Résumé : L’élevage d’insectes – qui sont peut-être des animaux sentients – est en pleine expansion. Il ne se substitue pas à l’élevage de vertébrés. Il s’y ajoute et favorise son développement. En effet, l’alimentation animale est le principal débouché de la production d’insectes. Le mouvement animaliste doit chercher les moyens d’entraver l’essor de ce nouveau secteur de l’élevage industriel.






L’élevage d’insectes est en plein essor. Des articles récents vantent « une solution à six pattes à la faim dans le monde » (Time), « la prochaine révolution de l’alimentation durable » (The Independent), ou « le futur de l’alimentation » (The New York Times). De plus en plus, on promeut les protéines d’insectes en tant qu’alternative écologique à la viande conventionnelle, aux côtés des produits végétaux et de la viande cultivée.

Cela n’a pas échappé aux investisseurs. Rien que l’an dernier, les start-up françaises Ynsect et InnovaFeed ont levé respectivement 372 et 165 millions de dollars, soit plus que la totalité des capitaux investis dans le secteur tout entier au cours de toutes les années précédentes. Le premier élevage d’insectes britannique d’échelle industrielle a récemment bénéficié du soutien de la chaîne de magasins Tesco, de l’incubateur de start-up Y Combinator et même du gouvernement britannique.

Le graphique ci-dessous décrit l’évolution du montant des capitaux investis dans des entreprises d’élevage d’insectes (source Rabobank). Il sous-estime le chiffre de 2020 car des levées de fonds intervenues en fin d’année n’ont pas été prises en compte. En réalité, le montant pour 2020 dépasse les 600 millions de dollars.


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Le secteur développe à présent des fermes géantes. La plupart des élevages existants ne peuvent produire que quelques tonnes d’insectes par an et la production estimée de l’ensemble du secteur se situe entre 10 000 et 67 000 tonnes. Mais deux nouvelles fermes-usines en construction pourraient produire à elles deux 80 000 tonnes par an, et Ynsect dit pouvoir bientôt produire à lui seul 230 000 tonnes d’insectes par an.

Les prévisions de croissance sont considérables, avec une production qui serait 10 à 300 fois supérieure à son niveau actuel au cours de la prochaine décennie 500 000 tonnes en 2030 (Rabobank), 1 million de tonnes vers 2027 (ADM), ou même 3 millions de tonnes en Europe vers 2030 (IPIFF).

Alors, l’élevage d’insectes du futur est-il un remède à l’élevage intensif ou une extension de celui-ci ?

Ce n’est pas une solution

Le principal argument avancé en faveur de l’élevage d’insectes est d’ordre environnemental. Ses promoteurs soutiennent que les insectes emploient moins de ressources et ont une empreinte carbone plus faible que d’autres animaux élevés pour leur chair. L’argument repose sur l’incroyable efficacité des insectes. En théorie, ils peuvent convertir 2,3 kg de déchets alimentaires (food waste) secs en 1 kg de viande comestible.

Mais ce n’est pas ce que fait réellement cette industrie. La plupart des élevages d’insectes utilisent des céréales, pas des déchets, probablement pour la même raison que la plupart des élevages de cochons et poulets : les céréales sont moins chères, plus sûres, il est plus facile de se les procurer et elles permettent une croissance plus rapide des animaux. Les quelques grandes fermes qui font valoir leur recours à des déchets semblent en réalité utiliser des sous-produits agricoles de haute qualité, tel que des semoules de maïs et des drêches de distillerie qui sans cela serviraient d’aliments à d’autres animaux d’élevage.

Les grandes fermes d’insectes ne produisent pas pour la consommation humaine. Un rapport de Rabobank écarte ce débouché en une ligne « le potentiel actuel des aliments à base d’insectes pour la consommation humaine est limité. » La plupart des insectes d’élevage servent à nourrir d’autres animaux, principalement des poissons et des poulets, mais aussi des animaux de compagnie. Les démarches entreprises par le secteur en témoignent : il fait actuellement pression sur l’Union européenne pour qu’il lui soit permis de vendre des insectes aux élevages industriels de poulets et de cochons, une mesure que le lobby de l’élevage d’insectes appelle « une étape importante ».

Ce point est souvent absent des descriptions mirobolantes du potentiel qu’auraient les insectes de supplanter la viande qu’on trouve dans les médias. L’élevage d’insectes n’est pas un substitut à l’élevage industriel, c’est son fournisseur. La fameuse efficacité des insectes n’est donc qu’un leurre. Nourrir des insectes avec du maïs, pour ensuite nourrir des poulets avec des insectes, est intrinsèquement moins efficace que nourrir directement des poulets avec du maïs.

Le secteur rétorque que les insectes sont néanmoins une option plus écologique que la viande dans les aliments pour animaux compagnons (petfood) et dans les aliments utilisés par la pisciculture. L’argument concernant la petfood serait valable si les insectes remplaçaient de la viande de qualité similaire à celle destinée aux humains. Mais la « viande » utilisée pour les aliments pour chiens et chats est principalement composée de sous-produits, soit exactement le type de « déchets » que veulent employer les éleveurs d’insectes. (J’en dis davantage à ce sujet ici.)

Il y a peu de chances que les insectes réduisent le nombre de poissons pêchés pour fournir des aliments pour la pisciculture car la demande dépasse largement l’offre. Faute de poissons supplémentaires à capturer, les pêcheries ont plafonnée l’offre de farines de poisson à 6 ou 7 millions de tonnes par an depuis des décennies, alors même que la demande de l’aquaculture a grimpé en flèche. Par conséquent, les insectes ne feront probablement que combler en partie le déficit d’offre, permettant à l’aquaculture de se développer plus vite. C’est d’ailleurs ce que prédit l’Union européenne : elle estime que si l’élevage d’insectes se développe, « la production de l’aquaculture augmentera d’environ 1,1% grâce au supplément d’aliments fourni par les insectes ».

Rabobank prévoit que l’essentiel de la croissance de la production d’insectes reposera sur les débouchés offerts par l’alimentation des cochons, des poulets et des poissons, tandis que les prix à la tonne (exprimés en € ci-après) décroîtront progressivement entre la phase de démarrage (scale-up phase), la phase où l’utilisation d’insectes se répand (wider-use period) et la phase de maturité (maturity phase). Dans le tableau ci-dessous (source Rabobank), les chiffres associés aux débouchés de la production d’insectes pour l’alimentation animale sont exprimés en tonnes. Le total pourrait atteindre un demi-million de tonnes en 2030.


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Le graphique suivant décrit l’évolution estimée de la production de protéines d’insectes en Europe, en milliers de tonnes. Il est tiré d’un rapport de l’IPIFF (l’interprofession de l’industrie de l’entomoculture). Cette industrie prévoit une croissance rapide, surtout si elle peut « débloquer » toutes les possibilités législatives, c’est-à-dire supprimer toute réglementation. La courbe bleu marine (scénario 1) décrit la croissance attendue dans ce cas, tandis que la courbe grise (scénario 2) correspond à l’évolution prévue si des « blocages » réglementaires demeurent. La courbe bleue intermédiaire retrace la croissance de la production attendue par les membres de l’IPIFF.

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Prendre en considération les insectes

Ce sont les insectes eux-mêmes qui subissent l’essentiel des effets de l’entomoculture. J’ai hésité à aborder ce point. Nous avons déjà tant de mal à convaincre les gens de se soucier de la souffrance des poulets et des poissons. De plus, l’idée que les insectes puissent souffrir a souvent été employée pour réduire à l’absurde les efforts déployés pour aider d’autres animaux. Et je ne sais même pas si les insectes peuvent souffrir.

Le problème est que personne ne le sait – et il est à craindre que nous ne le sachions pas avant qu’il ne soit beaucoup trop tard pour arrêter l’élevage d’insectes. Il y a néanmoins un ensemble croissant de données indiquant qu’au moins certains insectes pourraient ressentir la souffrance. Il m’est impossible d’évoquer toutes ces données ici, aussi recommanderai-je cette excellente série d’articles sur la sentience des invertébrés que l’on doit à Daniela R. Waldhorn et Jason Schukraft, deux chercheurs de Rethink Priorities.

Pour ne prendre qu’un exemple, des chercheurs ont provoqué « un état similaire à la dépression » chez des mouches en les soumettant à une punition inévitable et ont ensuite découvert qu’il était atténué par le lithium, un antidépresseur humain. Cela ne suffit pas à démontrer que les mouches peuvent souffrir. Il est difficile d’imaginer comment on pourrait le prouver. Mais cette étude, et les autres travaux cités par Waldhorn et Schukraft, devraient au moins nous amener à considérer avec suspicion l’assurance avec laquelle certains affirment que les insectes ne sauraient souffrir.

Bien sûr, même si les insectes peuvent souffrir, nous ne savons pas s’ils souffrent dans les élevages. Les fermes-usines ressemblent davantage aux habitats naturels des insectes – surpeuplés, humides et sombres – qu’aux habitats forestiers dans lesquels vivaient les ancêtres des poulets et des cochons. Étant donné notre grande incertitude à propos de la vie mentale des insectes, les affirmations trop catégoriques sur le vécu des insectes d’élevage doivent être accueillies avec méfiance.

Mais il y a des raisons de s’inquiéter du manque apparent d’intérêt ou de compréhension du bien-être animal dans l’industrie de l’entomoculture. Prenons l’exemple d’Ynsect, la plus grande entreprise mondiale d’élevage d’insectes. Parmi les rares mentions du bien-être animal présentes sur son site, on trouve l’affirmation non sourcée selon laquelle ébouillanter les insectes dans de la vapeur d’eau « provoque une mort très rapide et sans stress ». En réalité, l’ébouillantage est l’une des rares méthodes à propos desquelles l’American Veterinary Medical Association a spécifiquement conclu qu’elle ne constituait pas un mode d’abattage sans cruauté des invertébrés.

En outre, un nombre astronomique d’animaux sont concernés. Abraham Rowe, de Rethink Priorities, estime qu’on élève déjà environ un trillion de grillons, vers de farine et mouches par an. Un nouvel élevage canadien de criquets détiendrait à lui seul de 20 à 29 milliards d’insectes vivants en permanence, soit autant que l’ensemble de tous les poulets, cochons, vaches et autres vertébrés présents dans les exploitations à l’échelle mondiale. Si les prévisions de croissance de l’élevage d’insectes s’avèrent exactes, ce secteur pourrait bientôt élever plus d’individus en un an que tous les éleveurs de cochons et bétail ne l’ont fait au cours de la totalité de l’histoire humaine.

L’essor de l’entomoculture industrielle aujourd’hui me rappelle un peu celui de l’élevage industriel des poulets dans les années 1930 ou celui de la pisciculture industrielle dans les années 1980. Dans ces deux cas, les promoteurs des nouveaux systèmes vantèrent leur incroyable efficacité et firent peu de cas des êtres apparemment stupides qu’ils élèveraient. Le résultat fut que ces systèmes se développèrent sans rencontrer d’opposition ou presque, jusqu’à devenir trop puissants pour pouvoir être contrés.

Que faire ?

Il n’est pas facile de déterminer les conclusions à tirer de ces informations. Même si les insectes peuvent souffrir, j’ignore le poids qu’on devrait donner à leur vie par rapport à celle des mammifères, oiseaux et poissons d’élevage. Je ne préconise certainement pas que nous basculions tous vers la défense des insectes en délaissant les stratégies de défense d’autres animaux qui ont fait leurs preuves. Mais je crois qu’il y a un certain nombre de choses que nous devrions envisager de faire parallèlement à nos efforts actuels.

1) Les défenseurs des animaux peuvent s’opposer à de nouvelles autorisations réglementaires favorisant l’élevage d’insectes. L’industrie européenne de l’entomoculture estime que l’état de la réglementation sera un facteur décisif pour son développement futur. Rabobank s’attend à ce que l’Europe et l’Amérique du Nord dérégulent l’élevage d’insectes en 2021. C’est une occasion unique d’agir qui s’offre aux animalistes : il est plus facile de s’opposer à la dérégulation que d’obtenir des réglementations nouvelles. J’ai été heureux de voir 13 associations animalistes s’opposer à la récente proposition de l’Union européenne visant à autoriser l'utilisation d'insectes dans l'alimentation des poulets et des porcs ; ce serait formidable que d’autres organisations se joignent à elles.

2) Les défenseurs des animaux peuvent s’opposer à de nouveaux investissements dans l’élevage d’insectes. Ce secteur bénéficie des conditions d'investissement généreuses d’investisseurs d'impact à motivation sociale, ainsi que des subventions publiques du Canada, du Royaume-Uni et de l'UE. (En général, je suis sceptique à l'égard des campagnes de désinvestissement, car d'autres investisseurs peuvent tout simplement remplacer ceux qui se retirent. Mais il est peu probable que d'autres investisseurs offrent aux élevages d'insectes les conditions avantageuses que les investisseurs d'impact et les gouvernements leur assurent actuellement.)

3) Les défenseurs des animaux peuvent pousser des entreprises à renoncer à des ingrédients à base d’insectes. En 2012, un blog végane a signalé que Starbucks utilisait du carmin, un colorant rouge fabriqué à partir de cochenilles écrasées, pour colorer ses Frappuccinos à la fraise. Un tollé s'en est suivi et, en l'espace d'un mois, Starbucks a supprimé le carmin – une décision qui a peut-être épargné quelques milliards d'insectes. Le carmin n'est peut-être pas la meilleure cible, puisque la plupart des cochenilles ne proviennent pas d’élevages. Mais beaucoup de produits à base d'insectes d’élevage sont sur le marché.

4) Les entrepreneurs et les investisseurs peuvent accélérer ce type de progrès par l'innovation. Unilever a récemment lancé une alternative végane au rouge à lèvres à base de carmin, et en a fait la promotion en soulignant qu' « un rouge à lèvres rouge contient généralement jusqu'à 1 000 insectes femelles écrasés ». Bolt Threads a créé une soie synthétique ressemblant à la soie d’araignée et une startup de Berkeley vient de lever des fonds pour créer du miel végétalien. Le champ ouvert à des start-up pour des innovations de ce genre est vaste.

5) Nous pouvons tous prêter davantage attention aux insectes dans notre façon de militer. Le plus important est probablement d’éviter de nuire. Par exemple, quand nous soutenons des fonds d’investissement dans des sources alternatives de protéines, nous devons vérifier que les insectes n’en font pas partie ; quand nous luttons contre l’usage de farines de poisson, nous devons exclure leur remplacement par des insectes. Nous pourrions même commencer à diffuser l'idée qu’il est possible que les insectes puissent souffrir. Ce ne sera peut-être pas aussi mal accueilli qu'on pourrait le craindre : un sondage de Rethink Priorities révèle qu’une majorité d’Étasuniens sont déjà d'accord pour dire que les abeilles, les fourmis et même les termites peuvent ressentir la douleur (beaucoup d'autres sont incertains – moi y compris).

Le graphique ci-dessous indique les résultats du sondage. Les répondants étaient invités à dire si, selon eux, différents animaux (chiens, poulets, poissons, abeilles, fourmis et termites) étaient capables de ressentir la douleur. La réponse pouvant être « oui » (en bleu), « non » (en rose), ou « je ne sais pas » (en gris). (Sondage effectué en octobre 2020, ajusté pour être représentatif de la population étasunienne.)

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Plus généralement, je crois que ceci rappelle l’importance de parler de la capacité des animaux à souffrir, et pas uniquement des dégâts de la viande sur le climat ou la santé. Ces derniers arguments peuvent amener des gens à se détourner de la viande, mais ils ne portent pas à élargir notre cercle de considération morale. L’histoire de la défense des animaux, et peut-être l’histoire de la plupart des progrès moraux, a été celle de l’élargissement de notre cercle de considération à davantage d’êtres sentients. Il se pourrait que nous devions l’élargir encore un peu plus.