain pastoralisme qui a des égards pour la prairie, pour le milieu. Or ce qui est important ici c'est que ces égards pour la prairie exigent des troupeaux plus petits, une présence pastorale plus intense et, ce faisant, c'est un pastoralisme plus respectueux du métier de berger, au sens de l'art ancestral de mener les brebis. C'est enfin, et c'est là qu'émerge la communauté d'importance, un pastoralisme plus compatible avec la présence des loups (car la présence du berger et les petits troupeaux sont efficaces pour réduire massivement la prédation sur les troupeaux. » (p. 247)
À partir de là, on peut toujours commenter et juger l’auteur d’un autre point de vue. On constatera alors sans surprise qu’il n’est pas en tout point conforme à cet autre point de vue.
Ainsi, des antispécistes lui reprocheront sans doute ne pas distinguer le vivant du sentient. Chez les antispécistes anti-prédation (en raison de la souffrance causée aux proies), quelques-uns seront peut-être rebutés d’entrée par le fait qu’il est beaucoup question des loups.
Parmi les usagers divers du vocable « naturalisme », avec connotation négative, il s’en trouvera pour déplorer que l’antinaturalisme de Morizot ne soit pas exactement le leur.
Certains véganes ne supporteront pas que Morizot soit omnivore et dise ne pas vouloir remettre en cause la consommation d’animaux (Footnote: J’avoue avoir moi-même tiqué par endroits. Surtout dans un épisode, par ailleurs merveilleux. Une nuit, Morizot et les autres pisteurs bivouaquent dans le Vercors. Morizot hurle, mais aucune réponse ne vient d’une meute de loups qu’ils pensaient se trouver quelque part à l’est. Les pisteurs dorment à la belle étoile. Le lendemain, par hasard, en suivant des traces ailleurs, ils découvrent qu’il y avait bien des loups à l’est, et qu’ils ont réagi à l’appel de la veille, mais pas comme on l’attendait. Ils ont marché jusqu’au bivouac, puis sont resté tout près, invisibles et silencieux dans la nuit, à écouter la conversation des humains et « sentir l’odeur de charcuterie qui descend de ce campement » (p. 134). Là j’ai eu envie de secouer l’auteur : « Admettons que tu sois convaincu que le petit pastoralisme est le meilleurs compromis entre les bergers, loups, brebis et pâturages. Mais comment est-il possible que tu sois si génial à tenter de devenir loup, et que tu sois si bouché à propos des cochons ? Tu le sais, n’est-ce pas, comment on élève les cochons qui fournissent tes charcuteries ? » Puis, j’ai fait taire ma police végane intérieure ; je me suis souvenue qu’au concours de perfection du comportement personnel, le jury ne détecte que des perdants.).
Des technophobes trouveront qu’il manque de lucidité sur les des dégâts causés par l’addiction à Internet...
Je me passe volontiers de dresser une cartographie détaillée des différences entre lui et d’autres. C’est avec davantage de regrets que je ne prends pas le temps de vous raconter les chemins originaux qu’il emprunte pour nous faire éprouver la proximité avec les autres vivants – pour aiguiser l’attention que nous portons à nos alien kins (l’attention au double sens d’« être attentif à » et d’« être attentionné envers »). Car si d’une façon ou d’une autre, on se soucie de leur existence, c’est par là qu’il faut commencer.
Si vous êtes curieux de savoir comment Morizot s’y prend pour tenter de « rendre visible que la myriade de formes de vie qui constituent nos milieux donateurs sont elles aussi, depuis toujours, non pas un décor pour nos tribulations humaines, mais les habitants de plein droit du monde » (p. 29), il ne vous reste plus qu’à le lire !
© Estiva Reus
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Billet publié le 21 mars 2020 sur le blog du site estivareus.com
Notes
Footnotes: