Résumé : David L. Clough est professeur de théologie et végane. Il étudie la question animale dans une optique chrétienne. Son livre On Animals, en deux volumes, est sans doute le plus riche des ouvrages parus au XXIe siècle dans cette veine. Dans ce billet et le suivant, j’en propose un résumé. Cette première partie du compte rendu de On Animals traite des fondements théologiques de la considération due aux animaux.

Mots-clés : David Clough, On Animals, théologie animale, éthique animale chrétienne, christianisme et animaux.







Table des matières


 

Introduction

J’ai entendu parler pour la première fois de David Clough en lisant des informations diffusées par l’association Fraternité pour le respect animal (FRA). C’est ainsi que j’ai appris l’existence de CreatureKind. Cette organisation, cofondée en 2015 par David Clough et Sarah Withrow King, propose des ressources théologiques et pastorales aux chrétiens désireux de faire évoluer les Églises vers un enseignement et des comportements plus respectueux des animaux. Par ailleurs, CreatureKind promeut le végétalisme et agit en faveur de la végétalisation de l’alimentation sur des campus universitaires.

J’ai croisé à nouveau une référence à Clough dans la version actualisée de La Libération animale parue en 2023 (Animal Liberation Now). À la fin du chapitre 5 (le chapitre qui retrace l’histoire des idées à propos des animaux en Occident de l’Antiquité à nos jours), Peter Singer a ajouté ce passage :

Le christianisme peut-il racheter son passé et devenir une religion non spéciste ? Ce ne sera pas facile, mais certains chrétiens, protestants et catholiques, trouvent dans la tradition chrétienne des ressources suffisantes pour étayer un changement d’ampleur dans notre façon de penser les animaux. […] Le plus complet de ces écrits chrétiens récents est On Animals de David Clough, professeur de théologie (et méthodiste). Il s’agit d’un ouvrage en deux volumes, de plus de 500 pages. Clough conteste que les humains soient le centre ou le but de la création et soutient que les chrétiens ne devraient pas travailler dans les élevages intensifs, qu’ils devraient s’opposer à l’utilisation d’animaux dans la recherche quand cela leur porte préjudice, et que les chrétiens « ont des raisons fortes ancrées dans leur foi d’adopter un régime végétalien ».

Dans ce billet-ci et le suivant, je partage (en deux parties donc) ma fiche de lecture de On Animals. Il s’agit d’un simple compte rendu, pas d’un commentaire, ni d’une exploration des liens avec les travaux d’autres auteurs contemporains travaillant dans le même domaine. Même ainsi, la longueur de l’ouvrage oblige à s’en tenir à une évocation superficielle de beaucoup de ses composantes (Footnote: Vous n’aurez qu’un aperçu très limité du fait que le texte de Clough foisonne de références à des versets de l’Ancien et du Nouveau Testament, dont un relevé assez systématique des passages où il est question d’animaux. Vous ne saurez presque rien des nombreux commentaires de l’auteur portant sur des théologiens anciens ou contemporains, ni de la façon dont il s’efforce de ne pas transformer son livre en « catalogue des bons et des méchants parmi les textes bibliques et les théologiens »(Clough, 2012, p. xv). Il montre certes que l’indifférence aux animaux a été alimentée par les plus grandes autorités intellectuelles de la tradition chrétienne, mais il note aussi que parfois celles-ci sont plus ambivalentes qu’on le croit, et rappelle par ailleurs que, de l’Antiquité à nos jours, des chrétiens ont prêté attention à vie animale.).

1. L’auteur, son projet et la structure de On Animals

David L. Clough, né en 1968, est un universitaire qui enseigne l’éthique et la théologie. Il a fait l’essentiel de sa carrière au Royaume-Uni, mais entretient aussi des relations avec diverses institutions étasuniennes. En 2000, il obtenait le titre de docteur en théologie à l’Université Yale pour une thèse portant sur l’œuvre de Karl Barth.

Clough estime que trop peu a été fait pour penser la place des animaux dans l’œuvre de création, de réconciliation et de rédemption de Dieu. Une foule de théologiens à travers les âges ont disserté sur les rapports de Dieu avec les humains. Plus récemment, les préoccupations environnementales et l’écothéologie ont renforcé l’intérêt pour la création dans son ensemble, avec toutefois une tendance à mettre l’accent sur les écosystèmes et à ne voir les animaux non humains que comme des composantes d’un tout qui les englobe.

Sans nier que la création tout entière ait une valeur aux yeux de Dieu, Clough souhaite pour sa part renforcer la réflexion portant sur le sous-ensemble de celle-ci composé des animaux, et dont les humains font partie (Footnote: Clough précise que par « animaux » il désigne les êtres vivants capables de ressentir le monde, capables de mouvements volontaires et qui dépendent d’autres créatures vivantes pour leur subsistance.). Les créatures appartenant à ce sous-ensemble sont distinguées dans la Bible qui les désigne comme étant les « êtres de chair » ou encore les créatures dotées du « souffle de vie ». Clough relève les passages de la Bible qui montrent ce qui est commun à ce type de créatures : les animaux non humains rendent gloire à Dieu eux aussi (Footnote: À l’appui de l’idée que toutes les créatures et non les seuls humains sont appelées à louer Dieu, Clough donne des références à des passages des Psaumes : Ps 65:6 ; 98:7-8 ; 145 ; 148. Il rappelle aussi que dans l’Apocalypse de Jean quatre êtres vivants hybrides se tiennent près du trône (Dieu) et lui « donnent gloire, honneur et reconnaissance ». Ils sont ailés et couverts d’yeux ; le premier a un visage de lion, le deuxième de taureau, le troisième d’homme et le quatrième d’aigle (Ap 4:6-11). Plus loin, on lit qu’un agneau à sept cornes (le Christ) se tient au milieu du trône et que « toutes les créatures qui sont dans le ciel, sur la terre, sous la terre, sur la mer » chantent ses louanges (Ap 5:11-4).) ; dans les tribulations d’Israël, il est fréquent que les effets des jugements de Dieu frappent les hommes comme les bêtes ; il arrive que Dieu parle directement à des animaux ; Dieu pourvoit aux besoins des bêtes comme des hommes (Footnote: Voir par exemple les attentions de Dieu envers diverses créatures vivantes évoquées dans le Psaume 104.) ; etc.

L’impressionnante bibliographie figurant à la fin de On Animals laisse peu de doute sur l’ampleur des lectures auxquelles s’est livré l’auteur pour maîtriser son sujet. La composition de l’ouvrage présente une certaine parenté avec La Libération animale de Peter Singer en cela qu’il comporte à la fois des chapitres destinés à nous fournir des raisons de reconnaître la valeur des vies animales (avec la différence notable que chez Clough ces raisons sont théologiques), et des chapitres décrivant concrètement la condition animale et contenant des recommandations sur la conduite à adopter pour l’améliorer.

Dans On Animals, cette partition correspond à peu près à la division en deux volumes. Le volume 1, paru en 2012, et sous-titré Systematic Theology, a pour but d’établir les fondements doctrinaux d’une compréhension théologique de la question animale. Le volume 2, publié en 2019 (Footnote: Plus exactement, le livre au format hardback (couverture rigide) est paru le 27 décembre 2018. C’est en 2019 que les éditions paperback (couverture souple) ebook et pdf sont devenues disponibles.), et sous-titré Theological Ethics, contient une description détaillée des diverses façons qu’ont les humains d’utiliser des animaux ainsi qu’un chapitre sur les animaux sauvages ; dans chacun des domaines examinés, l’auteur tire des conclusions d’éthique pratique sur les changements à promouvoir. Précisons toutefois que le volume 2 contient aussi des considérations théologiques qui servent de point d’appui aux orientations préconisées, ainsi qu’une évocation des différents courants de l’éthique animale laïque.

Dans ce premier billet consacré à On Animals, on n’abordera que des aspects proprement théologiques de l’ouvrage. Ils permettent de comprendre la façon dont Clough procède pour écarter les interprétations du christianisme défavorables aux animaux et pour soutenir au contraire que ces derniers comptent parmi les « prochains » dont les chrétiens doivent se soucier.

2. Centralité des humains dans la création ?

Une interprétation correcte du christianisme conduit-elle à valider une forme d’anthropocentrisme ? Un chrétien doit-il placer les humains au-dessus des autres animaux, et si oui de quelle manière ? Abordées dès les premières pages du volume 1 de On Animals, ces questions traversent les deux volumes. On sent Clough très désireux de montrer la fragilité des arguments qui ont alimenté chez des chrétiens le mépris des animaux et la survalorisation des humains. Pourtant, l’auteur admet que, selon l’Évangile, la valeur des humains surpasse celle des autres animaux.

2.1. Domination, imago Dei et autres fondements incertains du christianisme anthropocentré

Clough rejette fermement l’idée que l’on puisse tirer de la Bible l’enseignement que Dieu a créé l’univers pour les humains, tandis que le reste de la création ne serait là que pour leur usage ou pour leur servir de décor. S’il est vrai que nombre d’intellectuels chrétiens ont propagé cette thèse, Clough l’estime dénuée de fondements théologiques solides. Comment alors a-t-elle pu germer et acquérir une telle popularité ?

Une première explication réside dans une absence : la Bible ne donne guère d’indications sur le but de la création. Elle raconte comment cette dernière a eu lieu, mais n’explique pas pour quelle raison Dieu a voulu créer l’univers. Dès la période patristique, des commentateurs ont été puiser dans leur connaissance de la culture grecque classique (Platon, les stoïciens…) de quoi remplir les blancs. C’est ainsi que furent très vite importées dans le christianisme des considérations qui ne sont pas dans les Écritures sur la rationalité qui fait l’unicité de l’homme, ou encore la hiérarchie associée à la chaîne des êtres et dont l’humanité constitue le sommet. Au fil des siècles, toute la série des supposés propres de l’homme (intelligence, libre arbitre, conscience de soi, etc.) fut mobilisée pour soutenir que l’homme était le but de la création, au point que la hiérarchie des êtres se réduisit pour l’essentiel à deux échelons seulement : d’un côté les humains dont la dignité unique tiendrait à la possession d’attributs mentaux et spirituels qu’ils partagent avec Dieu et, de l’autre, le reste des êtres caractérisés par ce qui leur manque (ces mêmes attributs glorieux). Là encore, Clough note qu’il n’y a pas d’indices nets dans les Écritures suggérant qu’une importance décisive doive être donnée à ces caractères. Il désapprouve sans détour la dévalorisation des créatures non humaines que porte cette façon de penser : « Suggérer que ce chêne, ce martin-pêcheur ou cette libellule manquent de réalité parce que des caractéristiques présentes chez des êtres prétendument supérieurs leur font défaut, ou considérer qu'il s'agit d'une créature potentielle d'un autre type, c'est radicalement méconnaître son intégrité en tant que créature de Dieu. » (Clough, 2012, p. 60)

On trouve par ailleurs sous sa plume des critiques de cette façon de distinguer les humains familières aux lecteurs des écrits profanes d’éthique animale : l’éthologie nous apprend que la plupart des traits supposés propres à l’homme sont présents à des degrés divers chez d’autres animaux ; plus on cherche à échapper à cette objection en sélectionnant des traits très spécifiques (« seuls les humains écrivent des nouvelles », par exemple), moins on saisit pourquoi la dignité tiendrait à ce trait particulier et plus on exclut d’humains de sa possession ; on comprend mal pourquoi on est si prompt à mépriser les animaux en raison de leur manque d’intelligence, alors qu’on est réticent à hiérarchiser les humains selon ce même critère, etc.

En tant que théologien, Clough prête une attention particulière aux passages de la Bible qui ont été utilisés pour magnifier les humains et justifier l’asservissement des animaux, dont ces fameux versets du chapitre 1 de la Genèse :

26 Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu’il soumette les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toute la terre et toutes les petites bêtes qui remuent sur la terre ! »

27 Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; mâle et femelle il les créa.

28 Dieu les bénit et Dieu leur dit : « Soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez-la. Soumettez les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur la terre ! » (Gn 1:26-28 TOB)

Le problème est que le contenu à donner à la domination et à l’image de Dieu demeure indéterminé : même en élargissant la recherche à l’ensemble de l’Ancien Testament, on ne trouve pas d’éléments éclairant le sens à donner à ces notions. Clough se réjouit de constater qu’une interprétation de ces termes très distincte de celle évoquée plus haut reçoit un soutien croissant parmi les commentateurs récents (au-delà des cercles animalistes). La domination est comprise comme un rôle que Dieu a choisi de confier à l’humanité, une indication sur la façon dont les humains doivent vivre. Ils doivent « refléter » (être l’image de) Dieu sur terre, c’est-à-dire être ses assistants, des sortes de lieutenants ou de vice-gouverneurs, appelés à prendre la responsabilité des autres créatures. Leur mission n’est pas de tyranniser le reste de la création, mais d’en prendre soin.

Pour ce faire, les humains ont besoin de bien connaître les créatures, de prêter attention à leur diversité et aux particularités qui conditionnent l’épanouissement de chacune. Dans un passage de la Genèse (Gn 2:18-19), Dieu fait venir les animaux devant Adam afin qu’il donne un nom à chacun d’eux. Clough compte parmi les théologiens qui interprètent cet épisode comme une invitation à connaître les bêtes et à être attentif à leurs différences. D’autres exégètes tiennent cela pour une preuve supplémentaire que le créateur veut donner à l’homme tout pouvoir sur les animaux. Clough fait remarquer que dans ce cas, à moins de trouver le moyen d’expliquer où est la différence, il faudrait en déduire que l’homme a aussi tout pouvoir sur la femme, car lorsque Dieu présente à Adam la compagne qu’il lui a fabriquée à partir d’une de ses côtes, c’est encore Adam qui décide du nom à lui donner (Gn 2:22-23).

Clough préfère de beaucoup l’interprétation fonctionnelle ou vocationnelle de la domination (une mission particulière confiée par Dieu à l’humanité) à l’interprétation substantielle (un droit d’usage des autres créatures offert aux humains parce qu’eux seuls possèdent un peu des capacités mentales divines). Non seulement l’interprétation fonctionnelle lui paraît conforme à l’idée que Dieu veut le bien de toutes les créatures, mais elle lui semble éviter l’exclusion des humains atteints de handicaps mentaux sévères.

Toutefois, Clough a l’honnêteté de préciser que l’interprétation vocationnelle de la domination et de l’imago Dei ne se trouve pas elle non plus dans la Bible. Ceux qui l’ont forgée se sont fondés sur le fait qu’à l’époque où fut composé le récit de la Genèse (Footnote: Dans une conférence donnée le 6 novembre 2021, Clough indique que selon les experts, le récit a été composé au VIe siècle av. J.-C., alors que le peuple juif connaissait la misère et l’exil après avoir été vaincu par Babylone. Dans cette conférence, il revient sur le thème de la domination, soulignant le danger qu’il y aurait à ignorer le contexte. Il était consolant pour l’auditoire originel de la Genèse de recevoir la vision d’un monde meilleur (le jardin d’Eden) et de se voir attribuer une domination, une prise sur le réel, à un moment où il avait le sentiment de n’avoir aucune maîtrise de son sort. Il serait dangereux d’interpréter le texte comme une approbation de ce que nous vivons aujourd’hui : une situation où l’humanité (ou plutôt une élite parmi elle) jouit d’un contrôle total sur une planète qu’elle exploite de façon non durable.), les rois étaient qualifiés d’images de Dieu dans des régions du Proche et du Moyen-Orient. En transposant l’idée que gouverner (dominer) en bon roi, c’est prendre soin de son peuple comme Dieu le voudrait, on trouve la lecture fonctionnelle du rôle de l’humanité dans la création.

2.2. L'incarnation

On a interprété l’incarnation de Dieu en humain comme la preuve définitive que Dieu ne s’intéresse qu’aux membres de notre espèce. Le Christ serait venu pour délivrer les humains du péché et permettre leur réconciliation avec Dieu. Il n’aurait ouvert qu’à eux seuls les portes de la vie éternelle.

La simple logique devrait amener à juger douteuse cette « preuve » de l’intérêt exclusif du créateur pour les humains. En effet, le principe même de l’incarnation suppose que le fils de Dieu prenne sur Terre la forme d’une créature particulière, et donc qu’il ne prenne pas la forme de toutes les autres (Footnote: Clough discute et rejette l’hypothèse d’incarnations multiples (l’hypothèse qu’il y aurait eu un Christ-dauphin pour les dauphins, un Christ-luciole pour les lucioles, etc.).). Or, on ne déduit pas du fait que Jésus soit un homme que son message ne concerne pas les femmes. On ne déduit pas du fait qu’il soit né au premier siècle qu’il n’a œuvré que pour les êtres de sa génération. On ne dit pas non plus que les habitants du continent américain ne seront pas sauvés parce que Jésus n’y est jamais allé. De la même façon, on devrait admettre que la forme prise par l’incarnation ne suffit pas à indiquer que l’humanité est l’unique bénéficiaire du sacrifice du Christ.

Clough, comme Andrew Linzey, soutient que l’action rédemptrice initiée par sa venue a une portée cosmique : elle vaut pour la création dans son ensemble. Ceci est attesté par plusieurs passages du Nouveau Testament notamment un passage de l’Épître aux Colossiens (Col 1:15-20) et un autre de l’Épître aux Éphésiens (Ep 1:9-10). Voici par exemple les versets des Colossiens dans lesquels Clough note l’insistance avec laquelle il est fait référence à « tout » ou à « toutes les choses » :

15 Il est l'image du Dieu invisible, le premier-né de toute la création.

16 Car en lui ont été créées toutes les choses qui sont dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, trônes, dignités, dominations, autorités. Tout a été créé par lui et pour lui.

17 Il est avant toutes choses, et toutes choses subsistent en lui.

18 Il est la tête du corps de l’Église ; il est le commencement, le premier-né d'entre les morts, afin d'être en tout le premier.

19 Car Dieu a voulu que toute plénitude habitât en lui ;

20 il a voulu par lui réconcilier tout avec lui-même, tant ce qui est sur la terre que ce qui est dans les cieux, en faisant la paix par lui, par le sang de sa croix. (Col 1:15-20 LSG)

Clough note encore qu’on devrait prendre au sérieux le verset de l’Évangile de Jean selon lequel « le Verbe s’est fait chair » (Jn 1:14) et non « Le Verbe s’est fait humain » (Footnote: Dans la Bible Segond 21, le mot « chair »a été remplacé par le mot « homme » dans ce verset. Cependant, Clough argumente de façon convaincante qu’il s’agit bien du mot « chair » (la traduction du mot sarx en grec).). Dieu s’est incarné dans un être qui a la substance des animaux ou, plus largement, des créatures vivantes. « La mort du Christ n’est pas simplement semblable à un sacrifice animal, écrit Clough, c’est un sacrifice animal. » (Clough, 2012, p. 128)

Enfin, Clough souligne que l’on doit repenser la signification de l’Imago Dei à la lueur du Nouveau Testament plutôt que s’en tenir en la matière au récit de La Genèse. C’est en effet dans le Nouveau Testament qu’il apparaît que c’est le Christ qui est l’image de Dieu (2Co 4:4 ; Col 1:15). La distinction cruciale se situe entre le créateur et les créatures, et non pas entre, d’un côté, Dieu et l’humanité et, de l’autre, le reste de la création. Le Christ seul est la vraie image de Dieu parce que lui seul est Dieu incarné. Par conséquent, « nous ne pouvons plus qualifier sans restriction les êtres humains d’images de Dieu. Nous devons plutôt reconnaître que notre capacité à refléter Dieu n’est présente qu’en et à travers Jésus Christ, qu’elle ne se réalisera pleinement que lors de notre résurrection […] et que pour l’heure c’est un processus plutôt qu’une réalité statique […] » (Clough, 2012, p. 101).

2.3. La Bible a été composée par des humains pour un public humain

Il y a un sens dans lequel Clough admet que la Bible est indéniablement (et fatalement) anthropocentrée : elle reflète la façon de voir l’univers de ceux qui l’ont écrite, laquelle est conditionnée par la position particulière qu’ils occupent dans le monde. À plusieurs endroits des deux volumes de On Animals, on trouve des réflexions semblables à celle-ci :

Les textes bibliques et les traditions théologiques ultérieures ont été écrits par des auteurs humains pour un public humain, et sont donc inévitablement concernés par les questions de la valeur, de l'identité et du rôle des humains. En les interprétant pour éclairer notre compréhension de la relation entre les humains et les autres animaux, nous devons à la fois reconnaître la pertinence de cette façon de s’adresser aux humains et les limites qui peuvent résulter de la perspective adoptée. (Clough, 2019, p. xvii)

Clough souligne que l’anthropocentrisme « de perspective » ne doit pas être confondu avec l’anthropocentrisme téléologique, c’est-à-dire avec l’idée que l’humanité est le but de la création. Il est cependant difficile de se prononcer sur le contenu exact des « limites » qui résultent selon lui de la perspective humaine inhérente à la Bible. La seule chose certaine est qu’il y inclut le fait que les considérations se rapportant aux humains y occupent énormément de place. Cette disproportion dans l’attention portée au destin des différentes créatures lui semble compréhensible puisque l’auditoire des textes est exclusivement humain, et intéressé au premier chef par ce qui peut guider sa propre existence.

Mais les « limites » se réduisent-elles à l’accent mis sur ce qui concerne les humains ? Ou arrive-t-il qu’elles faussent le récit par rapport à ce qu’exigerait une approche plus objective, ou plus conforme au point de vue de Dieu, des sujets abordés ? Clough ne s’aventure pas jusqu’à employer le mot biais : il n’écrit pas que la Bible présente un biais prohumain dans le contenu même de ce qui est dit des différentes créatures. Je ne saurais dire s’il lui arrive de le penser. Nous allons aborder un cas (important) où l’on pourrait avoir l’impression qu’il a été tenté de le faire, mais où il a refusé sans ambiguïté de franchir le pas.

2.4. La primauté humaine malgré tout

Clough porte une attention soutenue à deux passages de l’Évangile, qu’il mentionne et commente à divers endroits de son livre. Il s’agit de versets rapportant des propos attribués au Christ :

Il [Jésus] leur répondit : « Lequel de vous, s'il n'a qu'une brebis et qu'elle tombe dans un trou le jour du sabbat, n'ira pas la retirer de là ? Or, un homme vaut beaucoup plus qu'une brebis ! Il est donc permis de faire du bien les jours de sabbat. » (Mt 12:11-12 S21)

« Ne vend-on pas cinq moineaux pour deux petites pièces ? Cependant, aucun d'eux n'est oublié devant Dieu. Même vos cheveux sont tous comptés. N’ayez donc pas peur : vous valez plus que beaucoup de moineaux. » (Lc 12:6-7 S21) (Footnote: Voir aussi ce passage de l’Évangile de Matthieu similaire à celui de l’Évangile de Luc : Mt 10:29-31.)

À l’évidence, ces passages affirment une inégalité entre les créatures. On trouve bien chez Clough des considérations qui atténuent le poids de cette affirmation en la contextualisant (cf. Clough, 2019, p. xvi-xvii). Aucune raison, note-t-il, n’est donnée pour expliquer la valeur supérieure des humains. Pas plus qu’à propos des notions présentes dans la Genèse (domination, image de Dieu), il n’y a lieu ici d’invoquer les supposés propres de l’homme. Par ailleurs, les versets cités confortent la thèse de la bienveillance de Dieu envers tous les animaux et l’idée que les humains doivent prendre soin des bêtes : aucun oiseau n’est oublié de Dieu ; il est bien de secourir une brebis accidentée quitte à enfreindre une règle religieuse.

Clough ajoute que ces versets appartiennent à des discours dont le thème n’est pas l’établissement d’une hiérarchie entre les créatures. Le Christ utilise l’hypothèse de la primauté humaine – déjà tenue pour évidente par son auditoire – plutôt qu’il ne s’efforce de persuader le public de son bien-fondé. Quand on regarde le discours dans lequel s’insère le passage sur les moineaux, on voit que Jésus cherche à donner de l’espoir à un auditoire anxieux. L’exemple choisi fonctionne parce que les gens sont déjà convaincus de valoir bien plus que des oiseaux, et donc comprennent immédiatement que puisque Dieu n’oublie pas les moineaux, a fortiori il ne les oublie pas eux.

Même si les commentaires de l’auteur de On Animals adoucissent le son de la déclaration d’inégalité, celle-ci figure bel et bien dans l’enseignement du Christ et Clough n’entend pas l’ignorer. Ce dernier indique qu’à son avis, on ne peut pas trouver de raison de privilégier les humains en adoptant une perspective morale neutre à l’égard de l’espèce. Mais il constate aussi qu’à l’évidence, les paroles de Jésus n’invitent pas à adopter une telle perspective (Footnote: Pour mémoire, Jésus de Nazareth n’a rien écrit et les Évangiles ont été rédigés plusieurs décennies après sa mort (cf. Marguerat, 2024). Je suppose que si Clough avait jugé à la fois peu vraisemblable et choquant que le Christ ait réellement affirmé que les humains avaient une valeur supérieure à d’autres animaux, il lui aurait été loisible d’émettre des doutes sur le fait que ses paroles aient été correctement transmises sur ce point.) (cf. Clough, 2019, p. xviii).

Ce passage du volume 1 de On Animals résume bien ce que Clough retient des versets précités de l’Évangile :

Ces passages fournissent une base claire et cohérente tirée de l’enseignement du Christ pour mettre l’accent sur la sollicitude [care] providentielle de Dieu pour chaque animal ; mais ils fournissent aussi une base pour croire que Dieu accorde plus de valeur à la vie des humains qu’à celle des oiseaux et pour croire que les humains devraient accorder plus d’importance à une vie humaine qu’à une vie ovine. Ces passages n’apportent pas de justification à ces jugements […] Ils ne posent pas la rationalité, l'intelligence, la conscience de soi ou tout autre attribut comme fondement de la considération morale. [...] Ils suggèrent cependant que lorsque nous passerons de la doctrine à l'éthique, il nous faudra tenir compte de cette forme de différence entre l'humain et le non-humain. (Clough, 2012, p. 75-76)

3. Le péché et le monde déchu

Dans le récit de la Genèse, la mort, la souffrance, la pénurie et l’entre-dévoration des animaux terrestres n’entrent en scène qu’après la chute, qui est causée par le péché. Selon une interprétation classique chez les chrétiens, le péché originel est commis par les humains, eux seuls ont besoin de réconciliation avec Dieu, et c’est à eux qu’est destinée la rédemption par le Christ. Comme on l’a vu, Clough soutient au contraire que la réconciliation et le salut concernent toutes les créatures. Il s’interroge aussi sur l’étendue du péché.

3.1. Qui sont les pécheurs ?

Se pourrait-il que des animaux non humains soient pécheurs ? Clough remarque que le chapitre 6 de la Genèse (celui où Dieu annonce le Déluge et ordonne à Noé de construire l’arche) est ambigu à cet égard. Au début (verset 5), c’est la méchanceté de l’homme qui est dénoncée. Mais plus loin (versets 11 et 12), on lit que c’est toute la terre qui est corrompue et que tous les êtres de chair ont une conduite corrompue. On trouve ailleurs dans la Bible des indices suggérant que les animaux pourraient commettre des péchés, à commencer par le chapitre 4 de la Genèse dans lequel le serpent incite Ève à mal agir. Des passages de l’Ancien Testament prévoient des punitions pour les animaux qui bravent certains interdits.

Si, au fil des siècles, des théologiens parmi les plus éminents ont fait du péché le propre de l’homme, Clough rappelle que les procès d’animaux indiquent que l’idée de tenir les bêtes pour responsables de leurs actes a longtemps été présente dans la chrétienté. Outre des tribunaux civils qui pouvaient condamner des animaux à la peine capitale, des tribunaux ecclésiastiques pouvaient être saisis par les victimes de nuisibles tels que les rats ou les charançons, la procédure pouvant alors déboucher sur l’excommunication de ces derniers.

Dans sa discussion de la question du péché, Clough introduit également des éléments extérieurs à la théologie, qu’il s’agisse de réflexions concernant la psychologie humaine ou de connaissances issues de l’éthologie. Il mentionne notamment une observation empruntée à Jane Goodall. Celle-ci rapporte le comportement d’une femelle chimpanzé qui à plusieurs reprises commet des infanticides. Elle tue le nouveau-né d’une autre femelle en lui mordant le crâne, puis déguste le corps du petit avec sa propre famille. On peut bien sûr tenter de soutenir que les animaux n’agissent que par instinct tandis que les humains jouissent du libre arbitre. Clough pour sa part doute qu’on puisse établir une frontière nette entre des actions totalement prédéterminées et des actions parfaitement conscientes et libres, et estime que cela vaut aussi pour les humains. Il rappelle que l’idée que nous ne débutons pas dans la vie dans un état de « propreté » intervient dans la notion chrétienne de péché. De plus, les actions des humains sont affectées par des éléments impensés tels que leurs réseaux de relations ou des désirs prérationnels. Si le fait que de tels éléments interviennent suffisait à exclure ces actions du péché, il se pourrait qu’on en soit réduit à conclure que les humains ne pèchent jamais.

Sans se montrer totalement affirmatif sur la délimitation de l’ensemble des pécheurs, Clough exprime son scepticisme sur le fait que le péché soit le propre des humains (de même que le libre arbitre). Comme dans beaucoup d’autres domaines, il lui semble plus judicieux de penser en termes de gradation ou de diversité des formes. Il se peut que certaines façons de pécher soient propres aux humains, mais pas toutes.

3.2. La chute

Rappelons quelques points saillants du récit de la Genèse. Au jardin d’Eden, Dieu avait donné aux animaux humains et non humains les végétaux pour nourriture, à l’exception des fruits de l’arbre du bien et du mal. Les humains furent les premiers à aller contre la volonté divine en mangeant le fruit défendu. À partir de cet épisode, l’harmonie originelle disparaît. Voyant combien le monde est corrompu, Dieu décide de détruire tous les animaux terrestres en déclenchant le Déluge, à l’exception des quelques représentants des différentes espèces qu’il a demandé à Noé d’embarquer sur l’arche. Après le Déluge, les termes d’une nouvelle alliance entre Dieu et les créatures sont posés (Gn 9). Clough souligne que l’alliance est établie avec tous les passagers de l’arche et pas uniquement avec Noé et sa famille (Gn 9:9-10). Dieu s’engage à ne pas détruire la terre à nouveau, sans exiger pour autant le retour à la paix des premiers temps. Désormais, les humains disposent de « tout ce qui vit » comme nourriture (Gn 9:3). Il leur est seulement interdit de verser le sang de l’homme – interdit qui vaut aussi pour les autres animaux. Ces derniers ne se voient signifier rien d’autre concernant leur alimentation, alors qu’au chapitre 2 de la Genèse c’était « l’herbe verte » seulement que Dieu leur avait donnée comme nourriture. On lit donc en creux que certains d’entre eux vivent de la prédation. On reste dans l’ère de la création déchue. Les dispositions énoncées après le Déluge ressemblent à une concession faite par Dieu face à l’incapacité dans laquelle sont des créatures corrompues de vivre selon les conditions fixées au départ.

Clough prend acte du fait qu’on ne saurait tenir le récit de la Genèse pour une description chronologique exacte des débuts de la vie sur Terre. Ce que nous savons désormais de l’évolution soulève des questions nouvelles sur la façon dont les créatures se sont éloignées de Dieu. Il est en effet certain que bien avant l’apparition de l’Homo Sapiens, la prédation était déjà présente sur Terre et que d’autres créatures étaient déjà en concurrence entre elles pour l’accès à des ressources rares. Par conséquent, la violence, les privations et la souffrance n’ont pas pu faire leur entrée dans le monde en raison de la désobéissance des premiers humains. Clough n’entend pas pour autant soutenir que le péché originel fut commis par les premiers prédateurs : il s’agissait d’organismes très simples, probablement trop simples pour qu’on puisse leur attribuer une véritable agentivité.

L’auteur poursuit sa réflexion sur la chute par une discussion dont je ne relate pas le détail. J’en retiens simplement les points suivants :

  • Clough admet pleinement les enseignements des sciences concernant l’évolution tout en refusant de rejeter la doctrine de la chute, qui demeure au contraire centrale pour lui.
  • Ce qui doit être conservé, c’est l’idée générale que la chute correspond à un état où les créatures s’éloignent de Dieu, à une forme de rébellion contre la grâce divine. Dans le monde déchu, les créatures sont prises dans des situations de péché structurel dont elles ne peuvent se libérer à elles seules.
  • On doit en revanche se défaire de l’idée que l’action d’une seule créature, survenue en un point précis du temps, a fait sombrer le monde entier dans le malheur. Il n’est d’ailleurs pas certain que la doctrine chrétienne doive être comprise comme un enchaînement temporel de causes et d’effets.

Clough admet volontiers que ces considérations restent très lacunaires : la manière correcte d’articuler la bonté et l’amour divins avec l’existence des aspects les plus sombres de la création nous échappe, mais il est préférable « d’avouer son ignorance plutôt que de soutenir que la souffrance fait partie de l’intention originelle de Dieu dans la création » (Clough 2012, p. 127). Nier la chute lui paraît une option fort peu attrayante pour la théologie chrétienne, car cela conduirait à douter de la bonté de Dieu. Un Dieu dont le projet aurait été d’emblée de soumettre ses créatures à la souffrance mériterait-il seulement qu’on lui voue un culte ? Clough choisit pour sa part de maintenir intacte sa foi dans un Dieu d’amour, quitte à confesser qu’il ne sait pas expliquer précisément comment et pourquoi les choses ont dévié de ce que Dieu souhaitait pour les créatures. (L’option consistant à nier la toute-puissance divine ne semble pas le tenter non plus.)

4. Le royaume de paix (eschatologie)

Clough considère la doctrine eschatologique comme un élément crucial de la foi. Rappelons d’abord ce que recouvre l’eschatologie chrétienne (Footnote: Le sujet est compliqué, il n’est pas traité de façon uniforme dans les diverses obédiences chrétiennes et je dois avouer que ma culture religieuse est mince. J’ai rassemblé dans les lignes qui suivent les éléments qui, de façon explicite, interviennent dans le raisonnement de Clough, mais ne suis pas à l’abri d’avoir choisi des formulations contestables pour les caractériser.) – ou plutôt les composantes de celle-ci mobilisées par Clough – avant d’en venir à ce qu’il en tire à propos des animaux.

La doctrine eschatologique traite de ce arrivera à la fin des temps, en s’appuyant sur des prophéties de l’Ancien Testament et des passages du Nouveau Testament. Selon l’interprétation donnée à ces textes, les choses anciennes (c’est-à-dire l’univers tel que nous le connaissons) sont destinées à disparaître. Il y aura une nouvelle création, un nouveau ciel et une nouvelle terre. C’est alors que les morts (ou les élus parmi eux (Footnote: L’eschatologie comprend le jugement dernier, mais Clough n’en parle pas dans sa réflexion sur les animaux. Je laisse donc ce point de côté. Il en va de même des événements terribles qui pourraient marquer la fin des temps. Clough pour sa part ne mentionne ni le Diable, ni les épisodes conduisant à sa défaite ultime et à celle de ses supporteurs.)) ressusciteront non seulement spirituellement, mais aussi corporellement. Dieu habitera avec eux. L’œuvre de réconciliation et de rédemption sera pleinement accomplie, de sorte que « la mort ne sera plus » et « il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni souffrance » (Ap 21:4 TOB). La paix régnera dans le royaume de Dieu.

Clough observe que les Écritures ne décrivent pas la vie dans ce royaume, sinon de façon négative, par l’énoncé des maux qui n‘accableront plus les créatures. Comme beaucoup d’autres avant lui, il soulève certaines questions à ce propos et y apporte les réponses qui lui semblent les plus probables.

4.1. Résurrection des créatures de tous les temps

Clough est certain que la résurrection et l’immortalité attendent l’ensemble des êtres vivants. Toute une tradition, il est vrai, a voulu réserver aux humains la possession d’une âme et l’accès à la vie éternelle. Mais c’est à la création tout entière qu’a été promise la délivrance de la servitude et de la corruption (Rm 8:21) et Clough ne manque pas de mentionner des théologiens qui, à des époques diverses, ont soutenu comme lui que la résurrection valait aussi pour les animaux. Par exemple, John Hildrop dans ses Free Thoughts upon the Brute Creation (1742) arguait que Dieu a une raison de préserver tout être qu’il a eu une raison de créer, car s’il existait une raison pour qu’il veuille le détruire, cette raison l’aurait amené dès le départ à ne pas le créer.

Hildrop raisonnait sur une conception fixiste des espèces. Clough adopte pour sa part une perspective évolutionniste, si bien qu’il est amené à aborder le destin des espèces disparues. Selon lui, les individus qui y ont appartenu ressusciteront eux aussi. L’Évangile affirme que « tout » est concerné par la transformation opérée par le Christ, et pour Clough, ce « tout » inclut la dimension temporelle : la venue du Christ a eu lieu à une époque particulière, mais de là son effet se transmet jusqu’au début et jusqu’à la fin des temps. Clough ajoute que Dieu est transcendant par rapport au temps, de sorte que tous les moments de l’histoire de l’univers sont également présents à ses yeux. Il n’a pas de raison de dévaloriser des créatures qui ont vécu dans un passé reculé par rapport à celles apparues plus récemment. Sur la nouvelle terre, nous côtoierons donc, entre autres, des dinosaures.

4.2. La fin de la domination humaine

Luther compte parmi les penseurs qui ont spéculé sur le passé et l’avenir des animaux. Clough rapporte que dans un commentaire sur la création, Luther avance qu’Adam était plus beau, plus fort et plus intelligent avant qu’après la chute. Au début, sa force surpassait celle de l’ours, de sorte qu’il manipulait les grandes bêtes sauvages comme si c’étaient des chiots. Les lions lui obéissaient comme le feraient des chiens dressés. Luther poursuit en supposant que grâce à la rédemption, l’ancien ordre des choses sera rétabli et renforcé. Les humains jouiront d’une autorité sur les animaux plus grande encore qu’à l’époque du jardin d’Eden.

À cet égard, l’opinion de Clough est à l’exact opposé de celle de Luther. On a vu qu’il se rangeait à l’interprétation fonctionnelle ou vocationnelle de la domination. À l’occasion de sa discussion de ce que sera la vie dans la nouvelle création, Clough ajoute que, même ainsi comprise, la domination conférée par Dieu à l’humanité n’est que provisoire. En effet, puisque Dieu sera pleinement présent dans le monde après la rédemption, les créatures n’auront nul besoin qu’une espèce particulière lui serve de relai.

4.3. Des créatures qui se côtoient sans crainte

Dans la nouvelle création, on cessera de penser la nature sauvage comme étant, ou devant être, séparée des espaces anthropisés. Clough rappelle que la valorisation de la wilderness est apparue assez récemment à l’échelle de l’histoire humaine. Aux époques où furent rédigés les textes bibliques, les espaces sauvages étaient plutôt perçus négativement. Dans un cas comme dans l’autre cependant, l’aspiration à en écarter les humains est liée à la perception d’une menace. Les défenseurs contemporains de la wilderness s’inquiètent de l’extrême vulnérabilité de la vie sauvage à l’ère de l’anthopocène. Les humains d’autrefois voyaient surtout qu’il était dangereux pour eux et pour leur bétail de se trouver là où les bêtes sauvages abondent, et d’être ainsi exposés à leurs crocs ou à leur venin.

Il en ira différemment lorsque la souffrance aura disparu et que la paix règnera entre les créatures. Les animaux sauvages ne retrouveront pas la vie qu’ils avaient dans le monde déchu d’avant l’anthropocène, car ils seront également délivrés des maux d’origine non anthropique tels que la faim et la prédation. Ils ne deviendront pas domestiques au sens où l’entendait Luther, c’est-à-dire asservis par les humains. Mais ils n’auront pas non plus besoin de vivre à l’écart des humains pour mener leur existence selon leur propre volonté. Lorsque les créatures ne seront plus une menace les unes pour les autres, elles n’auront pas besoin d’être séparées pour que chacune puisse s’épanouir. La nature sauvage ne sera pas une nature sans humains.

4.4. Un lion mangeur de foin est-il encore un lion ?

La violence inhérente à la création déchue a conduit des chrétiens à adopter une conception étriquée du royaume de paix à venir. Certains ont songé que la résurrection individuelle ne serait pas accordée à des créatures qu’ils n’imaginent pas pouvoir coexister paisiblement avec des humains (les scorpions par exemple). D’autres ont imaginé des formes de paradis où les prédateurs continueraient à chasser comme dans ce poème de James Dickey où des bêtes féroces ont la joie de déchirer de leurs griffes des proies consentantes, qui se relèvent et s’en vont tranquillement juste après avoir baigné dans leur sang. Clough s’en tient pour sa part fermement à la croyance en la résurrection des créatures de toutes sortes et à la croyance en la disparation de la violence entre elles. Il juge la prophétie d’Ésaïe plus digne de foi que les divagations inspirées par nos peurs ou par notre incapacité à imaginer une nature autre que celle que nous connaissons :

6 Le loup habitera avec l’agneau, le léopard se couchera près du chevreau. Le veau et le lionceau seront nourris ensemble, un petit garçon les conduira.

7 La vache et l’ourse auront même pâture, leurs petits, même gîte. Le lion, comme le bœuf, mangera du fourrage.

8 Le nourrisson s’amusera sur le nid du cobra. Sur le trou de la vipère, le jeune enfant étendra la main.

9 Il ne se fera ni mal, ni destruction sur toute ma montagne sainte, car le pays sera rempli de la connaissance du SEIGNEUR, comme la mer que comblent les eaux. (Es 11:6-9 TOB)

Mais, objectent les sceptiques, un lion qui mangerait du fourrage serait-il encore un lion ? Ne serait-ce pas plutôt un être d’une autre espèce ou le simulacre d’un être disparu ? Clough rétorque qu’il n’y a pas plus de raison de poser la question pour les lions que pour les humains. Ces derniers aussi seront profondément transformés dans la nouvelle création. Ils ne seront plus pécheurs, ce qui est une mutation très profonde. Des hommes ont été célébrés en ce monde-ci pour leurs compétences exceptionnelles dans l’art de la guerre. On n’imagine pas pour autant qu’on leur offrira des ennemis à tuer sur la nouvelle terre afin qu’ils puissent s’épanouir dans leur domaine d’excellence. On croit volontiers que les martyrs resteront eux-mêmes dans le royaume de Dieu sans ajouter qu’ils ne pourront plus atteindre leur perfection une fois privés des tortionnaires qui les soumettaient aux pires sévices.

Il est difficile, écrit Clough, d’imaginer comment la préservation de l’identité personnelle est compatible avec la profonde transformation des êtres qui doit avoir lieu pour les rendre aptes à vivre dans la nouvelle création. Mais la tradition chrétienne nous invite à espérer que cela est possible. Et il n’est pas plus difficile de le croire pour les lions que pour les humains.

À suivre...

Nous voici arrivés au bout des fondements théologiques qui, selon Clough, éclairent la place qui revient aux animaux dans le monde déchu ou nous vivons et ce que sera leur destin une fois l’œuvre de rédemption achevée. Chacun des points abordés dans ce billet joue un rôle dans la façon dont l’auteur conçoit ce que doit être un comportement chrétien envers les animaux. Cependant les éléments rassemblés ici restent d’ordre très général. Les analyses et propositions concrètes de Clough dans le domaine de l’éthique appliquée feront l’objet du billet suivant.


Références

Clough, D. L. (2021, 6 novembre). Dominion in Crisis : The Vocation of Christians in a World in Fire [Conférence]. Catholic Concern for Animals. Londres.

Clough, D. L. (2019). On Animals. Volume 2 : Theological Ethics. T&T Clark.

Clough, D. L. (2012). On Animals. Volume 1 : Systematic Theology. T & T Clark.

Marguerat, D. (2024, 31 mars). Comment (et par qui ?) le souvenir de Jésus a-t-il été transmis après sa mort. Le Monde.






Notes

Notes :