Table des matières






La période historique couverte par Lovejoy s’étend de l’Antiquité au début du XIXe siècle. Toutefois, c’est principalement au XVIIe et, plus encore, au XVIIIe siècle que se concentrent les contributions relatives à la biologie ou à la façon de concevoir l’univers qui occupent une bonne part de ce billet.

Mutations dans la conception de l’univers

Dans l’Europe médiévale, la cosmographie dominante fut celle héritée d’Aristote. On se représentait l’univers comme un ensemble clos centré sur la Terre. De surcroît, on croyait le cosmos divisé en deux zones (sublunaire et supralunaire) aux propriétés foncièrement différentes, la frontière entre elles se situant quelque part entre la Terre et la Lune. Ces propriétés supposées rendaient physiquement impossible la présence d’êtres changeants, sujets à la génération et à la corruption, ailleurs que dans le monde sublunaire. Le ciel était censé ne contenir que des objets de forme totalement régulière, éternels et invariants, circulant sur des cercles parfaits. Il était donc inconcevable que des êtres vivants résident ailleurs que sur Terre.

Les XVIe et XVIIe siècles voient reculer l’adhésion à ce schéma. Pour notre propos (la chaîne des êtres), le changement crucial ne réside pas tant dans l’émergence de la thèse héliocentrique, que dans le fait qu’un modèle s’écartant sur deux autres points de celui d’Aristote gagne peu à peu des partisans. D’une part, plutôt que de supposer que le cosmos se termine par le cercle des étoiles fixes, on admet que l’univers est infini, ou du moins immensément grand. D’autre part, l’idée que les étoiles sont d’autres soleils fait son chemin. Et une fois admis qu’elles sont d’autres soleils, on imagine volontiers que des planètes gravitent autour d’elles. Les rangs des tenants d’un cosmos divisé en deux zones aux propriétés hétérogènes se dépeuplent. Au XVIIIe siècle, l’opinion selon laquelle l’univers comporte une multitude de systèmes planétaires est très largement partagée (Footnote: Il s’agit d’une simple opinion, bien que nombre d’auteurs des XVIIIe et XIXe siècles la présentent comme un fait établi, car les moyens d’observation de l’époque ne permettent pas de savoir si des planètes gravitent autour des étoiles. La première exoplanète ne fut détectée que bien plus tard, en 1995.).

Cette nouvelle cosmologie cadre beaucoup mieux que l’ancienne avec le principe de plénitude. Lovejoy suggère d’ailleurs que ce principe a joué un rôle dans son émergence, indépendamment de découvertes produites par l’observation ou le calcul. Ainsi, la conviction de Giordano Bruno, qui dans les années 1580 soutenait que l’univers est infini et contient une infinité de mondes, ne devait rien à des recherches astronomiques qu’il aurait menées. Elle devait peu à Copernic, bien que Bruno ait compté parmi les supporteurs de l’héliocentrisme, car Copernic avait conservé un cosmos fini se terminant par le cercle des étoiles fixes.

Bruno ne parle pas seulement d’une infinité de mondes, mais soutient de surcroît que tout ou partie d’entre eux sont habités. Il n’est pas pionnier en cela. Depuis l’Antiquité, il s’est trouvé des défenseurs du pluralisme, c’est-à-dire de l’idée que la Terre n’est pas le seul astre abritant des vivants. Mais, selon les périodes, les pluralistes ont été rares ou plus nombreux. Sur les quelque deux millénaires parcourus par Lovejoy, le XVIIIe siècle est à cet égard tout à fait remarquable. Non seulement la question extraterrestre est souvent évoquée, mais on assiste à un raz-de-marée pluraliste. Des auteurs de toute sorte (poètes, philosophes, théologiens, scientifiques) jugent possible ou certain que la vie soit présente sur d’autres planètes. Le tournant vers cet état d’esprit était déjà sensible à la fin du siècle précédent.

On voit ainsi s’affirmer une cosmographie conforme au principe de plénitude : un univers formidablement étendu, contenant une multitude d’étoiles et de systèmes planétaires, et regorgeant de vie. Cette représentation satisfait bon nombre de déistes, mais aussi de chrétiens, qui ne manquent pas de souligner combien elle invite à prendre conscience de la grandeur de Dieu. Quel meilleur témoignage de son incroyable puissance créatrice que son ardeur à remplir de corps célestes un univers infini et à les peupler d’êtres vivants adaptés aux environnements les plus divers ?

La quête des chaînons manquants et l’émergence de formes d’évolutionnisme

La prodigieuse diversité de la nature a été de tout temps détectable à l’œil nu. Toutefois, les principes de plénitude, continuité et gradation, appliqués strictement, impliquent davantage qu’une multiplicité de types d’êtres animés et inanimés. Ils supposent l’existence de toutes les formes d’êtres possibles, et l’extrême proximité des formes voisines. Or, de toute évidence, on peut imaginer des êtres qu’on n’a jamais observés dans la réalité. D’autre part, il est fréquent qu’on ne connaisse aucun représentant des intermédiaires entre un type d’êtres et un autre type assez semblable, de sorte que rien ne conforte l’hypothèse d’une gradation extrêmement fine qui rendrait imperceptible le passage d’un type au suivant.

Ces constats conduisirent certains penseurs à conclure qu’il fallait renoncer à l’idée que la chaîne des êtres constitue une description correcte de la nature. Ce fut la position de Voltaire ou de Samuel Johnson. Mais l’opinion dominante resta longtemps qu’il n’y avait pas de chaînons manquants et que leur apparente absence venait des lacunes dans les connaissances scientifiques, tandis que chaque découverte était interprétée comme une pièce supplémentaire venant s’insérer dans une structure connue d’avance.

Ce fut le cas des observations permises par l’usage du microscope XVIIe siècle : elles révélaient l’existence d’une foule d’êtres vivants jusqu’alors passés inaperçus (Footnote: Elles accentuaient aussi la perception du problème du mal dans la nature, évoqué dans le précédent billet, puisqu’il s’avérait que le parasitisme et la prédation atteignaient des proportions restées insoupçonnées tant qu’on ignorait l’existence du vaste peuple des vivants minuscules.), tout en confortant le sentiment qu’une foule d’autres restaient à découvrir. Dans les années 1740, on s’enthousiasme pour les travaux menés par Abraham Tremblay sur l’hydre, un polype d’eau douce, qui dans un premier temps semble impossible à classer en végétal ou animal : il se régénère quand on le coupe en deux comme un végétal, mais possède des tentacules et ne reste pas en permanence accroché à un élément du milieu environnant, ce qui évoque plutôt un animal. On espère donc avoir enfin trouvé une espèce appartenant à une classe d’êtres figurant dans la scala naturæ d’Aristote, les zoophytes – des intermédiaires entre les plantes et les animaux (Footnote: De nos jours, les hydres sont classées parmi les animaux de l’embranchement des cnidaires.). Parallèlement, certains se désolent de n’avoir encore découvert aucun exemple d’intermédiaire entre les minéraux et les végétaux. Charles Bonnet est tenté de considérer les cristaux comme ce type d’intermédiaires : le cristal ne naît pas d’organismes vivants préexistants comme le font les animaux ou les plantes ; néanmoins, la complexité de sa structure l’apparente au végétal (Footnote: Cf. Laura Duprey, « L’Idée de chaîne des êtres, de Leibniz à Charles Bonnet », XVIIIe siècle, 2011/1 n°43, p. 624. De façon générale, la lecture de cet article de Duprey est instructive sur plusieurs des thèmes abordés dans ce billet.).

La conception statique de la chaîne des êtres a prévalu pendant la plus grande partie des deux millénaires parcourus par Lovejoy, c’est-à-dire que l’on supposait que tous les types d’êtres coexistaient en permanence. La temporalisation de la chaîne qui intervient chez une partie des auteurs du XVIIIe siècle allège le problème des chaînons manquants, puisque désormais ce n’est plus à chaque point du temps que toutes les formes d’êtres sont supposées être présentes. Elles peuvent se succéder dans l’histoire de l’univers, si bien que des formes manquantes aujourd’hui n’invalident pas la théorie. Elles peuvent avoir existé dans le passé (on admet progressivement que la paléontologie a mis au jour des espèces disparues). Elles peuvent aussi être encore à venir.

Lovejoy note que plus on avance dans le XVIIIe siècle, plus on voit apparaître des théories évolutionnistes au sens large. Par exemple, Maupertuis et Diderot avancent dans les années 1750 l’idée que toutes les espèces actuelles pourraient dériver d’un petit nombre d’espèces primitives, ou peut-être une seule paire d’ancêtres originels. Ces théories évolutionnistes sont le plus souvent teintées de méliorisme.

L’univers devient lui aussi sujet à l’évolution. C’est au XVIIIe siècle qu’est avancée l’hypothèse de la nébuleuse pour expliquer la formation des systèmes planétaires. En un sens, on peut y voir une idée de progrès, puisque le processus décrit comment de la matière relativement informe acquiert une structure plus organisée.

Au voisinage de l’Homo sapiens

Le principe de gradation implique que le passage d’un type d’êtres à un autre se fasse de façon imperceptible. À partir du milieu du XVIIIe siècle, la recherche des chaînons manquants entre les humains et certains animaux passionne les naturalistes, mais aussi le public. Jean-Baptiste-René Robinet, philosophe et naturaliste, était friand de témoignages relatant des rencontres avec des hommes marins – des intermédiaires entre les humains terrestres et les poissons (des sortes de sirènes des deux sexes). Si déjà en son temps, il était moqué pour sa fascination pour ces improbables créatures, d’autres réflexions sur les proches voisins de l’homme étaient plus largement acceptées.

La proximité entre les grands singes et les humains était soulignée par les zoologistes, et l’on espérait découvrir des êtres situés entre ces deux catégories. Dans l’édition de 1758 de son Systema naturæ, Linné introduit un Homo troglodites, supposé habiter en Malaisie. Par ailleurs, il subdivise l’espèce Homo sapiens en variétés (européenne, africaine, asiatique…) différant par leur apparence, mais aussi par leur caractère. Il arrive aussi que la pertinence de la division entre les humains et les grands singes soit contestée. Rousseau en 1753, et James Burnett (Lord Monboddo) en 1770 soutiennent qu’ils appartiennent à une même espèce. Pour eux, le langage n’est pas naturel à cette espèce ; il ne s’est développé que graduellement chez une de ses variétés. Charles Bonnet doute quant à lui qu’il soit justifié de considérer les hommes et les orangs-outans comme des espèces distinctes, soulignant combien ils se ressemblent tant par le corps que par l’esprit.

Certains prêtent foi à des récits de voyageurs rapportant avoir rencontré des hommes dotés de queues ou des tribus humaines dénuées de langage. Il paraît en effet plausible que l’on découvre des intermédiaires entre les types déjà connus d’humains et d’animaux puisque, par hypothèse, ils existent. Les récits relatifs aux Hottentots suscitent une grande curiosité ; certains espèrent qu’il s’agit d’une espèce intermédiaire entre les singes anthropoïdes et les hommes.

Si l’établissement de hiérarchies raciales est un moyen utilisé pour réduire l’écart séparant les humains des animaux, il arrive qu’on y ajoute les différences individuelles entre les hommes. Ainsi, pour Soam Jenyns, l’écart est imperceptible entre le plus élevé des animaux et le plus bas des humains. Il est en revanche considérable entre ces deux-là et les membres les plus doués des sociétés humaines civilisées. Jenyns ajoute :

La supériorité de l’homme sur les autres animaux terrestres est aussi négligeable au regard du plan immense de l’existence universelle que l’est la différence de climat entre le nord et le sud de la feuille de papier sur laquelle j’écris en ce moment au regard de la chaleur et de la distance du Soleil. (Jenyns, Disquisitions on Several Subjects, 1782, cité par Lovejoy, p. 197.)

On retrouve chez d’autres auteurs l’affirmation que la différence est faible entre les humains et les animaux. Ainsi, Bolingbroke écrit :

L’homme est relié par sa nature, et donc par le dessein de l’Auteur de toute Nature, à l’ensemble entier des animaux ; il est si étroitement relié à certains d’entre eux que l’écart entre ses facultés intellectuelles et les leurs […] semble souvent faible, et le semblerait sans doute encore davantage si nous avions les moyens de connaître leurs motivations comme nous avons les moyens d’observer leurs actions. (Bolingbroke, Fragments, or Minutes of Essays ,1754, cité par Lovejoy, p. 196.)

On constate combien il serait faux d’attribuer à l’ensemble des tenants de la chaîne des êtres la croyance qu’un « gouffre infranchissable » sépare les humains des autres animaux. Il n’y a pas lieu d’en être surpris, car le « gouffre » est incompatible avec l’adhésion à la maxime « la nature ne fait pas de sauts ». Néanmoins, certains estiment que les humains sont les seuls à posséder une certaine qualité, la relative continuité étant maintenue en ajoutant qu’ils ne la possèdent que faiblement. Ceux-là empruntent à Aristote l’idée que seul l’homme est doué de raison, ou bien s’inspirent de la distinction radicale de saint Paul entre la chair et l’esprit. Il faut bien que la série des animaux s’arrête quelque part et qu’on trouve ensuite un type d’êtres (faiblement) spirituel ou intellectuel. L’homme serait ce type-là.

Chaînons extraterrestres

Dans un texte rédigé en 1677, William Petty écrivait que l’intérêt principal d’une échelle des êtres était de faire comprendre aux humains qu’« en dessous de Dieu, il pourrait y avoir des millions de créatures supérieures à l’homme ». Il ajoutait qu’« il y a des êtres […] dans la voûte des étoiles fixes […] qui surpassent l’homme […] de beaucoup plus que l’homme ne surpasse le plus vil des insectes ». (Petty, cité par Lovejoy, p. 190.)

Au siècle suivant, Emmanuel Kant évoque les habitants de notre système planétaire dans l’appendice de son Histoire naturelle générale et théorie du ciel (Footnote: Le texte intégral de ce traité de cosmogonie et cosmologie est en libre accès sur Wikisource. Emmanuel Kant fut l’un des auteurs qui forgèrent l’hypothèse de la nébuleuse auXVIIIe siècle.) (1755). Il juge très vraisemblable que les hommes occupent une position intermédiaire parmi les êtres intellectuels du système solaire : ceux qui habitent une planète plus éloignée du Soleil que la nôtre ont l’esprit plus subtil que les humains, tandis que ceux qui habitent une planète plus proche ont l’esprit plus grossier.

Plus généralement, une fois le pluralisme devenu une opinion commune, le recours aux extraterrestres fut une issue assez souvent envisagée pour expliquer l’absence sur Terre de certains types d’êtres, quel que soit leur rang dans la chaîne, tout en restant fidèle au principe de plénitude.

Quel statut pour la notion d’espèce ?

Dans le précédent billet, on a rappelé que la chaîne des êtres puisait ses origines dans la pensée de Platon qui distinguait la réalité supérieure des essences ou idées, des réalités du monde que nous percevons et dont nous faisons partie. Je me suis demandé si cela aurait conduit les tenants de la chaîne à hypostasier les espèces, dont les représentants individuels auraient été vus comme autant de « traductions » des essences dans l’univers naturel.

Cette question me vient du temps lointain où j’ai rencontré la notion de spécisme, parce que les premiers défenseurs de l’antispécisme que j’ai connus invoquaient la notion (suspecte) d’essence comme fondement de la croyance, en réalité injustifiable, que seuls les intérêts humains méritent considération (Footnote: J’ai peut-être occasionnellement par le passé employé des tournures inspirées de cette interprétation, auquel cas je le regrette, car j’aurais agi par mimétisme. Si je m’étais demandé alors si je comprenais ce que signifiaient ces essences ou croyances aux essences sur lesquelles reposerait l’anthropolâtrie, je me serais rendu compte que la réponse était « non ». D’ailleurs, je mentirais si je prétendais que grâce à la lecture de Lovejoy, je comprends aujourd’hui ce que sont les essences platoniciennes et le rapport exact qu’elles entretiennent avec les éléments de l’univers naturel.). Ces préoccupations sont absentes chez Lovejoy. Toutefois, ce qu’on apprend en le lisant apporte un éclairage sur de degré d’importance accordé aux espèces chez les auteurs qu’il parcourt, et sur le lien qu’ils font, ou pas, entre espèces et essences.

Il en ressort qu’en un sens la notion d’espèce a beaucoup occupé les esprits, puisque de la fin du XVIe à la fin du XVIIIe siècle, l’activité consistant à classer les êtres vivants dans un ensemble hiérarchisé d’espèces devient l’occupation principale des naturalistes. De plus, jusqu’au XVIIe siècle, la plupart des auteurs adoptent l’hypothèse que Dieu a créé les espèces et qu’elles sont fixes (Footnote: En réalité, l’hypothèse fixiste n’interdit pas forcément de penser que les types d’êtres vivants changent au fil de l’histoire. Leibniz, et plus encore Bonnet, ont tenté de concilier les deux aspects en soutenant que tout était présent sous forme de « germes » au moment de la Création. Sur ce point, cf. Laura Duprey, « L’Idée de chaîne des êtres, de Leibniz à Charles Bonnet », op. cit.). Cependant, on voit parallèlement circuler des idées qui relativisent grandement le crédit accordé aux classements établis.

John Locke ne conteste pas qu’il puisse exister des essences auxquelles correspondent des espèces. Mais, selon lui, seul Dieu et peut-être les anges peuvent distinguer ces espèces. Les humains ne le peuvent pas, de sorte que leurs découpages ne correspondent qu’à des essences nominales, et pas aux essences réelles. La plupart des naturalistes du XVIIe siècle reconnaissent d’ailleurs que leurs classifications sont artificielles.

Plus encore que la difficulté à discerner les essences, ou plutôt leur transcription en existences, c’est le principe de continuité qui pousse à porter un regard critique sur la notion d’espèce : les découpages opérés au sein d’une série continue ne peuvent qu’être arbitraires et trompeurs. C’est sur cette base que Buffon critique le travail des systématiciens dans le discours introductif de son Histoire naturelle (1749). Toutefois, il abandonnera plus tard cette position, pensant avoir trouvé un moyen sûr de distinguer les espèces grâce au constat que les hybrides sont stériles. Après le recul de Buffon, c’est Charles Bonnet qui prend le relai pour nier l’existence de franches séparations dans la nature :

S’il n’y a pas de clivages dans la nature, il est évident que nos classifications ne sont pas les siennes. Les catégories que nous créons sont purement nominales et nous devrions les considérer comme des moyens liés à nos besoins et aux limites de nos connaissances. Des intelligences supérieures aux nôtres verraient peut-être entre deux individus que nous rangeons dans la même espèce plus de différences que nous n’en découvrons entre deux individus de deux genres largement séparés. Ces intelligences voient dans l’échelle de notre monde autant d’échelons qu’il y a d’individus. (Charles Bonnet, Contemplation de la nature, 2e ed., 1769, cité par Lovejoy, p. 231.)

Oliver Goldsmith contribue à populariser la doctrine qui conteste la scientificité de la notion d’espèce en la reprenant dans un ouvrage d’histoire naturelle qui connaît une large diffusion (An History of the Earth and Animated Nature, 1774).

On peut donc au minimum conclure qu’il serait abusif d’attribuer une fascination pour le concept d’espèce à l’ensemble des tenants de la chaîne des êtres, de même qu’il serait abusif de supposer qu’ils s’imaginaient tous dévoiler le reflet exact des essences dans le monde naturel quand ils s’efforçaient de classer en catégories les êtres qu’ils y observaient.

La place de l’homme dans la nature

La chaîne des êtres a-t-elle joué un rôle central dans la justification de l’anthropocentrisme et du mépris corrélatif des animaux ?

Avant d’aborder ce sujet, j’aimerais apporter deux précisions. La première est que c’est moi et non Lovejoy qui pose la question sous cette forme, même si on peut puiser dans son livre des éléments de réponse. La seconde est qu’il importe de dissocier la chaîne des êtres d’autres idées qui ont circulé aux mêmes époques. On doit faire cette distinction, quand bien même ces autres idées auraient eu la faveur de certains tenants de la chaîne des êtres. En effet, il n’y a aucune raison supposer que leur vision du monde repose exclusivement sur celle-ci, ni de supposer qu’ils étaient davantage que le reste des hommes immunisés contre l’adhésion simultanée à des thèses incompatibles entre elles.

Parmi les idées extérieures à la chaîne des êtres, et particulièrement aptes à nourrir l’anthropolâtrie, figure la thèse selon laquelle, dans le monde naturel, toute chose a pour fin l’homme. Elle a été bien présente au Moyen Âge et a perduré au-delà. Toutefois, elle ne faisait pas l’unanimité. Parmi ses défenseurs, Lovejoy cite des scolastiques, Bacon, Fénelon ou encore Bernardin de Saint-Pierre. Parmi les opposants, on compte Galilée, Leibniz, Spinoza, Henry More et Descartes. Ce dernier écrit par exemple :

Il est tout à fait improbable que toute chose ait été créée pour nous […], car il ne fait pas de doute qu’il existe une infinité de choses qui existent ou ont existé […] qui n’ont jamais été vues ou comprises par l’homme, et ne lui ont jamais été de la moindre utilité. (Descartes, Les Principes de la philosophie, III,3, 1644, cité par Lovejoy, p. 188.)

Cette idée que toute chose a été créée pour le service de l’homme est incompatible avec une adhésion cohérente au schéma de chaîne des êtres. Le principe de plénitude met tous les maillons sur le même plan. Si l’on tient à dire qu’un chaînon a été créé dans un but, ce but ne peut être que sa contribution à la complétude de l’ensemble – et cela vaut, à égalité, pour tous les êtres de l’univers naturel, humains inclus. Un monde où ne vivraient que des humains ne serait pas meilleur, mais moins bon, que celui dans lequel toutes les formes de vie sont présentes. Et cela ne doit rien à l’utilité que tirent les humains de ces dernières, mais résulte d’une logique qui assimile le bien à la réalisation de tous les possibles.

Il est vrai que la chaîne des êtres contient aussi une dimension hiérarchique, à cause du principe de gradation. Cette notion de gradation est descriptive : les êtres des échelons du haut possèdent davantage de propriétés ou capacités que ceux du bas. Il est fréquent néanmoins que l’on passe du descriptif au normatif, en attribuant davantage de valeur aux êtres du haut – et tout particulièrement aux humains. Même alors cependant, le principe de plénitude interdit d’aller jusqu’à décréter que seuls les humains possèdent une valeur intrinsèque. Leibniz écrit :

Le bien ou mal-être physique ou moral des créatures rationnelles ne surpasse pas infiniment le bien ou le mal d’ordre purement métaphysique, c’est-à-dire le bien qui consiste en la perfection des autres créatures […]. Aucune substance n’est absolument précieuse ou absolument méprisable aux yeux de Dieu. Il est certain que Dieu accorde plus d’importance à un homme qu’à un lion, mais je ne pense pas que nous puissions être certains qu’il préfère un homme à l’espèce entière des lions. (Leibniz, Théodicée, 1710, cité par Lovejoy, p. 225.)

En un sens, les versions temporalisées ou évolutionnaires de la chaîne des êtres affaiblissent le rempart que constitue le principe de plénitude contre la tentation de privilégier les échelons supérieurs. Il reste certes admis que les essences sont à égalité dans leur exigence d’être « transcrites » en existences dans l’univers naturel. Mais rien n’interdit plus de penser qu’avec le passage du temps, les formes inférieures régressent tandis que des formes supérieures apparaissent. Et rien n’interdit de s’en réjouir. Toutefois, cela ne s’accompagne pas d’une valorisation de l’homme plus marquée que dans les périodes précédentes. Car, parallèlement, il est déchu de sa position de « sommet » de la Création, que ce soit en supposant qu’il est surpassé par des êtres plus brillants habitant d’autres astres, ou qu’il le sera par des vivants terrestres qui surgiront à l’avenir.

Mentionnons ici la curieuse théorie exposée par Charles Bonnet dans Palingénésie philosophique (1770). Elle maintient inchangée la hiérarchie des êtres au fil des âges, tout en permettant que les animaux acquièrent les qualités habituellement considérées comme spécifiquement humaines. Selon Bonnet, tous les êtres de l’univers naturel sont présents depuis la Création sous forme de germes comportant une âme et un petit corps organique. Ces germes sont éternels et indestructibles, contrairement aux organismes qu’ils habitent. Depuis sa création, la Terre a connu plusieurs catastrophes majeures au cours desquelles les organismes existants ont été détruits. Après chaque cataclysme, les germes indestructibles ont été incorporés à de nouveaux organismes, de type plus élevé que ceux qui ont disparu. Dans un futur lointain, les humains (animés par les mêmes les germes que ceux des humains actuels, mais devenus plus intelligents qu’eux) vivront sur d’autres astres, tandis que sur Terre des animaux posséderont les capacités intellectuelles des humains d’aujourd’hui.

L’homme – qui aura alors été transporté vers un autre lieu de résidence plus adapté à la supériorité de ses facultés – aura cédé au singe ou à l’éléphant la prééminence qui lui revient à présent parmi les animaux de notre planète. À la suite de cette restauration universelle des animaux, il pourra se trouver un Leibniz ou un Newton parmi les singes ou les éléphants, un Perrault ou un Vauban parmi les castors. (Bonnet, cité par Lovejoy, p. 286)

Tout compte fait, la chaîne des êtres, bien qu’elle place les humains au-dessus des animaux, semble loin de constituer le véhicule idéal du « suprémacisme humain ». Tant le principe de plénitude que le principe de continuité l’empêchent d’être un serviteur sans faille de l’anthropocentrisme.

Différences de degré et différences de nature

« Entre les humains et les animaux, il n’y a que des différences de degré et non une différence de nature. » Un des enseignements de la longue histoire retracée par Lovejoy est que cette affirmation n’est pas une nouveauté révolutionnaire qui n’aurait surgi qu’avec le darwinisme. Elle découle de la thèse continuiste. Pour y souscrire, point n’est besoin de croire que les vivants sont liés entre eux par une ascendance commune. On peut être continuiste et fixiste.

La distinction entre différences de degré et différences de nature consiste à établir une ligne de partage entre les variations qui ne sont « que » quantitatives et celles qui ont une dimension qualitative. Ceux qui utilisent cette partition considèrent en général qu’un saut qualitatif constitue un changement plus profond, et d’un tout autre ordre, qu’une variation quantitative. Est-ce justifié ? Je pense que non, mais avant d’expliquer pourquoi, voyons ce qu’en dit Lovejoy, qui n’est pas de mon avis.

Le préfacier de The Great Chain of Being, Peter Stanlis, indique que Lovejoy pensait que les humains sont supérieurs et qualitativement différents des animaux, parce qu’ils possèdent des capacités uniques de liberté, de volonté et de créativité. Peut-être cela explique-t-il pourquoi Lovejoy accorde une attention particulière aux changements qualitatifs. Selon lui, leur existence même montre que l’univers naturel n’obéit pas au principe de continuité. Quand, dans une série, apparaît un élément nouveau, et pas seulement une quantité différente d’un élément présent dans toute la série, il y a selon lui rupture de la continuité. Or, le principe de plénitude, qui exige que tous les types d’êtres soient présents dans l’univers, ne peut être satisfait que s’il existe entre ces êtres des différences qualitatives et pas seulement quantitatives. Par conséquent, estime Lovejoy, les principes de plénitude et de continuité ne peuvent être satisfaits simultanément. S’il y a plénitude, alors il n’est pas vrai que « la nature ne fait pas de sauts ».

Quant à moi, il me semble que les différences qualitatives sont un cas particulier des différences quantitatives et que, sauf fétichisme du nombre zéro, il n’y a pas de raison de considérer que les premières ont une importance que ne revêtent jamais les secondes.

À chaque faculté ou propriété éventuellement présentée par un être naturel, on pourrait associer une échelle graduée permettant d’indiquer si cette propriété est faiblement ou fortement présente. Un peu comme quand vous passez un test d’acuité visuelle en essayant de déchiffrer des lettres sur un écran et que vous obtenez une note sur 10 à la fin. Imaginez, pour chaque propriété, une échelle qui va de zéro à un nombre aussi grand que nécessaire pour rendre compte correctement des écarts entre les êtres testés. Supposez que l’une de ces échelles aille de 0 à 100 000, et considérez les notes obtenues par les trois êtres A, B, C : note 0 pour A, note 1 pour B et note 100 000 pour C. L’écart est quantitatif, quels que soient les deux êtres comparés, la seule différence étant qu’il est plus ou moins grand.

Ceci rend assez incompréhensible la polarisation sur les différences de nature, dont on parle comme si elles constituaient des divisions beaucoup plus profondes que les « simples » différences de degré. Entre A et B (donc entre les notes 0 et 1) ont aurait affaire à un saut qualitatif faisant de A et B des êtres appartenant à des ordres différents, tandis qu’entre B et C (donc entre les notes 1 et 100 000) on serait face à une simple différence de degré n’empêchant en rien de classer B et C dans le même ensemble. Et cela uniquement parce que dans le premier couple comparé, un des êtres a la note 0, tandis que les notes sont strictement positives chez les deux membres du second couple. Sauf à attribuer à 0 quelque propriété magique que les autres nombres n’auraient pas, on ne voit pas ce qui conférerait aux sauts qualitatifs une importance que les variations quantitatives n’atteindraient jamais.

La chaîne des êtres (me) semble bancale

Si les variations qualitatives ne sont qu’un sous-ensemble des variations quantitatives, il n’y a pas d’incompatibilité entre les principes de plénitude et de continuité. En revanche, l’un et l’autre se heurtent, me semble-t-il, à une autre objection, qui peut être opposée au sous-ensemble des tenants de la chaîne des êtres qui supposaient la coexistence de tous les êtres possibles à chaque point du temps, tout en affirmant que l’univers est fini et même que seule la Terre abrite des vivants. L’objection est qu’un espace fini ne peut accueillir une infinité d’êtres. Or, les principes de plénitude et de continuité ne peuvent être satisfaits que si le nombre d’êtres est infini.

Pour s’en convaincre concernant la continuité, il suffit de considérer un segment du continuum sur une seule propriété – la vitesse maximale de déplacement des êtres vivants par exemple. Même entre deux vitesses proches, telles que 3 km/h et 4 km/h, il existe une infinité de vitesses intermédiaires, donc une infinité d’êtres dont ce devrait être la vitesse maximale. Où pourrait-on loger tout ce monde ? Quant à la plénitude, elle demande l’existence d’êtres présentant l’infinité des propriétés possibles et leurs combinaisons dans toutes les proportions imaginables, du moment que l’idée de tels êtres a pu être formée dans le niveau de réalité supérieure des essences.

Il est vrai cependant que cette objection ne vaut pas pour tous les tenants de la chaîne des êtres. La notion de compossibilité, introduite par Leibniz, permet peut-être de la lever. Pour lui, il semble (Footnote: Le « il semble » est là pour rappeler que je n’ai pas lu Leibniz et ne suis pas philosophe. Si vous souhaitez consulter un exemple de discussion savante de son approche, vous pouvez parcourir cet article (en libre accès en ligne) : Catherine Wilson, « Plénitude et compossibilité », Les Études philosophiques, 2016/3 (N° 118), trad. Geneviève Lachance, revue par Paul Rateau.) que le principe de plénitude implique que l’univers naturel contient la transcription en existences du maximum d’essences possibles (« compossibles » dit Leibniz), et non pas de toutes, car les formes d’existences incompatibles entre elles sont exclues. Par ailleurs, ceux des tenants de la chaîne des êtres qui estiment l’univers infini peuvent envisager qu’il puisse contenir l’infinité d’êtres permettant aux principes de plénitude et de continuité d’être satisfaits.

Il reste que le troisième principe, la gradation, n’est à l’évidence pas satisfait dans l’univers naturel. La hiérarchie ne pourrait être établie que si entre deux maillons successifs quelconques de la chaîne, le maillon n+1 possédait chacune des propriétés en quantité supérieure (ou au moins égale pour certaines) que le maillon n. Ce qui n’est évidemment pas le cas. Reprenons notre idée d’échelle graduée associée à chaque propriété élémentaire éventuellement présente chez des êtres. Il suffit que sur une propriété quelconque (la vitesse de déplacement par exemple) un être A soit supérieur à un être B, tandis que sur une autre propriété (la longévité par exemple) B est supérieur à A, pour que le classement hiérarchique soit impossible. Même en se restreignant aux capacités mentales ou cognitives (qui se décomposent en un très vaste ensemble de capacités élémentaires), cette cause d’impossibilité de classement se présentera en d’innombrables occasions. Plus étrange encore : si l’univers était tel que l’établissement de la hiérarchie soit possible, le principe de plénitude ne serait pas vérifié : il manquerait les êtres qui en surpassent d’autres sur certaines propriétés, tout en leur étant inférieurs d’autres propriétés.

On peut comprendre qu’aux époques où l’idée de chaîne des êtres était populaire, on ait pu se référer à ce schéma sans trop y réfléchir, parce qu’il était dans l’air du temps. Il est moins aisé de saisir pourquoi des philosophes et des théologiens, parfois parmi les esprits les plus brillants de leur époque, se sont épuisés à défendre la cohérence de ce schéma et à en expliquer la signification, alors qu’il n’est pas difficile de réaliser que c’est tout à fait impossible. Une des raisons en est, je suppose, la fascination exercée par une doctrine apparemment puissante : une théorie qui non seulement révèle l’organisation de l’univers naturel en trois principes seulement, mais qui de surcroît fait la jonction entre les réalités d’ici-bas et les réalités métaphysiques. En outre, après que l’idée de chaîne des êtres a commencé à acquérir une certaine notoriété, un effet d’entraînement, fréquemment observé dans la vie intellectuelle, a sans doute contribué à renforcer son emprise. Les auteurs commentent ce que des auteurs précédents ont écrit, surtout si de grands noms figurent parmi eux. Plus la littérature consacrée à une théorie augmente, plus elle acquiert une aura de respectabilité qui pousse de nouveaux penseurs à s’engager dans son étude, ou à s’y référer comme si ses fondements avaient été solidement établis.

Une doctrine durable aux effets incertains

L’idée de chaîne des êtres a eu une longévité exceptionnelle dans le monde occidental. Mais a-t-elle nettement facilité ou empêché le développement de certaines idées, aspirations, orientations politiques ou morales ? L’œuvre de Lovejoy ne permet pas de se prononcer clairement dans ce sens.

Dans les sciences, on pourrait dire qu’elle a encouragé la recherche en entretenant la conviction qu’une multitude de formes d’êtres restaient à découvrir, sur Terre ou dans le reste de l’univers. Toutefois, cet effet ne se fait fortement sentir qu’à la fin de la longue période où la chaîne des êtres a compté de nombreux supporteurs. Par conséquent, il se pourrait que la stimulation de la curiosité scientifique soit principalement imputable à d’autres facteurs.

En matière religieuse, l’adhésion à la chaîne des êtres a cohabité avec des attitudes diverses (détachement ou intérêt pour le monde d’ici-bas, foi chrétienne ou déiste). Il est même arrivé qu’après des siècles où il était tenu pour acquis qu’un Dieu parfaitement bon et omniscient avait précédé et causé l’existence de l’univers naturel, on envisage que Dieu soit l’aboutissement à venir de l’évolution du monde physique.

En matière sociale, la chaîne des êtres a tantôt alimenté le conservatisme, tantôt été accommodée de façon à promettre le progrès infini vers un avenir radieux. Elle a séduit des partisans d’une uniformisation des sociétés autour du respect de principes moraux universels, comme des défenseurs de la préservation des particularismes locaux.

En matière esthétique, elle a cohabité avec la défense du classicisme, mais aussi avec l’exaltation de l’originalité et de l’innovation dans les arts.

Elle a séduit des amateurs comme des détracteurs du rationalisme. Et ainsi de suite.

C’est à se demander si l’extraordinaire longévité de l’idée de chaîne des êtres ne tient pas à sa flexibilité : dans différents milieux et à diverses époques, on a trouvé le moyen de la rendre compatible avec ce qu’on avait envie de croire, ou ce qu’on pensait convenable de croire, ou encore avec ce qu’on trouvait intuitivement plausible. Et cela tout en bénéficiant de la satisfaction que procure le sentiment de connaître la logique à laquelle obéit l’univers tout entier.

Il y a bien longtemps désormais que la période de gloire de l’idée de chaîne des êtres est révolue (même si on peut toujours en trouver des réminiscences dans telle ou telle expression ou pensée). Il ne semble pas que son déclin soit imputable à ses contradictions internes, sans quoi elles auraient suffi à la rendre caduque dès le moment où elle fut formulée. Il est plus probable qu’elle ait perdu de son charme à mesure qu’il est devenu moins admis de mêler la théologie aux sciences, et à mesure que la connaissance et la révérence pour des philosophes antiques se sont étiolées.

Conclusion. Pour une histoire des idées attentive à la puissance des goûts, des modes et des notions floues

La chaîne des êtres est une théorie au sens propre : l’énoncé d’un ensemble de principes visant à décrire ou expliquer des faits. Même ainsi, elle s’est avérée extrêmement perméable à l’ambiance intellectuelle prédominant à différentes périodes. C’est vrai a fortiori d’autres aspects de la pensée, moins clairement définis, et auxquels, selon Lovejoy, l’histoire des idées devrait également se montrer attentive. Il évoque ces autres aspects dans l’introduction de The Great Chain of Being. Voici quelques-uns d’entre eux.

  • Des hypothèses implicites et souvent inconscientes, qui sont largement adoptées à certaines périodes. Par exemple, au siècle des Lumières, la conviction que les vérités utiles à l’homme sont à la portée de son entendement.
  • Des goûts pour certains styles de pensée ou d’expression. Lovejoy parle de sensibilité à diverses formes de « pathos métaphysique ». Par exemple, le fait qu’à certains moments, des écrits philosophiques sont jugés d’autant plus profonds qu’ils sont obscurs, voire inintelligibles.
  • Des traits sémantiques. Le fait que certains mots ou phrases sont systématiquement répétés à certaines périodes ou dans certains courants de pensée. Lovejoy parle de « mots et phrases sacrés ». Ce sont des termes et formules souvent ambigus ou polysémiques. Ils peuvent à une époque être mis au service de certaines croyances, puis être utilisés de façon à altérer des convictions et des goûts jusqu’alors répandus, et finalement aider d’autres croyances à prendre le dessus. Le mot « nature » est, selon Lovejoy, l’exemple le plus extraordinaire de ce genre de traits sémantiques.

Dans l’introduction de The Great Chain of Being, l’auteur dessine les contours de ce que devrait être l’histoire des idées en général (une discipline à laquelle il fut un contributeur éminent). Que ce soit dans cette introduction ou dans l’analyse approfondie qu’il mène ensuite de la notion de chaîne des êtres, Lovejoy fait sentir que le cours de la vie intellectuelle est loin d’être intelligible à la seule lueur de la cohérence des idées avancées, de leur valeur explicative ou prédictive, ou des preuves empiriques venant les étayer.

Gageons que cela n’est pas propre aux thèses qui furent populaires dans les temps anciens. Notre époque n’est-elle pas, par exemple, remarquablement productive de « mots et phrases sacrés », du moins dans le champ des discours sur la société ? 









Notes

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