Il circule beaucoup de statistiques sur le nombre de végétariens. Demandez à un moteur de recherche de vous fournir le pourcentage de végétariens par pays et vous obtiendrez le catalogue de données demandé. Il ne vaut rien. C’est un assemblage de sondages effectués à des dates différentes, selon des méthodes différentes, souvent non précisées ou déficientes. Le même type d’assemblage conduit à des affirmations douteuses sur l’évolution du pourcentage de végétariens dans le temps.

De même, on manque de bases solides pour dénombrer les « omnivores responsables » : ces personnes censées, notamment, manger moins de produits d’origine animale, ou les choisir mieux. Là encore, ce ne sont pas les chiffres qui manquent. Le problème est qu’il circule des statistiques contradictoires, ou correspondant à des catégories à définition floue.

Combien de végétariens aux États-Unis ?

Les États-Unis sont le pays où l’on dispose depuis le plus longtemps d’enquêtes sur les effectifs de végétariens. C’est aussi celui où il existe une certaine conscience chez les chercheurs des biais méthodologiques entachant les résultats. C’est pourquoi on se référera à des statistiques étasuniennes. Même pour ce pays, il existe une incertitude sur les effectifs concernés (Footnote: Pour un comparatif des études disponibles, voir Saulius Šimčikas, « Is the Percentage of Vegetarians and Vegans Increasing ? », publié en ligne sur le site d’Animal Charity Evaluators le 16 août 2018.). Sans entrer dans le détail, on retiendra que la fourchette la plus probable dans laquelle se situe actuellement le pourcentage de végétariens (végétaliens inclus) se situe entre 1% et 3%, tandis que le pourcentage de végétaliens est sans doute très inférieur à 1%. Le nombre de végétariens a probablement augmenté depuis les années 1990.

La fourchette de 1 à 3% de végétariens ignore les enquêtes qui se contentent de recenser les végétariens autodéclarés. En effet, une majorité des personnes qui répondent « oui » à la question « Êtes-vous végétarien ? » s’avèrent en réalité consommer de la chair animale si on les interroge ensuite sur la composition de leurs repas. Le phénomène inverse existe aussi, dans une moindre mesure : parmi les personnes qui déclarent ne consommer aucun des types de chair animale énumérés dans un questionnaire (bœuf, poulet, poisson, etc.), certaines ne s’identifient pas comme végétariennes. Ce sont les études qui exigent la satisfaction de deux critères à la fois (se déclarer végétarien et répondre « non » à toutes les questions « Consommez-vous tel type de chair animale ? ») qui donnent un pourcentage de végétariens de l’ordre de 1%.

On peut raisonnablement se risquer à généraliser les observations faites aux États-Unis : partout (sauf peut-être en Inde), les végétariens constituent une fraction négligeable de la population. Il est néanmoins plausible que leur nombre soit en augmentation dans les pays où le mouvement de libération animale est bien implanté depuis des années (mouvement dont les acteurs se recrutent surtout parmi les végétariens).

Des carnivores qui désapprouvent l’élevage et l’abattage

Le refus de consommer des produits animaux repose sur un principe de la morale commune : on ne doit pas maltraiter et tuer des animaux sans nécessité. L’argument est si simple qu’on peut être surpris de la très lente progression du végétarisme. Est-ce à dire que mouvement des droits des animaux n’a aucune prise sur les consciences ? Il serait excessif de souscrire à cette conclusion. En termes d’opinion, il semble atteindre une minorité nettement plus large que les seuls végétariens.

Un sondage Ipsos a été effectué en octobre 2017 auprès de 1094 Américains adultes (Footnote: Jacy Reese, « Survey of US Attitudes Toward Animal Farming and Animal-Free Food, October 2017 », article publié sur le site du Sentience Institute le 20 novembre 2017.) pour le compte du Sentience Institute. Il leur soumettait une vingtaine de propositions relatives aux pratiques alimentaires et à la condition animale. Voici les taux d’approbation reçus par trois d’entre elles : « L’élevage industriel est l’un des problèmes sociaux les plus important du monde d’aujourd’hui » (62%) ; « Je suis pour l’interdiction des abattoirs » (42%) ; « je suis pour l’interdiction de l’élevage » (29%) (Footnote: Les chiffres indiqués sont la somme des pourcentages des sondés qui se sont déclarés « tout à fait d’accord », « d’accord », ou « plutôt d’accord » avec chaque proposition. Si l’on ne retient que les personnes « tout à fait d’accord », il reste tout de même 14% des sondés approuvant l’interdiction des abattoirs et 7% approuvant l’interdiction de l’élevage, ce qui est très supérieur à la part des végétariens dans la population.).

Surprise de ces résultats, une publication universitaire a refait un sondage en 2018 sur la base d’un questionnaire identique à celui du Sentience Institute ; une question a été néanmoins été ajoutée pour s’assurer que les personnes se disant favorables à la fermeture des abattoirs savaient que c’est l’endroit où l’on tue des animaux pour en faire de la viande (Footnote: FooDS (Food Demand Survey), Vol.5, n° 9, janvier 2018.). Les pourcentages d’approbation des différentes propositions ont été très voisins de ceux obtenus dans le sondage du Sentience Institute. Même en soustrayant les personnes qui donnaient un avis sur les abattoirs en ignorant ce que c’est, il restait 34% des répondants favorables à leur interdiction.

Il est très possible que la formulation du questionnaire du Sentience Institute le rende vulnérable au biais de désirabilité sociale. Néanmoins, il y a eu, avant et après 2017, d’autres enquêtes où une fraction conséquente des sondés ont exprimé leur adhésion à des mesures radicales de protection des animaux, et pas seulement aux États-Unis. En voici deux exemples. Dans un sondage effectué en France en septembre 2018, 15% des répondants ont approuvé l’interdiction de l’élevage des animaux (Footnote: Sondage effectué par l’institut CSA pour l’agence de relations publiques Adocom-RP, cité dans Eddy Fougier, La contestation animaliste radicale, Fondation pour l’innovation politique, janvier 2019, p. 33.). Dans un sondage réalisé en septembre-octobre 2018 auprès d’un échantillon représentatif de la population suisse, 17% des répondants se sont déclarés favorables à la fermeture des abattoirs (Footnote: Sondage commandé par Tier im Focus ; les résultats figurent dans un billet publié sur le site de l’association le 24 janvier 2019.).

Ces partisans de la fin de l’exploitation animale n’y songent sans doute guère quand on ne les questionne pas sur le sujet. La plupart ne sont pas végétariens. Mais quelques-uns l’ont sans doute été.

Peu de végétariens, beaucoup d’ex-végétariens

Une étude conduite par une équipe de Faunalytics sur des données recueillies en mai 2014 auprès de 11 399 Américains, âgés de 17 ans et plus, a mis en évidence un fait frappant : les anciens végétariens redevenus omnivores (dénommés « les relaps » dans ce qui suit) sont légion (Footnote: L’enquête conduite par Faunalytics donné lieu à trois rapports publiés respectivement en décembre 2014, juillet 2015 et février 2016. On y accède à partir de la page du site de Faunalytics intitulée « A Summary of Faunalytics’ Study of Current and Former Vegetarians and Vegans ».) Parmi les participants à cette étude, seulement 1,94% étaient végétariens (dont 0,5% de végétaliens). Mais on trouvait aussi dans l’échantillon 10,2% de relaps (dont 1,1% d’ex-végétaliens). Tant les anciens que les actuels végétariens ont été repérés en les questionnant précisément sur les types d’aliments consommés, actuellement ou par le passé. Il y aurait donc 5 fois plus de relaps que de végétariens.

Un travail de recherche mené par Asher (Footnote: Kathryn Asher, Is the Perfect the Ennemy of the Good ? The Role of Dietary Choices, Perceptions and Experiences in Meat Consumption Patterns in the US, University of New Brunswick, juin 2017.) à partir de données recueillies à l’automne 2016 auprès d’un échantillon à peu près représentatif de 26 466 Étasuniens, âgés de 18 ans et plus, aboutit à un résultat plus spectaculaire : il y aurait presque 15 fois plus de relaps que de végétariens. Toutefois, l’ampleur de l’écart est certainement surestimée : les végétariens sont recensés par Asher selon la méthode la plus stricte du double critère (si bien qu’elle n’en trouve que 1,1%), tandis que les relaps sont simplement autodéclarés. Néanmoins, un fait est certain : les « rechutes » sont fréquentes parmi les végétariens.

Cette population n’est pourtant pas composée d’une masse perpétuellement renouvelée de végétariens provisoires. À côté d’individus qui se découragent vite, on trouve des personnes pour qui le végétarisme correspond à un engagement profond et pérenne. L’enquête exploitée par Asher montre une durée moyenne de pratique du végétarisme sans interruption de 19,5 ans dans le groupe des végétariens (dont l’âge moyen est de 42 ans). De même, l’étude de Faunalytics indique une durée de la pratique très supérieure chez les végétariens que chez les relaps. Les deux groupes apparaissent également différents par leur degré de conviction : les végétariens adhèrent majoritairement à plusieurs raisons de l’être (protection animale, santé, environnement…), tandis que chez les relaps, seule la motivation de santé est retenue par une majorité de sondés. La plupart des végétariens considèrent le végétarisme comme partie intégrante de leur identité, alors que c’est rarement le cas de relaps.

L’équipe de Faunalytics a demandé à ces derniers, sous forme de question ouverte, pourquoi ils avaient abandonné le végétarisme. Elle résume l’analyse des résultats par l’idée qu’il s’agit d’un « phénomène multifactoriel et complexe ». En clair : aucun motif dominant ne se dégage. Les réponses se présentent comme une constellation de raisons variées de mécontentement ou de perte de motivation. Les chercheurs parviennent à en regrouper un assez grand nombre (mais pas toutes) en quatre familles : insatisfaction par rapport à la nourriture végétarienne, inquiétudes diverses relatives à la santé, difficultés ressenties dans les relations sociales, inconvénients pratiques.

Ces même quatre familles de raisons apparaissent dans les enquêtes sociologiques qui demandent à des omnivores ce qui les rebute dans le régime végétarien. Elles apparaissent aussi, mais dans des proportions moindres, dans les études réalisées auprès de semi-végétariens, quand on les interroge sur ce qui leur paraît difficile dans leur diète.

Les quatre types d’obstacles sont également mentionnés par certains végétariens Chez les débutants, le regret des sensations gustatives liées à la consommation de certains produits d’origine animale est fréquent. Il tend à disparaître avec le temps, et se transforme même en dégoût chez une partie d’entre eux. Par contre, on constate qu’une fraction des végétariens continue d’évoquer des difficultés liées aux relations avec l’entourage, des inconvénients d’ordre pratique, et que certains déplorent le manque d’information nutritionnelle adaptée à leur cas (Footnote: Pour une synthèse des études sociologiques sur les végétariens ou semi-végétariens, voir M.B. Ruby, « Vegetarianim. A blossoming field study », Appetite, fev. 2012 ; F. Dupont et E. Reus, « Qui sont les nouveaux végétariens ? », Les Cahiers antispécistes, nov. 2012.).

Le halo des végétariens à temps (très) partiel

Les relaps repérés par Faunalytics ne sont pas des omnivores ordinaires qui se sont brièvement essayé au végétarisme. Ils consomment moitié moins de chair animale que les Étasuniens moyens (Faunalytics, 2016). Ce fait a été établi sur la base d’un questionnaire précis sur les prises alimentaires. On est moins informé des pratiques réelles d’autres catégories de personnes qui, tout en mangeant des animaux, disent s’écarter du mode de consommation dominant : « omnivores consciencieux » (déclarant être attentifs dans leurs achats à des critères de bien-être animal ou de respect de l’environnement), « réductariens » (déclarant réduire leur consommation de viande), et autres « flexitariens » (disant ne consommer qu’occasionnellement de la chair animale (Footnote: Dans l’acception d’origine, les flexitariens étaient des végétariens s’autorisant quelques écarts. Toutefois, en France du moins, le terme a été employé de façon de plus en plus floue, souvent comme synonyme de réductarien. Interbev (interprofession de la filière bétail et viande) s’est livré à une récupération spectaculaire du terme, en redéfinissant le flexitarien comme celui qui « mange mieux de la viande » ou celui qui « ne se passe de rien ». Au Salon International de l’Agriculture 2019, Interbev tenait un stand « flexitarien » où toutes les recettes distribuées comportaient de la viande.)).

Faute de progrès rapide du nombre de végétariens, certaines régions du mouvement animaliste se sont mises à faire grand cas de ces catégories. Après tout, deux personnes réduisant de moitié le nombre d’animaux qu’elles consomment épargnent autant de vies qu’un seul végétarien.

La thèse d’Asher (2017, op. cit.) est largement consacrée au potentiel que constituent les réductariens, d’autant qu’elle trouve, sur la base du vaste échantillon étudié, qu’ils constituent déjà 33% des Étasuniens. Le sondage précité effectué pour le compte du Sentience Institute en 2017 semble confirmer cette évolution : 54% des participants disent s’efforcer de réduire leur propre consommation de produits animaux, et 67% déclarent estimer que les gens devraient en consommer moins.

Le problème est que cette abondance de réductariens ne se retrouve pas dans les chiffres d’évolution de la consommation de viande par habitant (Footnote: Asher (2017, op.cit.) bute sur une anomalie qui la conduit à renoncer à tenter d’estimer combien d’animaux sont épargnés par les réductariens, alors que c’était l’un des objectifs de sa recherche : d’après les réponses apportées à son questionnaire, les réductariens consommeraient des quantités de chair animale supérieures à celle déclarées par les omnivores standard, bien que le nombre de repas comportant des animaux soit légèrement moindre chez les premiers. Il est très possible que les uns et les autres se remémorent mal tant les portions consommées que la composition des repas. Mais les résultats conduisent tout de même à suspecter que l’écart entre les deux groupes n’est pas flagrant.). Aux États-Unis, après un déclin de 2007 à 2012, suivi d’une stabilisation, la consommation par tête est repartie à la hausse depuis 2015, pour atteindre un sommet historique en 2018. Il semble que se déclarer réductarien indique surtout qu’on a intégré qu’il est bien de consommer moins de chair animale, pas forcément qu’on le fait.

Il en va de même des omnivores consciencieux. On constate une certaine croissance des ventes de produits labellisés, dont le cahier des charges inclut quelques obligations en matière de bientraitance animale. Reste que l’écrasante majorité des produits vendus sont issus de l’élevage industriel, alors même qu’on trouve une profusion de sondages où la majorité des répondants déclarent accorder le l’importance au bien-être animal, ou être opposés à l’élevage intensif.

Ainsi, qu’il s’agisse de se passer de produits animaux, de réduire sa consommation, ou d’être attentif aux conditions d’élevage, on observe le même phénomène : beaucoup de croyants, peu de pratiquants.

Homo ethicus ou Homo socialis ?

L’évolution de l’opinion importe certainement pour rendre acceptable le changement. Mais elle suffit rarement à le provoquer. Pour que les animaux échappent aux abattoirs et aux filets de pêche, il ne faut pas sans doute pas trop compter sur l’addition de basculements individuels vers des pratiques plus éthiques, à environnement social inchangé. C’est le cas dans bien d’autres domaines : la conscience de la menace gigantesque constituée par le changement climatique ne conduit pas chacun d’entre nous à changer notablement son mode de vie pour cesser d’y contribuer.

« Les humains sont bien davantage des animaux sociaux que des animaux rationnels » écrit Balluch (Footnote: Martin Balluch, « Abolitionnisme versus réformisme », Les Cahiers antispécistes n° 30-31, décembre 2008.). On l’a désormais assez largement compris dans le mouvement animaliste, de sorte que l’on cherche comment créer le contexte social où il deviendra inhabituel, difficile, ou scandaleux de mettre des animaux dans son assiette. Avec des points de vue variables sur la meilleure façon d’y parvenir : entre « tout changer sans rien changer » (parier sur des substituts parfaits aux produits animaux), compter sur la pression pour obtenir des lois de protection animale de plus en plus strictes, ou envisager que des formes d’agitation sociale « confrontationnelles » puissent déboucher sur un processus révolutionnaire qui emporterait à la fois l’exploitation animale, le capitalisme et toute sorte d’injustices et discriminations. L’ingénierie du changement social n’est pas une science exacte…






Notes

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