Résumé : David L. Clough est professeur de théologie et végane. Il étudie la question animale dans une optique chrétienne. Son livre On Animals, en deux volumes, est sans doute le plus riche des ouvrages parus au XXIe siècle dans cette veine. Dans ce billet et le précédent, j’en propose un résumé (en deux parties donc). Dans cette seconde partie, on s’intéresse aux préceptes d’éthique appliquée défendus par l’auteur. En pratique, ses préconisations rejoignent des revendications largement présentes au sein du mouvement de libération animale. Le trait distinctif de Clough consiste à fonder ses prescriptions sur son interprétation de la volonté divine concernant les animaux et concernant la place qui revient aux humains parmi eux.

Mots-clés : David Clough, On Animals, théologie animale, éthique animale chrétienne, christianisme et animaux







Table des matières



 



Introduction

Ce billet contient la seconde partie de ma fiche de lecture de On Animals de David L. Clough. Dans le billet précédent, il a été question des fondements d’une compréhension théologique de la place des animaux dans la création, de ce qui est commun aux créatures dotées du « souffle de vie », ainsi que de la valeur et du rôle particuliers des humains parmi les êtres de chair. Nous allons à présent découvrir comment l’auteur estime que les chrétiens, et plus largement les humains, devraient se conduire dans divers domaines où leur comportement affecte des animaux. C’est principalement dans le volume 2 de On Animals, sous-titré Theological Ethics, que l’auteur développe sa pensée sur ce point. Il y décrit la condition d’animaux qui se trouvent pour différentes raisons soumis à l’influence humaine, et se prononce sur les évolutions souhaitables dans chacun des domaines examinés. Il s’appuie pour ce faire sur les fondements théologiques qu’il a posés dans le volume 1 et qui sont résumés et parfois complétés dans le volume 2.

1. Un panorama de l’incidence humaine sur la condition animale

Le volume 2 de On Animals offre une description détaillée de l’impact d’activités humaines sur la condition animale. Les informations de cet ordre apparaissent dans une série de chapitres qui abordent successivement l’utilisation d’animaux pour l’alimentation, l’utilisation d’animaux pour l’obtention de peaux ou de fibres textiles, l’utilisation d’animaux de travail, l’expérimentation animale, l’utilisation d’animaux dans des activités sportives ou de divertissement, les animaux compagnons, et enfin l’incidence des activités humaines sur les animaux sauvages.

Dans cet état des lieux, Clough rassemble à la fois des données statistiques, une description de la manière dont sont traités les animaux et une analyse des aspects environnementaux et sociaux (pour les humains) des pratiques évoquées. Dans certains domaines (expérimentation animale, détention d’animaux de compagnie ou d’ornement, mouvement de conservation des espèces), l’exposé comporte un historique des pratiques et parfois des controverses qu’elles ont suscitées.

Pour mener son enquête, Clough s’est appuyé sur des ressources documentaires qu’il a dans certains cas complétées en visitant personnellement des lieux d’exploitation animale. C’est ainsi qu’il s’est rendu dans plusieurs élevages (de type intensif ou extensif), dans des laboratoires pratiquant l’expérimentation animale, dans des écuries de chevaux de course ainsi que dans un abattoir de cochons.

La composante descriptive occupe une grande partie du volume 2 de On Animals, de sorte que l’ouvrage constitue une bonne source d’information sur la façon dont la vie des animaux est affectée par des comportements humains. Je ne m’attarde pas ici sur cet aspect de l’ouvrage afin de privilégier sa composante normative, qui révèle davantage la façon de penser propre à Clough. Pour présenter cette dernière, je procéderai dans l’ordre inverse du mode d’exposition de l’auteur : d’abord l’énoncé des conduites et réformes qu’il recommande (section 2), ensuite seulement la justification qu’il donne à ses prescriptions (section 3). C’est à cette dernière étape qu’on verra en quoi son éthique animale appliquée est une éthique théologique.

2. Les conduites recommandées au niveau individuel et collectif

2.1. Animaux utilisés pour l’alimentation

L’auteur juge acceptable le recours à l’élevage ou à la pêche chez les quelques populations humaines dont la survie dépend de ces pratiques. En dehors de ce cas, les chrétiens devraient non seulement exclure les POA (produits d’origine animale) de leur diète personnelle, mais s’engager pour faire reculer les usages alimentaires des animaux dans la société.

Néanmoins, les élevages extensifs dans lesquels les animaux jouissent de conditions de vie convenables avant leur abattage constituent un moindre mal par rapport aux élevages intensifs. Un moindre mal comparable est celui où l’on consomme occasionnellement des animaux tués à la chasse, tout en ayant une alimentation principalement végétale.

On peut imaginer des formes idéales de végétarisme dans lesquelles on consomme les œufs de quelques poules que l’on garde et soigne jusqu’à leur mort. Ou bien une situation où on laisse le veau téter sa mère, on le garde même si c’est un mâle, et où on ne prélève que le surplus de lait de la vache pour la consommation humaine. Mais ces modes d’obtention du lait et des œufs sont si marginaux qu’en pratique, c’est le végétalisme qui doit être recommandé.

Sachant que la consommation de POA ne disparaîtra pas rapidement, on doit aussi s’engager pour améliorer la condition des animaux élevés ou capturés à des fins alimentaires.

Il n’y a pas d’objection morale au développement de la viande de culture et autres produits de l’agriculture cellulaire.

2.2. Animaux utilisés pour le textile et l’habillement

Il est vrai qu’autrefois l’usage de produits animaux pour l’habillement a été indispensable à la survie des humains chez certains peuples et sous certains climats. De nos jours, la plupart des humains peuvent satisfaire leurs besoins vestimentaires sans recourir à des fibres d’origine animale ou à des peaux d’animaux.

Les chrétiens devraient éviter de participer par leur consommation à ce type d’utilisation des animaux. Même si on peut imaginer des élevages de moutons, par exemple, où les animaux auraient une bonne vie, seraient soignés jusqu’à leur mort naturelle et seraient tondus avec douceur, ce n’est pas ainsi que les choses se passent dans les élevages pour la laine. Par conséquent, en pratique, il vaut mieux ne pas utiliser de textiles d’origine animale, y compris lorsque le prélèvement de la matière première n’implique pas la mort de l’animal (à la différence de ce qui se passe dans les cas du cuir, de la fourrure ou des peaux de crocodile). Le refus des textiles d’origine animale doit englober la soie, même si la sensibilité des vers à soie n’a pas été étudiée. D’autres types de larves montrent des réactions aversives face à des stimuli nocifs.

2.3. Animaux utilisés pour le travail

Des animaux travaillent dans des secteurs ou emplois variés : animaux d’assistance, animaux utilisés par la police ou l’armée, animaux qui transportent des charges ou sont employés pour les travaux agricoles. Le diagnostic de Clough est qu’en l’état actuel des choses, et dans la grande majorité des cas, la condition des animaux travailleurs est insatisfaisante, mais à des degrés différents selon les types d’emplois.

Néanmoins, pour certains travaux, l’auteur estime possible et souhaitable d’évoluer vers une situation dans laquelle les animaux bénéficieraient d’une protection convenable et se verraient garantir que les tâches effectuées ne nuisent pas à leur épanouissement. Dans le principe, il ne voit pas d’objection à ce que des animaux soient employés dans la police, dans l’armée ou comme animaux d’assistance. Pour les chiens militaires ou policiers par exemple, une des conditions à poser serait qu’ils ne soient pas exposés à davantage de risques que leurs collègues humains.

C’est dans les pays pauvres que les animaux sont le plus utilisés pour les travaux agricoles ou le transport de charges. Ils vivent souvent dans de mauvaises conditions et sont astreints à des tâches épuisantes. Cependant, il est impossible d’abolir ces pratiques tant que les propriétaires de ces animaux sont eux-mêmes très pauvres. Pour l’heure, il faut s’atteler à améliorer parallèlement le bien-être animal et le bien-être humain. Une piste est d’éduquer les propriétaires à prendre soin des animaux en leur faisant valoir les bénéfices qu’ils peuvent tirer d’un meilleur traitement de leurs bêtes.

2.4. Animaux utilisés pour la recherche

Les chrétiens devraient chercher, par des moyens pacifiques, à mettre fin à l’expérimentation animale lorsque les expériences causent des torts importants aux animaux qui y sont soumis. Ceci vaut notamment pour l’expérimentation animale menée pour faire progresser la médecine humaine.

2.5. Animaux utilisés pour le sport et le divertissement

Clough examine des pratiques telles que la chasse et la pêche de loisir, l’utilisation d’animaux pour la chasse (chiens, rapaces), les courses de chevaux et lévriers, la corrida, le cirque, les spectacles de cétacés, l’exposition d’animaux dans les zoos, les combats de chiens ou l’usage d’animaux au cinéma.

Sa conclusion est qu’il y a de bonnes raisons de refuser ces formes d’utilisation des animaux du moment qu’elles leur portent préjudice. À l’évidence, l’argument de la nécessité ne peut être invoqué dans ces cas.

2.6. Animaux compagnons

Clough ne manque pas de lister les pratiques qui nuisent aux animaux de compagnie : usines à chiots, euthanasies pratiquées pour le confort des propriétaires, abandons, animaux détenus dans de mauvaises conditions, création pour raisons esthétiques de races présentant des problèmes de santé, captures d’animaux sauvages pour les vendre à des particuliers, etc.

Toutefois, il estime qu’il n’y a rien de répréhensible en soi à partager sa vie avec d’autres animaux. Ces relations sont au contraire souhaitables du moment qu’elles sont établies dans des conditions qui permettent l’épanouissement de toutes les parties en présence.

Clough précise qu’il n’a pas d’objection à la pratique de l’euthanasie lorsqu’elle est justifiée par l’intérêt de l’animal. Quant à la stérilisation, bien qu’elle prive l’animal compagnon d’une forme d’accomplissement, elle constitue un moindre mal quand il y a peu de chances que la descendance qu’il aurait eue sans cela ait pu mener une bonne vie.

2.7. Impact humain sur les animaux sauvages

Bien qu’il sache (et dise explicitement) que les animaux sauvages souffrent aussi de maux qui ne sont pas d’origine humaine, Clough centre sa discussion sur l’impact des humains sur leurs conditions de vie, arguant du fait qu’il est considérable. La raison principale de cet impact réside dans la destruction ou le bouleversement de l’habitat d’animaux sauvages : artificialisation des sols, déforestation pour l’agriculture, pollutions, excès de nutriments déversés dans la mer en raison d’activités agricoles, changement climatique, introduction d’espèces invasives, canalisation de cours d’eau ou création de réservoirs d’eau sur leur parcours, etc. À cela s’ajoutent les campagnes d’éradication de certaines espèces, que ce soit dans l’intérêt des humains ou pour protéger d’autres espèces. Rappelons par ailleurs que des activités humaines déjà évoquées dans les sections précédentes sont mortifères pour les animaux sauvages (pêche, chasse) ou les obligent à vivre en captivité dans de mauvaises conditions (zoos, cirques).

Sur le plan des préconisations, Clough met l’accent sur la nécessité d’alléger l’emprise humaine sur les ressources de la planète et de laisser plus d’espaces à la disposition des animaux sauvages. Il faut aussi stopper ou atténuer le changement climatique. Le moyen majeur pour atteindre ces objectifs serait de se tourner vers des modes de consommation plus sobres.

Il arrive que les intérêts vitaux d’animaux sauvages soient en conflit avec des intérêts humains vitaux ou importants. Il n’est pas toujours possible dans ces cas d’épargner les animaux. Néanmoins, on doit s’efforcer de recourir à des solutions non létales quand elles sont disponibles. Clough cite en exemple les efforts déployés en Afrique pour tenir les éléphants à l’écart des cultures.

Il peut arriver aussi qu’une espèce animale constitue une grave menace pour d’autres espèces d’animaux, et que l’élimination de cette espèce sur un territoire soit le seul moyen de permettre aux autres de prospérer. Clough prend l’exemple de programmes de conservation de la faune autochtone de certaines îles qui ont consisté à éliminer les rats (après qu’ils y ont été introduits par des humains). Clough admet qu’il puisse arriver que l’extermination pure et simple des individus d’une espèce soit le seul moyen de les empêcher de nuire à de nombreuses autres espèces. Mais là encore, les solutions létales ne devraient être envisagées qu’en dernier recours. Clough déplore que trop souvent, les responsables de la restauration des écosystèmes n’aient aucun égard pour l’animal individuel dont le seul tort est de se trouver au mauvais endroit, et qu’ils recourent trop facilement à la solution consistant à le tuer. Il note aussi que restaurer un écosystème ne peut consister à la ramener à un état antérieur, jugé idéal. Les tentatives guidées par un tel idéal sont vouées à l’échec.

L’auteur observe que les zoos se vantent volontiers de leur rôle dans la conservation des espèces menacées, alors qu’en réalité ce sont des institutions dont l’activité principale consiste à montrer au public des animaux sauvages captifs, et à tirer des recettes de cette activité. Pour autant, leur mission de conservation n’est pas toujours pure hypocrisie. En l’état actuel des choses, les animaux de certaines espèces ne peuvent plus vivre à l’état sauvage parce que l’habitat qu’ils occupaient n’existe plus. Dans ces conditions, il est souhaitable de les accueillir dans des zoos ou des parcs, mais en faisant évoluer ces structures de façon à ce qu’elles hébergent leurs résidents dans de bonnes conditions.

En résumé, pour réduire l’impact négatif de l’humanité sur les animaux sauvages, Clough préconise de modérer et de réorienter la consommation de façon à réduire l’emprise humaine sur les ressources en terre et en eau, de mettre fin à la chasse et à la pêche (sauf nécessité vitale), de cesser de détenir des animaux sauvages dans des environnements incompatibles avec leur bien-être, de s’efforcer de trouver des méthodes non violentes de résolution des conflits entre les intérêts de populations humaines et les intérêts d’animaux sauvages, et de mener les programmes de conservation sans négliger les intérêts des animaux en tant qu’individus.

De façon encore plus synthétique, sa conclusion est que les chrétiens ont le devoir de promouvoir l’épanouissement des animaux sauvages chaque fois que cela est possible (mais ça ne l’est pas toujours).

3. Une éthique théologique

Maintenant que nous connaissons les conduites recommandées par Clough, voyons le rapport que celles-ci entretiennent avec son analyse théologique de la place des animaux dans la création.

L’appel qu’il adresse aux chrétiens pourrait être résumé par cette phrase : « Notre responsabilité première […] est de réfléchir à la question de savoir si notre pratique envers les autres créatures animales est cohérente avec notre reconnaissance du fait que le Dieu que nous adorons prend soin d’elles, se réjouit de leur épanouissement et réalise leur salut. » (Clough, 2020, p. 61-62)

3.1. Les ingrédients mobilisés pour lier théologie et éthique appliquée

Plusieurs éléments parcourus dans le billet précédent sont invoqués par Clough à l’appui des conclusions énoncées dans la section 2 supra. À l’évidence, pour donner un fondement théologique à ces conclusions, il est indispensable de poser que Dieu veut le bien de toutes les créatures animales, et pas uniquement celui des humains. De façon tout aussi évidente, Clough a besoin de s’appuyer sur l’interprétation vocationnelle de la domination conférée par Dieu à l’humanité : c’est parce que les humains ont reçu la mission particulière de prendre soin de la création comme Dieu le voudrait qu’ils ont l’obligation morale d’améliorer la condition animale. Trois autres éléments (sur lesquels nous allons revenir) jouent un rôle dans la teneur des prescriptions de Clough ou dans sa manière de les justifier : la vision du royaume de paix à venir, les propriétés négatives de la création déchue, et le fait que, selon le Christ lui-même, les humains ont plus de valeur que les animaux.

3.2. Le royaume de paix à venir comme source d’inspiration dans le présent

Selon l’interprétation de Clough de l’eschatologie chrétienne, lorsque l’œuvre de réconciliation et de rédemption du Christ sera pleinement accomplie, les créatures de toutes les espèces et de tous les temps ressusciteront sur une nouvelle terre. Elles ne connaîtront plus ni la souffrance ni la mort. La mission spéciale de l’humanité d’être une sorte d’assistant ou de représentant de Dieu ici-bas n’aura plus lieu d’être, car alors le créateur habitera parmi les créatures. Aucun animal n’en agressera un autre, et il n’y aura plus de concurrence entre eux pour l’accès aux ressources nécessaires à leur existence. Ils vivront en harmonie et se côtoieront pacifiquement, toutes espèces confondues.

La fin des temps n’est certes pas encore arrivée. Néanmoins, dans la mesure du possible, la vision du royaume de paix à venir doit guider le comportement des chrétiens dans ce monde-ci. Elle doit évidemment les conduire à ne pas nuire aux animaux sans nécessité. Clough s’appuie aussi sur l’espérance d’une cohabitation harmonieuse à venir pour rejeter les versions séparatistes de la libération animale : celles où l’idéal est de mettre fin aux relations entre les humains et les autres animaux, car celles-ci seraient systématiquement nocives pour les bêtes, qui ne pourraient qu’être asservies, maltraitées et exploitées par plus puissants qu’elles. Cette façon de ne voir l’humanité que comme une source de nuisances lui semble incompatible avec les visions prophétiques de la concorde universelle qui régnera une fois l’univers sauvé. De plus, elle revient à juger les humains tout à fait incapables de s’acquitter dans ce monde-ci de la mission particulière qui leur a été confiée de connaître les autres créatures et de prendre soin d’elles. Enfin, les conceptions séparatistes lui paraissent renforcer indûment le sentiment de l’exceptionnalisme humain en percevant l’humanité comme extérieure au système naturel auquel les autres créatures appartiennent.

Pour des raisons théologiques, Clough parvient ainsi à des conclusions pratiques plus voisines de celles de Donaldson et Kymlicka que de celles de Gary Francione. Il ne se contente pas de rappeler que la séparation entre le monde humain et le monde animal est irréalisable dans la plupart des cas. Il souhaite de surcroît que la séparation n’ait pas lieu dans des domaines où elle est concevable : comme on l’a vu, il est favorable à certaines formes de travail animal ainsi qu’à la poursuite du compagnonnage entre humains et animaux.

3.3. Les maux insurmontables de la création déchue

L’harmonie du jardin d’Eden de la Genèse et les visions prophétiques annonçant la nouvelle création doivent inspirer l’action des chrétiens dans le présent, dans la mesure du possible. La restriction est de taille, car ils n’ont pas le pouvoir à eux seuls d’instaurer le paradis terrestre. Ils vivent dans le monde déchu, en un temps où « la création tout entière soupire et souffre » (Rm 8:22 S21) même si « elle a l’espérance elle aussi d’être libérée de l’esclavage de la corruption » (Rm 8:22). Concrètement, cela signifie que les créatures se nuisent les unes aux autres et que, pour partie, il s’agit d’une caractéristique structurelle de la vie sur la Terre actuelle à laquelle il est impossible de remédier. Les animaux consomment des ressources dont ils privent d’autres animaux. Les prédateurs ont besoin de tuer pour vivre.

Clough ne pense pas que les chrétiens doivent empêcher les renards de dévorer des mulots, ni qu’il soit en leur pouvoir d’éradiquer la prédation, bien qu’il s’agisse d’un aspect regrettable du monde dans lequel nous vivons. Comme on l’a vu à la section 2, ses recommandations concernant les animaux sauvages ne portent que sur les aspects de leur existence affectés par les humains, et il mène sa discussion en prenant comme point de départ des formes d’activité humaine déjà en place aujourd’hui (la pêche, les zoos, la conservation des espèces ou des espaces naturels…). Il n’évoque pas les écrits émanant du courant dit « rwas » (reducing wild animal suffering) ou « waw » (wild animal welfare) et dont l’ambition à terme est de modifier en profondeur le fonctionnement des écosystèmes de façon à permettre aux animaux d’échapper aux maux naturels qui les accablent. Il se peut que Clough n’ait pas connaissance de ces travaux. Même s’il en avait eu connaissance, il n’y aurait guère trouvé de programmes déjà opérationnels à commenter. Pour l’heure, les chercheurs de cette mouvance en sont à tenter de favoriser l’émergence de la « biologie du bien-être », c’est-à-dire à inciter des scientifiques qui travaillent sur la vie sauvage à élaborer des indicateurs permettant d’apprécier la qualité de vie des animaux (ou plutôt d’ensembles spécifiques d’animaux) pour pouvoir ensuite chercher à déterminer quels sont les facteurs susceptibles de l’améliorer.

Les humains eux aussi sont pour partie irrémédiablement nuisibles à leurs prochains non humains. Ils le sont du simple fait qu’ils font en sorte de satisfaire leurs propres besoins. Ils pourraient certes l’être moins en devenant véganes et en modérant leur consommation. Mais ils continueraient à monopoliser des espaces en privant d’habitat d’autres animaux, ou à se débarrasser des animaux qui s’attaquent aux plantes qu’ils cultivent.

Dans la création déchue, la paix et l’harmonie parfaites entre les créatures sont hors de portée.

3.4. Les humains ont plus de valeur que les animaux

Selon L’Évangile, le Christ a affirmé qu’un humain vaut beaucoup plus qu’une brebis (Mt 12:12 S21), et aussi qu’il vaut plus que beaucoup de moineaux (Lc 12:7 S21). Comme on l’a vu dans le précédent billet, Clough en conclut qu’une éthique chrétienne comporte un devoir de privilégier les humains : n’importe quelle vie humaine vaut davantage que la vie d’un autre animal. Lorsque des intérêts comparables d’humains et d’animaux sont en jeu, et qu’il est impossible de trouver un moyen de les satisfaire simultanément, c’est, semble-t-il, l’intérêt humain qui doit primer. Clough écrit par exemple que si l’élevage industriel était le seul moyen d’assurer l’alimentation des humains, il pourrait être jugé acceptable malgré ce qu’il fait endurer aux animaux (cf. Clough, 2020, p. 64).

On a donc affaire à une éthique à la fois ouvertement spéciste et réellement tournée vers l’amélioration de la condition animale. Les deux aspects sont conciliés en faisant valoir que les changements profonds préconisés par l’auteur (voir section 2 supra) non seulement n’auraient pas d’effets fortement négatifs sur les humains mais leur seraient souvent très bénéfiques (bénéfices pour la santé, pour la sécurité alimentaire, pour freiner le changement climatique, etc.). Bien que l’exposé de ces gains potentiels occupe une place importante dans le volume 2 de On Animals, je ne m’y attarde pas ici. Il s’agit en effet d’une forme d’argumentation largement présente dans le mouvement animaliste, de sorte que je la suppose connue de mes lecteurs.

Clough prête une attention particulière au sort des humains les plus défavorisés, soulignant chaque fois que possible les liens entre exploitation humaine et exploitation animale, ou le fait que les humains les plus démunis sont les plus durement touchés par les dommages collatéraux causés par les industries animales. À nouveau, je me permets de ne pas rendre compte du détail des faits invoqués à l’appui de cette idée, car ils sont souvent mentionnés dans l’argumentaire d’autres auteurs et organisations animalistes.

Il n’est du reste pas surprenant que Clough affiche un souci prioritaire pour les « derniers » parmi les humains. C’est une orientation présente dans de nombreuses variantes du christianisme. Elle a par exemple été officiellement intégrée à l’enseignement social de l’Église catholique sous le pontificat de Jean Paul II sous la dénomination d’« option préférentielle pour les pauvres ». Clough, qui n’est pas catholique mais méthodiste, n’emploie pas cette expression tout en manifestant une préoccupation du même ordre. Peut-être doit-on de surcroît interpréter l’exigence qu’il pose fermement de s’engager pour la justice sociale humaine (et pas seulement pour les animaux) comme un effet de son acceptation de la primauté humaine. En tout cas, il ne fait pas de doute qu’il se sent en sympathie avec les personnes qui accusent ceux qui n’œuvrent qu’en faveur des animaux de « manifester une option préférentielle très problématique pour le non humain » (Clough, 2020, p. 59).

Ajoutons ici une information sur la tonalité des (nombreux) passages dans lesquels Clough évoque le sort d’humains défavorisés. Sa façon d’en parler est imprégnée des conceptions et formulations en vogue dans les milieux woke ou intersectionnels. Ce trait est indéniablement présent dans On Animals et très saillant dans un article plus tardif (Clough, 2020). L’auteur écrit « latinx » plutôt que « latinos ». Il catégorise les défavorisés par identité de race, de genre, de handicap, d’orientation sexuelle... Il cite avec beaucoup de déférence les travaux et déclarations émanant de personnes appartenant à ces groupes. Il ne manque pas de se reconnaître un devoir d’autant plus impératif de se soucier des communautés opprimées qu’il est un « théologien britannique de race blanche » (Clough, 2020, p. 59) et estime que ce devoir vaut pour tous les bénéficiaires de la « suprématie des blancs », car « ceux qui se trouvent dans des situations privilégiées risquent d’être complices dans la propagation du racisme et d’autres injustices intra-humaines s’ils traitent l’exploitation des animaux sans faire le lien avec l’exploitation de groupes humains particuliers. » (Clough, 2020, p. 60)

3.5. Expérimentation animale et primauté humaine (une question)

Je me suis demandé si la position de Clough sur l’expérimentation animale (à savoir qu’on ne devrait pas y recourir quand elle cause des torts non négligeables aux animaux utilisés) constituait une exception à l’application de son principe de priorité à donner aux intérêts humains. Les raisons suscitant cette interrogation apparaîtront un peu plus bas. On verra cependant que l’auteur en dit trop peu pour qu’on puisse apporter une réponse assurée à la question soulevée.

La réflexion menée par Clough sur l’expérimentation (Clough, 2019, chap. 5) est intéressante et bien documentée. Toutefois, la discussion d’un principe éthique permettant de se prononcer sur la moralité du recours à des expériences nocives pour les animaux y occupe relativement peu de place.

L’exposé de Clough comporte tout un volet historique. Il rappelle qu’en Grande-Bretagne des chrétiens s’engagèrent résolument dans la lutte contre vivisection au XIXe siècle – une attitude qui contraste avec l’indifférence à cette question qui prévaut chez la plupart des chrétiens d’aujourd’hui. Les opposants à vivisection d’autrefois comptaient dans leurs rangs de nombreuses personnalités (un cardinal catholique, un archevêque anglican, des écrivains, des poètes…). Clough souligne que c’est bien en leur qualité de chrétiens que ces opposants dénonçaient l’expérimentation animale, même si la façon d’établir le lien avec leur foi variait selon les auteurs : souligner que la Bible ne mentionne aucune permission de torturer les bêtes pour étudier la nature, faire le parallèle entre le supplice du Christ et celui des animaux soumis à la vivisection, ou encore soutenir que la vivisection est contraire à la leçon à tirer de l’incarnation, à savoir que « noblesse oblige ».

Après la partie historique, Clough discute assez longuement de l’expérimentation animale sous l’angle d’une analyse coûts-bénéfices. Je ne donne ici qu’un très bref aperçu de ce qu’il a à en dire. Les bénéfices sont les améliorations de la santé ou du bien-être humains qu’on espère obtenir en recourant à l’expérimentation. Les coûts sont le mal-être causé aux animaux soumis aux expériences, mais aussi les opportunités de gain de bien-être humain qui sont perdues en investissant dans la recherche basée sur l’utilisation d’animaux et en se fiant aux résultats obtenus. L’auteur conclut qu’il est impossible de déterminer si les bénéfices dépassent les coûts (notamment parce que l’évaluation fait intervenir des éléments contrefactuels) et que l’impression contraire vient de ce que le débat est habituellement biaisé par le fait qu’on se contente de mettre le projecteur sur des découvertes qui ont été faites en expérimentant sur des animaux.

Enfin, Clough en vient à la discussion du jugement éthique à porter sur l’expérimentation d’un point de vue chrétien (Clough, 2019, p. 156 sq.) Il se place dans l’hypothèse où l’on pourrait démontrer (bien qu’on ne le puisse pas) que les bénéfices dépassent les coûts au sens précédemment exposé, et se demande si, d’un point de vue théologique, le recours à l’expérimentation animale serait dans ce cas justifié. Sa réponse est finalement négative. Il nous invite à imaginer que ce sont des humains qui servent de cobayes, parce que considérés comme des êtres inférieurs, comme dans un passage du roman de Pierre Boulle La Planète des singes. La scène nous paraît choquante et éveille en nous des sentiments semblables à ceux qui habitaient les chrétiens antivisectionnistes du passé : la répugnance qu’inspire le spectacle des forts abusant des faibles pour servir leurs propres intérêts, l’effroi face à l’absence de compassion des expérimentateurs qui rendent malades, blessent, mutilent, terrorisent et tuent les sujets de leurs expériences. On a de bonnes raisons, estime Clough, d’adhérer à la position des chrétiens antivivisectionnistes d’autrefois : l’expérimentation, quand elle est nocive pour les animaux, va à l’encontre de la responsabilité qui nous incombe de promouvoir, ou du moins de ne pas entraver, l’épanouissement des animaux lorsque cela est possible. L’auteur conclut sa réflexion par ces mots :

Même si on pouvait démontrer que la recherche menée sur d’autres animaux est globalement bénéfique, les chrétiens auraient de bonnes raisons de juger illégitime la quête du savoir au prix de la souffrance et de la mort d’animaux non humains. Nous posons des limites à ce qu’il est permis de faire subir à des humains pour acquérir des connaissances et on peut s’appuyer sur des fondements théologiques solides pour rejeter cette forme d’exploitation des faibles par les forts. (Clough, 2019, p. 158)

Il me semble que Clough mène la discussion sur l’expérimentation animale en laissant de côté le principe de primauté des humains. Il raisonne comme le ferait un auteur qui n’admettrait pas qu’on favorise les humains du simple fait qu’ils sont humains. Sa façon de s’appuyer sur l’expérience de pensée d’une permutation des rôles entre humains et animaux incite à accorder le même poids à des préjudices similaires causés aux uns ou aux autres. À aucun moment il ne fait intervenir l’idée qu’une vie humaine vaut plus qu’une vie animale, alors qu’il est supposé y adhérer. C’est d’autant plus étonnant que cette idée sert usuellement d’argument aux partisans de l’expérimentation animale, si bien qu’on s’attend à ce que Clough explique pourquoi selon lui elle ne suffit pas à valider le recours à cette pratique. Or il ne le fait pas. Au lieu de cela, il inclut les animaux dans la catégorie des faibles qui doivent être défendus contre les forts, comme il le ferait pour des humains en position d’infériorité. Voilà pourquoi sa discussion de l’expérimentation animale peut laisser penser que, par moments, lui-même n’est pas disposé à jouer la carte du privilège humain, dont il a certes dit qu’il reposait sur les paroles du Christ en personne, mais en ajoutant que celui-ci n’avait donné aucune raison à la valeur supérieure reconnue aux humains.

On ne saurait toutefois affirmer avec certitude qu’il arrive à Clough de suspendre son adhésion au principe de primauté humaine. Le fait est que ce principe est trop flou pour que l’on sache vraiment dans quels cas il impose de privilégier les humains et dans quels autres cas ce joker cesse de pouvoir être utilisé au détriment des animaux. On ignore de combien l’intérêt animal doit dépasser l’intérêt humain pour que la clause de primauté humaine cesse de s’appliquer. On ignore aussi, à intérêt égal, combien d’animaux doivent être concernés pour que la balance penche en leur faveur au détriment de l’intérêt d’un seul humain. Qui plus est, il est probable que Clough récuserait cette façon purement « comptable » de s’interroger. Sans doute s’en remet-il pour partie à son intuition de ce qui est moralement répugnant ou recommandable pour trancher dans un sens ou un autre.

3.6. Sur quoi faire porter en priorité nos efforts ?

Dans les toutes dernières pages du volume 2 de On Animals, Clough constate que, dans tous les domaines examinés dans son livre, un gouffre sépare les pratiques actuelles de celles qui seraient conformes à l’éthique qu’il défend. Cela ne vient pas, ajoute-t-il, de ce que son analyse théologique et éthique serait particulièrement « extrémiste, sujette à controverse ou peu convaincante, mais de ce que nos pratiques se sont tellement écartées de ce qui devrait être jugé acceptable dans une optique chrétienne » (Clough, 2019, p. 243).

L’auteur est cependant tout à fait conscient du fait qu’on peut être persuadé de la justesse d’une exigence morale sans pour autant s’y plier. Concernant la condition animale, l’ampleur de la tâche à accomplir est telle qu’elle pourrait inciter à se réfugier dans la passivité plutôt qu’à s’engager pour faire advenir les changements nécessaires.

Heureusement, poursuit-il, il y a un moyen de ne pas céder au découragement : c’est de « prendre le problème par un bout » plutôt que par tous les bouts à la fois. Si l’on choisit de procéder ainsi, alors il est évident que l’on doit concentrer ses efforts sur l’action en faveur des animaux utilisés à des fins alimentaires, qu’ils soient élevés ou pêchés. C’est de loin la forme d’exploitation animale qui fait le plus grand nombre de victimes directes. Elle est aussi extrêmement dommageable par ses effets collatéraux. Elle dégrade et restreint l’habitat des animaux sauvages. Elle est responsable de changements environnementaux et de problèmes sanitaires qui touchent les humains. Enfin, elle nuit particulièrement aux humains les plus vulnérables, à la fois parce qu’elle aggrave l’insécurité alimentaire dans les pays pauvres et parce que les employés des abattoirs et autres travailleurs préposés aux tâches pénibles dans le secteur des productions animales se recrutent largement parmi les populations les plus défavorisées.

L’accent mis par Clough sur les usages alimentaires des animaux est encore plus marqué dans son article « Le salut des animaux dans un contexte chrétien » dans lequel le sort d’autres animaux n’est que rapidement évoqué. Après avoir détaillé les dommages directs et indirects causés par la production de POA, il conclut par ces mots :

C’est pourquoi, individuellement et collectivement, nous devons de toute urgence réduire notre consommation de produits d’origine animale et pour les produits d’origine animale que nous continuons de consommer nous approvisionner dans des milieux où les animaux d’élevage ont eu la chance de vivre dans des conditions propices à leur développement. Cette réponse est une part essentielle de ce que signifierait faire coïncider notre pratique avec la foi en un Dieu qui apporte le salut à la fois aux humains et aux autres créatures. (Clough, 2020, p. 65)

Rappelons enfin que CreatureKind, l’association cofondée par Clough en 2015, s’efforce également en priorité de végétaliser l’alimentation humaine.

Dans son livre, Clough précise toutefois que cette priorité ne doit pas être comprise comme une invitation à négliger les opportunités de progrès concernant des animaux autres que ceux exploités pour des usages alimentaires.

Conclusion

Nous voici arrivés au terme de ce compte rendu de On Animals. Un résumé d’ouvrage n’appelle pas de conclusion. Je ne vais pas vous infliger un résumé du résumé tout de même !

Je vais plutôt utiliser la rubrique « conclusion » pour réparer un oubli. L’oubli s’appelle Mitsy. C’est la chatte de la famille Clough. Elle s’invite souvent dans le texte des deux volumes de On Animals.

Mitsy fut une victime de la maltraitance humaine mais aussi l’autrice de violences contre d’autres animaux. Un condensé de la vie dans le monde déchu ?

Le matin, Mitsy guette pour savoir qui est le premier à se réveiller, gratte à la porte de sa chambre, dévale les escaliers jusqu’à la cuisine, demande un câlin en se mettant sur le dos pour qu’on lui caresse le ventre, puis se dirige vers sa gamelle pour signifier qu’il faut la remplir. Un petit miracle, comme il y en a tant, de communication et de confiance entre individus d’espèces différentes.

David Clough observe, désemparé, une mouche qui se débat dans une toile d’araignée. Si c’était Mitsy qui avait capturé une souris, il se précipiterait pour la libérer de ses griffes, mais la réaction appropriée lui semble beaucoup moins évidente pour l’araignée et la mouche.

Clough constate que, sur bien des plans, il entretient des liens plus étroits avec ses congénères qu’avec d’autres animaux. Pourtant, il sait qu’il aura plus de peine lorsque Mitsy mourra qu’en apprenant le décès de personnes avec qui il a moins d’intimité. Une occasion pour lui de mesurer que la notion de « prochain » est multidimensionnelle et qu’en choisissant certains axes, les animaux nous sont de très proches prochains.

Mitsy passe des heures à regarder les oiseaux par la fenêtre. Songeant à ce que sera la vie dans la nouvelle création, Clough imagine que Mitsy, bien qu’ayant perdu son instinct de chasse, pourrait toujours aimer contempler les oiseaux. Ces derniers n’auraient plus peur des chats et seraient peut-être heureux d’être appréciés par eux.

Mitsy est-elle d’une certaine façon coautrice d’un ouvrage de théologie ? Elle compte en tout cas certainement parmi ses inspirateurs.


Références

Clough, D. (2020). Le salut des animaux dans un contexte chrétien : Croyances futures et défis actuels (A. Thomasset, Trad.). Revue d’éthique et de théologie morale, n° 306(2), 51‑66.

Clough, D. L. (2019). On Animals. volume 2 : Theological Ethics. T&T Clark.

Clough, D. L. (2012). On Animals. volume 1 : Systematic Theology. T&T Clark.