On dirait un miracle, et pourtant aucun grand saut technologique n’a été nécessaire. Dans un laboratoire commercial à la périphérie d’Helsinki, j’ai vu des scientifiques changer l’eau en nourriture. À travers un hublot, je pouvais voir une mousse jaune bouillonner dans une cuve. C’est une soupe primordiale de bactéries prélevées dans le sol et multipliées en laboratoire en utilisant l’hydrogène extrait de l’eau comme source d’énergie. Lorsque la mousse a été siphonnée à travers un enchevêtrement de tuyaux et projetée sur des rouleaux chauffés, elle s’est transformée en une riche farine jaune.

Cette farine n’est pas encore autorisée à la vente. Mais ces scientifiques, qui travaillent pour une entreprise nommée Solar Foods, ont pu m’en donner un peu pendant le tournage de notre documentaire Apocalypse Cow. Je leur ai demandé de me préparer un pancake : je serais ainsi la première personne sur Terre, hormis le personnel du laboratoire, à manger une telle chose. Ils ont apporté une poêle dans le labo, mélangé la farine avec du lait d’avoine, et j’ai pu faire mon petit pas pour l’homme. Comme goût c’était… exactement comme un pancake.

Mais le but n’est pas de produire des pancakes. De telles farines pourraient devenir bientôt la matière première de presque tout. À l’état brut, elles peuvent remplacer les matières de remplissage utilisées de nos jours dans des milliers de produits alimentaires. Quand on modifiera les bactéries, elles pourront créer les protéines spécifiques nécessaires pour produire de la viande, du lait ou des œufs. D’autres ajustements produiront de l’acide laurique – adieu huile de palme – et des acides gras oméga-3 à longue chaîne – bonjour poisson cultivé. Les glucides qui restent une fois extraites les graisses et protéines pourraient tout remplacer, de la farine des pâtes aux pommes de terre des chips. La première usine commerciale de Solar Foods devrait entrer en activité l’an prochain.

Utiliser l’hydrogène comme le fait Solar Foods est environ 10 fois plus efficace que de passer par la photosynthèse. En réalité, le surcroît d’efficacité est bien supérieur à cela car, dans une plante, seule une partie est comestible, tandis la farine bactérienne est consommable dans son intégralité. Et comme cette farine sera brassée dans des cuves géantes, Solar Foods estime que la superficie nécessaire sera environ 20 000 fois moindre. Tout le monde pourrait être bien nourri en utilisant une partie infime de la surface terrestre. Si, comme l’entreprise projette de le faire, l’eau employée dans le processus de fabrication est électrolysée grâce à l’énergie solaire, les déserts seraient l’endroit idéal où construire les unités de production (sachant que la quantité d’eau requise sera très inférieure à celle dont a besoin l’agriculture).

Nous sommes à l’aube de la plus grande transformation économique qui ait eu lieu depuis 200 ans. Alors que la polémique fait rage entre partisans des régimes à base de viande ou à base de végétaux, les nouvelles technologies rendront bientôt la controverse obsolète. D’ici peu, la majeure partie de notre alimentation ne proviendra ni d’animaux ni de plantes, mais d’êtres unicellulaires. Après avoir nourri l’humanité pendant 12 000 ans, l’agriculture sera probablement remplacée par une fermentation de précision par brassage de microbes, sauf pour la production de fruits et légumes. On fera se multiplier dans des usines des micro-organismes particuliers pour fabriquer des produits particuliers. Je sais que certaines personnes seront horrifiées par cette perspective. Je peux moi-même y voir quelques inconvénients. Mais je crois que ces techniques arrivent à point nommé.

Plusieurs catastrophes imminentes menacent notre approvisionnement alimentaire et chacune d’elle pourrait être dévastatrice. Le changement climatique menace de causer ce que les scientifiques nomment des « défaillances multiples des greniers à grain », à travers des vagues de chaleur synchrones et d’autres effets. L’ONU prévoit que d’ici 2050, il faudra accroître de 20% la quantité d’eau utilisée par l’agriculture pour parvenir à nourrir la population mondiale. Mais dans bien des endroits, l’utilisation des ressources en eau est déjà maximale : les aquifères disparaissent tandis que les rivières se tarissent avant d’atteindre la mer. Les glaciers qui alimentent la moitié de la population asiatique reculent rapidement. Le réchauffement inévitable de la planète – en raison des gaz à effet de serre déjà libérés – risque de réduire les précipitations de saison sèche dans des zones cruciales, transformant des plaines fertiles en déserts de poussière.

Une crise mondiale des sols menace la base même de notre subsistance car de grandes étendues de terres arables perdent leur fertilité à cause de l’érosion, du compactage et de la pollution. Les sources de phosphates, engrais essentiels pour l’agriculture, déclinent rapidement. L’effondrement des populations d’insectes compromet dangereusement la pollinisation. On voit mal comment l’agriculture pourrait nous nourrir tous jusqu’en 2050, et a fortiori au-delà.

La production alimentaire détruit le monde vivant. La pêche et l’agriculture sont, de loin, les causes principales de l’extinction d’espèces, de la raréfaction de la faune et de sa perte de diversité. L’agriculture est une cause majeure de dégradation du climat ; c’est la cause principale de pollution des rivières et une source importante de pollution atmosphérique. Sur de vastes étendues du globe, elle a remplacé des écosystèmes sauvages complexes par des chaînes alimentaires simplifiées d’origine humaine. La pêche industrielle provoque un effondrement écologique en cascade dans les océans du monde entier. Manger est devenu un champ de mines moral : presque tout ce que nous mettons dans notre bouche – du bœuf aux avocats, du fromage au chocolat, des amandes aux tortillas de maïs, du saumon au beurre d’arachide – a un coût environnemental insupportable.

Mais alors que tout semblait perdu, les technologies de ce que j’appelle la farmfree food [la nourriture sans exploitations agricoles] créent des possibilités étonnantes de sauver à la fois les humains et la planète. Grâce à la farmfree food, de vastes zones de terre et de mer vont pouvoir être rendues à la nature, ce qui permettra le réensauvagement et la séquestration du carbone à très grande échelle. Ce sera la fin de l’exploitation animale, la fin de la majeure partie de la déforestation, la fin des chalutiers et palangriers ; l’usage des engrais et pesticides connaîtra une réduction massive. C’est notre meilleure chance de mettre un terme à ce que certains qualifient de «sixième grande extinction» mais que je préfère appeler la grande extermination. Et si l’on s’y prend bien, tout le monde accédera à une nourriture abondante et bon marché.

Un rapport du think tank RethinkX suggère qu’en 2035 les protéines issues de la fermentation de précision seront environ 10 fois moins chères que les protéines animales. Selon cette étude, il en résultera un effondrement quasi-complet du secteur de l’élevage. La nouvelle économie alimentaire « remplacera un système extraordinairement inefficace, qui requiert des quantités énormes d’intrants et génère une masse considérable de déchets, par un système précis, ciblé, et malléable ». Ce système, qui n’occupera qu’une part infime de la surface terrestre, et qui exigera beaucoup moins d’eau et de nutriments, « constitue la plus grande opportunité de restauration environnementale de toute l’histoire de l’humanité ».

La nourriture ne sera pas seulement moins chère ; elle sera aussi plus saine. La farmfree food sera élaborée à partir d’ingrédients simples, plutôt que dérivée d’ingrédients complexes, si bien que les allergènes, les graisses saturées et autres composants malsains pourront être éliminés. La viande sera encore de la viande, mais elle poussera dans des usines, sur des échafaudages de collagène, plutôt que de le faire dans des corps d’animaux. L’amidon sera encore de l’amidon, et les graisses seront encore des graisses. Mais la nourriture sera probablement meilleure, moins chère et moins nocive pour la planète vivante.

Il peut sembler étrange que quelqu’un comme moi, qui a passé sa vie à plaider pour un changement politique, s’enthousiasme pour un changement technologique. Mais nulle part dans le monde je ne vois se mettre en place des politiques agricoles sensées. Les gouvernements dépensent la somme faramineuse de 560 milliards de livres sterling par an pour des subventions agricoles qui sont presque toutes perverses et destructrices, provoquant déforestation, pollution et mort des animaux sauvages. Selon une étude effectuée par la Food and Land Use Coalition, seulement 1% de cet argent sert à protéger le monde vivant, et on ne trouve «aucun exemple de gouvernement qui utilise la politique fiscale pour soutenir directement l’expansion de l’offre d’aliments plus sains et nutritifs».

La question la plus souvent débattue à propos d’agriculture ne mène nulle part, si ce n’est à une nouvelle catastrophe. L’idée selon laquelle le problème vient de l’agriculture intensive est largement répandue, si bien que l’on s’imagine que la solution réside dans le passage à une agriculture extensive (produisant moins de nourriture à l’hectare). Or, s’il est vrai que l’agriculture intensive cause d’énormes dégâts, l’agriculture extensive est encore pire. Beaucoup de gens s’inquiètent à juste titre de l’étalement urbain. Mais l’étalement agricole, qui concerne des surfaces très supérieures, constitue une menace bien plus grande pour le monde naturel. Chaque hectare de terre agricole est un hectare de moins pour les animaux sauvages et les écosystèmes complexes.

Selon un article paru dans Nature, par kilo de nourriture produite, l’agriculture extensive cause davantage d’émissions de GES, de pertes de sol, d’utilisation d’eau, et de pollution due à l’azote et aux phosphates que l’agriculture intensive. Si tout le monde mangeait de la viande d’animaux élevés sur pâturage, il faudrait plusieurs planètes supplémentaires pour parvenir à la produire.

La farmfree food promet un approvisionnement alimentaire beaucoup plus stable et sûr, avec une production qui peut être effectuée n’importe où, y compris dans les pays dépourvus de terres agricoles. Elle pourrait jouer un rôle décisif pour mettre un terme à la faim dans le monde. Mais il y a un hic : les intérêts des producteurs et des consommateurs sont antinomiques. Des millions de gens travaillant dans l’agriculture et l’agroalimentaire risquent de perdre leur emploi. Du fait même de leur efficacité, les nouveaux processus de production créeront moins d’emplois qu’ils n’en détruisent.

RethinkX envisage une « spirale de la mort » très rapide pour le secteur de l’élevage. Il suffit que quelques composants soient produits par fermentation – par exemple des protéines de lait telles que la caséine ou le lactosérum – pour que la rentabilité de tout un secteur s’effondre. Selon RethinkX, l’élevage laitier aux États-Unis sera au bord de la faillite en 2030 et les revenus tirés de l’élevage bovin auront chuté de 90% d’ici 2035.

Bien que je doute que le déclin soit aussi rapide, il y a un angle sous lequel le think tank sous-estime l’ampleur du changement. Il omet de mentionner les bouleversements résultant de la fabrication de substituts aux matières premières issues des plantes. Le coup porté à la culture de végétaux par des innovations telles que celles initiées à Helsinki risque d’être aussi dur que celui porté à l’élevage par la production de lait ou de viande cultivés. Solar Foods pense que d’ici 5 ans, ses produits pourraient être commercialisés au même prix que les protéines les moins chères du monde (le soja d’Amérique latine). Au lieu de déverser toujours plus de subventions sur un secteur moribond, les gouvernements devraient plutôt financer la reconversion professionnelle des agriculteurs, tout en versant des aides sociales à ceux qui perdront soudainement leur revenu d’activité.

La concentration potentielle de la production de farmfree food constitue un autre péril. Nous devons nous opposer fermement au brevetage des technologies clés afin d’assurer l’accès le plus large possible à celles-ci. En adoptant un mode de régulation adéquat, les gouvernements pourraient briser l’hégémonie des sociétés géantes qui contrôlent le marché mondial des produits alimentaires. S’ils ne le font pas, cette hégémonie risque au contraire de se trouver renforcée. Dans ce domaine, comme dans tous les autres, nous avons besoin de solides lois antitrust. Il faudra aussi faire en sorte que l’empreinte carbone des nouveaux aliments soit toujours inférieure à celle des anciens : les producteurs de farmfree food devront alimenter leurs usines avec des sources d’énergie peu émettrices de carbone. Nous vivons une période de choix cruciaux, et nous devons les faire ensemble.

Nous ne pouvons pas nous offrir le luxe d’attendre passivement que la technologie nous sauve. Au cours des quelques années qui viennent, nous pourrions presque tout perdre, car des habitats splendides comme les forêts tropicales de Madagascar, de Papouasie occidendale ou du Brésil sont rasées pour produire du bétail, du soja ou de l’huile de palme. En adoptant temporairement une alimentation végétale à faible impact environnemental (pas d’avocats, ni d’asperges hors saison), nous pouvons contribuer à gagner le temps nécessaire pour sauver des espèces et des lieux magnifiques, en attendant que les nouvelles technologies arrivent à maturité. Mais la farmfree food apporte de l’espoir là où il faisait défaut. Nous pourrons bientôt nourrir le monde sans le dévorer.


George Monbiot