Table des matières







Introduction

Arthur Lovejoy (1873-1962) est un philosophe et historien des idées étasunien qui a fait carrière dans l’enseignement universitaire. Son ouvrage le plus connu, The Great Chain of Being, paraît en 1936, à la suite d’une série de conférences données sur ce même thème en 1933. Dans sa préface à l’édition 2009 de cet ouvrage, Peter Stanlis donne quelques indications sur le positionnement philosophique de Lovejoy : celui-ci est nominaliste, théiste, opposé à la tradition idéaliste platonicienne et non continuiste. On apprend aussi que Lovejoy est « anti-primitiviste » – dans le sens où il critique les thèses de type « bon sauvage », qui présentent les humains des temps reculés ou présociaux sous un jour très favorable, et qui attribuent la corruption de l’espèce humaine à la civilisation.

The Great Chain of Being se situe dans le domaine de l’histoire des idées. L’ouvrage n’a pas vocation à exposer les thèses qui ont la faveur de l’auteur. S’il est tout à fait perceptible que Lovejoy juge intenable et contradictoire l’héritage platonicien, son objectif est avant tout de montrer comment le thème de la grande chaîne de l’être a marqué, deux millénaires durant, la réflexion de grands et moins grands penseurs.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, notons un point de vocabulaire. Les quatre expressions suivantes sont synonymes : grande chaîne de l’être, grande chaîne des êtres, chaîne de l’être, chaîne des êtres.

Essences et existences, ce monde-ci et l’autre monde

L’histoire retracée par Lovejoy débute dans l’Antiquité, avec Platon (424-347 AEC). Pour ce dernier, la réalité ne se borne pas à l’univers naturel, c’est-à-dire l’univers au sens usuel : le monde sensible, celui que nous percevons, du moins en partie, et auquel nous appartenons. Au-delà de l’univers naturel, il y aurait une réalité invisible : celle des essences ou idées. Ces dernières ne peuvent pas être définies sous forme verbale. Tout au plus peut-on énoncer des caractéristiques qu’elles possèdent et qui les distinguent des objets du monde naturel : les essences ne sont pas perceptibles par les sens, elles sont immuables et éternelles – elles ne sont pas sujettes au devenir. Cet autre niveau de réalité n’est pas totalement déconnecté de l’univers naturel, car les objets de ce monde-ci, bien qu’ils soient changeants et que leur durée d’existence soit limitée, dérivent des essences ou idées de l’autre monde.

Les idées elles-mêmes ne forment pas un ensemble disparate d’éléments indépendants ; elles dérivent d’une idée de niveau encore supérieur, l’Idée des idées ou Idée du bien. On peut associer un être à l’Idée du bien. Nommons-le Dieu, même si c’est anachronique, car c’est ainsi qu’il sera nommé quelques siècles plus tard. Dieu possède éternellement et au plus haut degré le bien. Cela signifie en premier lieu qu’il est parfaitement autosuffisant, il n’a besoin de rien qui soit autre que lui ou en dehors de lui. Il est complet, éternel et immuable.

La croyance qu’il existe deux niveaux de réalité s’est accompagnée de deux tendances, ou sensibilités, que Lovejoy nomme autremondité (otherworldliness), et cemondité (this-worldliness).

L’autremondité se caractérise par la conviction que ce qui est authentiquement réel et bon est à l’opposé de ce que rencontre l’homme dans son expérience ordinaire. Les joies de ce monde-ci sont évanescentes ou illusoires. Le sage s’en détourne et se prépare à la contemplation du bien ultime et parfait qui appartient à l’autre monde. Pour lui, la forme la plus haute de connaissance ne naît pas de l’observation des objets de ce monde-ci, ni même de la découverte des lois de la nature. Elle consiste à tenter d’approcher les essences immuables de l’autre monde.

L’autremondité a longtemps été la posture qu’il convenait d’adopter parmi les chrétiens. Mais cela n’a pas empêché que, de façon plus ou moins ouverte, se manifeste l’attitude concurrente, la cemondité. Les cemondains ne dédaignent pas ce bas monde, ils s’émerveillent de la richesse de ce qu’il contient. Ils ne souhaitent pas se détacher des joies qu’il procure. Ce à quoi ils aspirent, c’est à un meilleur ce monde-ci, tandis que la contemplation des essences figées pour l’éternité les laisse indifférents.

Les origines antiques de la chaîne de l’être

Platon, explique Lovejoy, ne fut pas uniquement la source de l’autremondité occidentale, mais aussi celle d’une forme exubérante de cemondité. Car il ne se satisfaisait pas d’une philosophie qui ne laisserait aucune place aux choses de ce monde. Il était au contraire soucieux de trouver une raison à l’univers sensible. Selon lui, celui-ci ne peut être qu’un effet nécessaire de l’Idée du bien. Le monde naturel n’est pas un accident, ni une variante arbitrairement choisie parmi tous les mondes concevables. Il y a une raison à ce qu’il soit tel qu’il est : ce monde-ci est la contrepartie la plus exacte possible du monde des idées. L’univers naturel contient toutes les sortes possibles d’êtres, parce qu’il contient la « transposition » de chacune des idées. C’est ce que Lovejoy nomme le principe de plénitude.

Cette idée d’existence nécessaire de tous les possibles est absente chez Aristote (384-322 AEC) – il la rejette même explicitement. Mais on lui doit un autre thème, la continuité, destiné à connaître un grand succès dans les siècles suivants. Il ne revêt pas cependant chez Aristote une forme aussi absolue et systématique que celle que lui donneront des auteurs ultérieurs. Il y a continuité entre deux classes d’êtres quand il existe entre elles une zone d’intersection. En fait, on trouve chez Aristote deux tendances contradictoires. D’un côté, il cherche à classer les objets naturels, ce qui exige le tracé de frontières nettes entre les groupes distingués ; de l’autre, il semble persuadé que l’on passe insensiblement d’un type d’êtres à un autre, ce qui s’accorde mal avec des lignes de démarcation bien tranchées.

C’est aussi d’Aristote que vient une autre composante de l’idée de chaîne des êtres, à savoir la notion de gradation : les objets ou êtres naturels pourraient être classés selon un ordre hiérarchique, du plus bas au plus haut. Pourtant, Aristote ne soutient pas cette hypothèse de façon cohérente et exclusive. Selon Lovejoy, il était parfaitement conscient que les êtres naturels diffèrent sous divers angles (forme, habitat, organes, intelligence…). Il savait qu’un être peut être supérieur à un autre selon un certain critère, tout en lui étant inférieur selon un autre critère. Néanmoins, Aristote est bien l’auteur d’un classement hiérarchique des êtres, qui par la suite fut souvent désigné par son nom latin : la scala naturæ. Cette échelle est exposée dans le livre 8 de son Histoire des animaux. Elle comporte 12 degrés, mais on utilise en général une forme simplifiée ne comportant que 4 classes qui sont, de bas en haut : les êtres inanimés, les plantes, les animaux et enfin les humains.

Bien que les « ingrédients » de l’idée de chaîne des êtres viennent de Platon et d’Aristote, ce n’est qu’avec Plotin (205-270) – principal représentant du néoplatonisme – que cette conception fut systématisée.

Qu’est-ce que la grande chaîne de l’être ?

Il s’agit une façon de concevoir la réalité qui réunit les trois principes précédemment évoqués : plénitude, continuité et gradation. En outre, les tenants de ce schéma adhèrent généralement à l’idée d’une réalité à deux niveaux : en sus de l’univers naturel, il existe un monde d’un autre ordre, qu’on l’appelle essences, Idée du bien, le Un, ou Dieu.

L’univers naturel est censé présenter les trois caractères suivants :

  1. Il est plein, dans le sens où il comporte non seulement le maximum d’êtres mais aussi le maximum de types d’êtres différents. Toutes les potentialités y sont réalisées (principe de plénitude).
  2. Tous les êtres ou objets existants peuvent être rangés dans un ordre hiérarchique (scala naturæ ou principe de gradation). Il s’agit d’une échelle des imperfections au sens de déficiences. Il manque aux êtres des échelons du bas des propriétés ou capacités que possèdent les êtres qui leur sont supérieurs. Néanmoins, aucun être de l’univers naturel n’est parfait (dénué de déficiences).
  3. La nature ne fait pas de sauts, c’est un continuum (principe de continuité). On passe d’un être ou d’un type d’êtres à un autre par des variations si infimes qu’elles sont imperceptibles. Quelquefois, cette idée est exprimée sous une autre forme : on dit que lorsqu’on considère deux catégories contiguës, on trouve toujours des êtres qui appartiennent pour partie à l’une et pour partie à l’autre.

La chaîne des êtres du Moyen Âge au début du XIXe siècle

Lovejoy balaye la longue période de l’histoire où le thème de la chaîne des êtres a été influent dans la pensée européenne. Son étude s’étend jusqu’aux premières décennies du XIXe siècle.

Moyen Âge

À La fin de l’Antiquité, Augustin d’Hippone (354-430) – le plus grand des Pères de l’Église – a joué un rôle éminent dans la transmission des conceptions antiques précédemment évoquées à la pensée médiévale. On trouve à sa suite de nombreux tenants du principe de plénitude (qui permet de célébrer la puissance créatrice de Dieu) ainsi que du principe continuité au sein de la scala naturæ. La continuité est parfois invoquée comme preuve de l’existence des anges, puisqu’il existe forcément des chaînons intermédiaires entre l’homme et Dieu.

Un thème de discussion savante émerge au Moyen Âge et perdure au-delà : la liberté de Dieu de faire entièrement selon sa volonté est-elle conciliable avec l’hypothèse qu’il crée forcément l’univers obéissant aux principes de gradation, continuité et plénitude ? Certains auteurs jugent les deux idées incompatibles et donnent la primauté à la libre volonté de Dieu. D’autres louvoient pour faire cohabiter les deux aspects sans se prononcer franchement dans un sens ou dans l’autre comme Thomas d’Aquin (1225-1275). La conciliation est acquise si l’on admet que Dieu étant parfaitement bon et rationnel, il ne peut vouloir (librement) que l’univers obéissant aux trois principes.

XVIIe siècle

Lovejoy évoque la pensée de Spinoza et, plus longuement, celle de Leibniz. La philosophie de ces deux auteurs est fondée sur les principes caractéristiques de la chaîne des êtres. Lovejoy souligne à quel point ils les ont conduits à développer une vision déterministe de l’univers naturel, même si Leibniz ne le reconnaît pas totalement.

Jusqu’au XVIIe siècle inclus, la chaîne des êtres est non seulement associée à une théorie créationniste mais à une forme de celle-ci dans laquelle les types d’objets naturels – et en particulier les types d’êtres vivants – sont tous supposés exister dans une forme inchangée depuis la création de l’univers.

L’adhésion au schéma de la chaîne des êtres, ainsi que l’héritage de la physique aristotélicienne, comptent parmi les facteurs qui font de l’existence du vide un sujet qui reste controversé à cette époque. Qu’il puisse y avoir du vide dans l’univers n’est-il pas exclu par le principe de continuité de la matière ? N’est-il pas inconcevable que des lieux soient laissés vacants dans l’espace alors que des objets naturels pourraient les occuper ?

XVIIIe siècle

C’est au XVIIIe siècle que la conception de l’univers associée à la chaîne des êtres atteint sa diffusion maximale. Une multitude d’auteurs y ont recours tant dans des écrits de type littéraire que philosophique ou scientifique. C’est alors aussi qu’intervient une mutation importante de cette conception : plus on avance dans le siècle, plus on trouve de tenants d’une version temporalisée de la chaîne des êtres. On croit de moins en moins que l’ensemble des êtres possibles coexistent à chaque point du temps ; on pense plutôt que le principe de plénitude ne vaut que pour l’univers considéré sur toute sa durée d’existence.

Les penseurs du siècle des Lumières, bien que prompts à souligner l’extrême diversité de la nature, se montrent plus « uniformitariens » que « diversitariens » dans leurs considérations normatives portant sur l’humanité. En la matière, ils sont par ailleurs tentés par « le postulat de simplicité ». Il ne s’agit pas tant d’une position théorique affichée que d’un état d’esprit qui transparaît dans leur façon d’aborder les problèmes. S’ils soulignent les limites de l’intelligence humaine, ils sont malgré tout persuadés que les vérités utiles à l’homme sont à sa portée. Pour que l’humanité soit heureuse, il suffit de se débarrasser de vieilles croyances fausses et d’organiser la vie en société sur un modèle quelque peu semblable à celui qui prévalait dans l’état de nature.

Une thèse assez largement partagée est que la raison (souvent entendue comme étant la capacité à connaître un petit nombre de vérités simples) est également partagée par tous les hommes. Si une idée ne semble pas accessible et évidente à tout esprit rationnel, c’est qu’elle relève d’une mauvaise religion ou d’une mauvaise éthique, et qu’elle doit donc être écartée. Ce genre d’optique conduit les déistes à rejeter la religion révélée au profit de la religion naturelle qui ne retient que des principes de morale supposés communs au genre humain. Les mêmes connotations d’évidence et d’universalité sont souvent véhiculées en invoquant les notions de nature ou de loi naturelle. Il arrive que cette recherche d’universalité soit étendue à l’esthétique, où elle conduit à défendre le classicisme, car un style inconnu des Anciens ne saurait être conforme aux principes universels du beau.

Lovejoy parle d’une aspiration à la standardisation et à la simplification : on considère comme un bien que les différences entre les hommes reculent et qu’on aille vers une uniformisation des opinions et des institutions.

Romantisme allemand (fin du XVIIIe siècle et première moitié du XIXe siècle)

Le romantisme allemand (qui est le seul abordé par Lovejoy) s’est lui aussi appuyé sur l’idée de grande chaîne des êtres. Il a d’ailleurs été précédé par un regain d’intérêt pour le néoplatonisme. Néanmoins, à de nombreux égards, le romantisme marque un renversement des valeurs par rapport à la période des Lumières. Les romantiques sont très loin de porter la raison aux nues. Ils étendent l’ode à la diversité aux affaires humaines, à commencer par ce qui relève de l’art et de la littérature. Cette fois, c’est l’aversion pour la simplicité qui domine, la défiance envers les formules universelles, la glorification de ce qui est imparfait, l’appel à cultiver les particularismes nationaux et individuels. L’originalité est tenue en très en haute estime. Puisque le monde est d’autant meilleur qu’il contient plus de variété, c’est avant tout l’insatiable créativité de Dieu qui est mise en avant, et c’est cette créativité que l’homme, à sa modeste mesure, est appelé à imiter.

Après ce balayage succinct de la longue période historique où les principes constitutifs de l’idée de chaîne des êtres ont joué un rôle dans la vie intellectuelle, venons-en à quelques-unes des questions que soulève l’adhésion à ces principes

Deux dieux en un

La métaphysique de Platon, systématisée par les néoplatoniciens, puis transposée dans la théologie chrétienne a eu pour conséquence, selon Lovejoy, que le christianisme a attribué à un Dieu unique des caractères profondément antithétiques. La religion occidentale, dans ses formes les plus philosophiques, a en quelque sorte fait coexister deux dieux en un.

Le premier est l’Absolu, immatériel, immuable, complet, hors du temps. Sa qualité essentielle est d’être autosuffisant. Il n’a nul besoin d’un univers composé d’êtres inférieurs à lui.

Le second dieu est le Créateur. Il a pour attribut premier sa capacité de génération. Son essence requiert de faire exister d’autres êtres, qui ne doivent pas être d’un seul type mais de tous les types possibles, rangés selon une échelle ascendante.

Quand on se focalise sur l’Absolu, on aspire à connaître l’autremondité par l’intellect et à se détacher du monde sensible. Quand on se focalise sur le Créateur, on est davantage attiré vers la cemondité, en portant son attention sur le spectacle et la compréhension des multiples processus naturels s’inscrivant dans le temps.

Si peu compatibles que paraissent les qualités de l’Absolu et du Créateur, les théologiens les ont juxtaposées au fil des siècles, avec tout au plus une valorisation plus marquée de celles de l’un ou de l’autre. Quant à la raison pour laquelle un être parfait qui se suffit à lui-même se met à créer toutes les formes possibles d’êtres imparfaits, les théologiens ont souvent fourni en guise d’explication une formule énigmatique empruntée au Timée de Platon : le Créateur étant bon et sans envie, il a voulu que toutes les choses fussent autant que possible semblables à lui-même, c’est-à-dire bonnes.

Ceci conduit à une autre question. En quel sens l’univers créé est-il bon ?

La position dite optimiste et le problème du mal dans la nature

« L’optimisme » revêt un sens particulier quand il en est question à propos de la chaîne des êtres. Il consiste à adhérer à la proposition suivante : « ce monde-ci est le meilleur des mondes possibles. » Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il ne s’agit nullement pour les tenants de cette position de repeindre la réalité en rose. Ils ne cherchent pas à nier que beaucoup d’êtres sentients connaissent des épreuves atroces. La vision dite optimiste n’est qu’une autre façon d’exprimer le fait que l’on croit que le monde obéit au principe de plénitude. Ce qui est ressenti comme positif, c’est la conviction que l’univers naturel n’est pas arbitraire, qu’il obéit à une logique parce que toutes les formes possibles d’existence y sont représentées. La bonté de Dieu se traduit par son énergie créatrice qui l’amène à produire le maximum d’êtres et le maximum de types d’êtres.

Adopter ce point de vue, observe Lovejoy, oblige à attribuer à Dieu une conception du bien très différente de celle ayant cours parmi les hommes, philosophes inclus. Le bien ou le bon ne renvoient ni au bonheur, ni à la vertu. Ils ne se rapportent pas au ressenti ou aux qualités morales des individus. C’est une propriété du tout. Le bien réside dans l’abondance et la diversité des formes d’existence. Cet écart par rapport à ce qui est habituellement tenu pour bon est explicitement reconnu par plusieurs défenseurs de la chaîne des êtres. Leibniz écrit dans sa Théodicée (1710) :

[C’est] une fausse maxime que le bonheur des créatures rationnelles soit le seul but de Dieu. S’il en avait été ainsi, il n’y aurait peut-être eu ni péché ni malheur, pas même en tant qu’effets collatéraux. Dieu aurait choisi un ensemble de possibles dont tous les maux auraient été exclus. Mais dans ce cas, il aurait été en dessous de ce qui est dû à l’univers, c’est-à-dire de ce qu’il se doit à lui-même […] La vertu est la plus noble qualité des choses créées, mais ce n’est pas l’unique qualité appréciable des créatures. Il en existe une infinité d’autres qui plaisent à Dieu ; c’est de toutes ses inclinations prises ensemble que résulte le maximum de bien ; et il y aurait moins de bien qu’il n’y en a s’il n’existait rien d’autre que la vertu, et s’il n’existait que des créatures rationnelles […] Midas devint moins riche quand il ne posséda que de l’or. (Leibniz, cité par Lovejoy, p. 225).

Le malheur n’est pas systématiquement imputé à des vices ou à des péchés. On admet qu’il résulte souvent des limitations (déficiences) des êtres, ou encore qu’il est la contrepartie nécessaire de la plénitude. Il est impossible, explique-t-on, de créer de la variété sans produire des formes de contradiction ou d’antagonisme. Un exemple souvent cité de maux imputables à la diversité des êtres est celui des souffrances causées par la prédation (Footnote: Il serait anachronique d’assimiler cela aux discours contemporains valorisant la biodiversité ou la prédation pour leur contribution à la stabilité ou à la résilience des écosystèmes.).

Pour inciter à s’accommoder de la face sombre de la réalité vécue, les tenants de la chaîne des êtres tentent des analogies. Un tableau sublime comporte des touches de couleurs ternes alors qu’il aurait été beaucoup moins réussi si l’artiste n’avait utilisé que la plus éclatante des couleurs. Ou encore : mieux vaut avoir une bibliothèque avec les œuvres de Virgile et des livres d’auteurs plus médiocres que posséder uniquement de multiples exemplaires des œuvres de Virgile. Il n’en reste pas moins vrai que l’adhésion à la chaîne des êtres contraint à admettre que le mal (au sens usuel) c’est le bien. Des façons diverses de s’adapter à cet optimisme quelque peu désespérant se manifestent selon les auteurs ou les époques.

Le progrès est-il possible ?

L’inégalité est une composante intrinsèque de la chaîne des êtres. Plotin soulignait déjà qu’il n’y avait pas lieu de s’en désoler et Augustin d’Hippone fit de même à sa suite. À la question « Pourquoi, lorsqu’il a créé toutes les choses, Dieu ne les a-t-il pas faites toutes égales ? », saint Augustin, répond « Si toutes les choses devaient être égales, aucune d’elles n’existerait » (l’idée étant que la seule forme possible et logique d’existence est celle conforme au principe de plénitude). Toutefois, l’inégalité n’est pas la raison principale pour laquelle la chaîne des êtres a laissé peu de place à l’espoir d’une amélioration du sort des vivants dans ce monde-ci. Tant qu’elle a été comprise comme un schéma statique, impliquant la coexistence à chaque point du temps de tous les possibles, elle rendait inconcevable un progrès collectif. Tout au plus pouvait-on envisager que quelques individus accèdent à une situation meilleure si, parallèlement, d’autres individus étaient rétrogradés, car toutes les positions devaient rester occupées pour préserver la complétude de l’ensemble.

Une telle vision soutient le conservatisme, au minimum dans le sens où elle pousse à se résigner au statu quo. Il est arrivé qu’elle serve à justifier le sort réservé aux plus pauvres, au nom de la nécessaire diversité des conditions. Elle a pu faire penser qu’on ne devait pas espérer d’améliorations significatives de l’organisation sociale et politique, car les maux qui affligent la société tiennent aux imperfections de la nature humaine. C’est ce qui conduit par exemple Soame Jenyns (1704-1787) à estimer qu’il n’y aura jamais de bonne forme de gouvernement (Footnote: En consultant la notice Wikipedia de cet auteur, j’ai découvert qu’il était par ailleurs sensible au sort des animaux et avait écrit qu’on devrait leur accorder autant de considération qu’on aimerait que Dieu en accorde aux humains.).

L’autremondité – qui fut des siècles durant la position valorisée par les auteurs faisant autorité dans le christianisme – constitue peut-être une façon de compenser le côté déprimant de la chaîne des êtres : si nous ne pouvons pas remédier aux maux de ce monde-ci, nous pouvons au moins les reléguer au second plan en tournant nos pensées vers Dieu ; nous pouvons aussi nous efforcer à la vertu pendant notre existence terrestre. Par ces biais, nous avons les moyens de nous élever intellectuellement et moralement.

Dans la première moitié du XVIIIe siècle, il semble que même cette porte de sortie se referme. Si les exhortations à l’humilité sont une tradition pluriséculaire, on les voit alors prendre la tournure d’une injonction adressée à l’homme de rester à sa place dans la scala naturæ, ou plutôt de prendre conscience qu’il n’a pas d’autre choix. On rejette les idéaux moraux exigeants tels que le stoïcisme. Intellectuellement et moralement, l’homme est une créature médiocre, c’est inhérent à sa nature, il n’a pas les moyens de s’améliorer.

Toutefois c’est aussi au XVIIIe siècle que se produit le changement décisif qui permet de conjuguer la croyance au progrès avec l’adhésion au principe de plénitude. Comme on l’a noté plus haut, c’est alors qu’apparaît la version temporalisée de la chaîne des êtres, et que cette nouvelle version gagne des partisans. Si la chaîne n’est complète que sur la totalité de l’histoire de l’univers, rien n’interdit d’espérer que l’ascension le long de la scala naturæ se fasse au fil du temps. Les êtres du futur pourraient être moins imparfaits que ceux du passé, ou vivre dans des conditions meilleures que leurs prédécesseurs. Le jeu de chaises musicales où les uns ne peuvent progresser que si les autres régressent cesse d’être une fatalité parce que la somme d’imperfections n’a plus à rester constante dans le temps (Footnote: Même avant cela, il était difficile de se résigner à l’idée que la quantité de mal (au sens usuel) resterait constante dans l’univers naturel. Dans son analyse de la pensée de Leibniz par exemple, Lovejoy note qu’il y a chez lui un authentique versant mélioriste. Le problème est que Leibniz a du mal à concilier cette croyance ou aspiration à un avenir meilleur avec son adhésion stricte à la chaîne des êtres dans sa forme statique classique.).

Le « plus » produit-il le « moins » ou l’inverse ?

Pendant la quasi-totalité des deux millénaires parcourus par Lovejoy, les principes de plénitude, gradation et continuité ont eu pour arrière-plan l’adhésion au schéma d’une réalité à deux niveaux. Dans ce cadre, il était tenu pour évident que la cause de l’univers naturel ne pouvait être que de grade supérieur à ses effets, et qu’elle existait indépendamment de ceux-ci. De la réalité première immatérielle et parfaite des idées ou de Dieu étaient issus les êtres imparfaits du monde sensible.

Dans la période du romantisme allemand cette vision se fissure jusqu’à être presque totalement contredite chez Friedrich Schelling ou Lorenz Oken, et cela bien que l’on reste dans un climat où un fort sentiment religieux teinte le regard porté sur les choses. Le Dieu au sens de l’Absolu s’estompe. Il ne pouvait pas être au début, parfait et autosuffisant, sans quoi il n’aurait pas eu besoin de créer l’univers sensible, et s’il l’avait créé, étant bon, il n’aurait pas infligé un monde empli de maux à ses créatures. Dieu s’identifie de plus en plus à sa manifestation dans l’univers naturel, et au devenir qu’il connaît au cours du temps. La nature évolue vers plus de diversité tout en s’améliorant, de sorte que le Dieu parfait est plutôt la fin du processus que son commencement. On voit se dessiner une conception qui inverse celle qui avait été admise pendant des siècles : ce n’est plus le supérieur qui engendre l’inférieur, mais l’inférieur qui en se diversifiant et s’enrichissant conduit vers le supérieur. Le chemin n’est plus descendant mais ascendant.

De façon plus générale, la temporalisation de la chaîne des êtres a fait pencher la balance du côté de la cemondité. Elle a favorisé l’appétit pour la participation au devenir du monde naturel, et a mis fin à la primauté – réelle ou affichée par convenance – accordée au détachement de la vie d’ici-bas.

À suivre...

Si vous n’êtes pas expert philosophie ou théologie, si vous n’avez pas une vaste culture sur ce que fut la pensée européenne des siècles passés (moi non plus), il se peut que certains des thèmes abordés dans ce premier billet vous semblent bizarres ou obscurs. Il se peut aussi que vous soyez tenté de penser que les thèses rapportées sont trop dépendantes d’hypothèses gratuites posées au départ pour pouvoir être prises au sérieux.

Mais on peut s’intéresser à l’histoire retracée par Lovejoy indépendamment de notre opinion sur la valeur explicative de la chaîne des êtres. On peut saisir l’intérêt d’une bonne part des questions discutées même si l’on ne comprend pas exactement le sens de certains des concepts employés par les auteurs qui contribuèrent à ces réflexions.

Retenons que la chaîne des êtres fut des siècles durant un schéma familier : s’y référer a été une habitude mentale répandue. Nous verrons dans le prochain billet comment cette habitude a pu influer sur la façon d’aborder des questions d’ordre scientifique et sur la manière de concevoir la place de l’homme dans la nature. 









Notes

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