Résumé : « Imaginez que des extraterrestres très puissants et très intelligents envahissent la Terre et qu’ils choisissent de se nourrir de chair humaine. » Cette expérience de pensée est souvent utilisée par des défenseurs des animaux dans le but d’ébranler les préjugés spécistes et d’inciter les gens à se tourner vers une alimentation végétale. Cependant, les militants se font probablement des illusions sur l’efficacité de cette façon de procéder. C'est la conclusion qui ressort de l’examen de certains aspects de l’histoire des idées et de quelques épisodes de récits de science-fiction. Qui plus est, le scénario des envahisseurs aliens peut être utilisé pour mettre en évidence des aspects faibles ou flous de l’argumentation des antispécistes. Tout bien considéré, les aliens « plus intelligents » (des sortes de superhumains) ne sont pas les auxiliaires idéaux du mouvement de libération animale. Ils sont dépourvus des caractéristiques susceptibles d’éveiller notre intérêt pour les animaux non humains et de nous rendre plus respectueux et attentionnés envers eux.

Mots-clés : alien, extraterrestre, véganisme, spécisme, antispécisme







Table des matières







Introduction

La splendeur et le mystère du ciel étoilé ne cessent jamais de nous émouvoir. Dès l’enfance souvent, nous nous demandons s’il y a d’autres étoiles plus loin, jusqu’à l’infini, que nous verrions scintiller à leur tour si nous pouvions voyager dans l’immensité de l’univers. Les prouesses de l’exploration spatiale nous fascinent. L’astronomie, quand elle est expliquée de façon accessible, est source d’émerveillement pour tous. De nous-même, ou sous l’influence de notre entourage, nous nous demandons qui peut bien vivre dans le reste du cosmos. Ces éventuels mondes habités d’ailleurs, qui nous demeurent en vérité inconnus, nous sont malgré tout familiers grâce à l’abondance des œuvres de fiction qui nous y transportent. Nous aimons tant les aliens !

Certains véganes tentent de mettre à profit la popularité dont jouissent ces êtres hypothétiques pour nous inciter à plus de justice envers les animaux terrestres. Telle est la logique de ce que je nommerai la militance végane cosmique (MVC) parce qu’elle fait un détour par les habitants du cosmos pour en venir à la condition animale sur Terre. Dans cet article, j’évoquerai les formes revêtues par la MVC afin d’amorcer une réflexion sur la démarche de ses auteurs, et sur les rapports qu’entretiennent deux types de discours : des argumentations et des narrations. « Argumentations » est dans la phrase précédente un raccourci pour « argumentations et descriptions ». Les descriptions sont des énoncés de faits, rapportés de façon aussi exacte que possible. Je réserverai ici le terme « argumentations » à des discours fondés uniquement sur le savoir et la raison. Il peut s’agir notamment d’exposés hypothético-déductifs qui, partant d’hypothèses ou de principes, ainsi que de faits avérés, en déduisent des conclusions. Les narrations sont quant à elles des récits qui, tantôt volontairement (comme dans les œuvres de fiction), tantôt involontairement, ne satisfont pas les critères permettant de les qualifier d’argumentations (ou descriptions). Ces récits sont néanmoins chargés de sens pour ceux qui les produisent ou les reçoivent. Ils peuvent influer sur leur interprétation du monde et de leur propre place dans celui-ci.

Manger E.T.

Jusqu’ici, la MVC s’est essentiellement employée à questionner l’usage de chair animale à des fins alimentaires. Son scénario favori, décliné sous diverses formes (articles, vidéos, happenings de rue) invite le public à imaginer que des aliens plus intelligents que nous envahissent la Terre et trouvent la chair humaine à leur goût. Parfois les rôles sont inversés, comme dans la performance artistique intitulée Eating E.T. – Mock Alien BBQ, dont la première édition eut lieu à Lund en Suède en mai 2014. Une réplique en taille réelle de l’E.T. du film de Steven Spielberg de 1982, composée de gluten et autres ingrédients végétaux, tournait empalée sur une broche au-dessus d’un feu. Elle était ensuite découpée et répartie entre les participants à un pique-nique. La scène a été conçue pour favoriser les conversations autour de nos pratiques alimentaires et de nos relations avec les autres espèces. L’effet (supposé) de l’événement est décrit en ces termes par l’un de ses organisateurs, Erik Sandelin : « La simple possibilité d'un contact avec une vie extraterrestre est un scénario qui nous plonge mentalement dans une condition post-anthropocentrique ou, du moins, qui situe l’Homo sapiens dans un contexte cosmique, tout comme Darwin nous a situés dans un contexte terrestre. Eating E.T. présente et concrétise intensément un scénario spectaculaire qui nous pousse à reconsidérer nos relations avec les autres espèces, terrestres comme extraterrestres. » (Footnote: Erik Sandelin, « Eating E.T. », dans Exploring the Animal Turn: Human-animal Relations in Science, Society and Culture, dir. Erika Andersson et al., (Lund : The Pufendorf Institute for Advanced Studies, 2014), 51. Les réactions des participants à la dégustation d’E.T. rapportées par l’auteur sont à la fois rares et très en deçà de l’impact espéré par les organisateurs : un commentaire sur la fausse viande, une référence au scénario inverse (les aliens anthropophages), et quelques remarques sur le malaise fugace ressenti face au spectacle – un malaise qui se dissipe dès qu’on réalise que personne n’est réellement rôti.)

Ces quelques lignes sont caractéristiques d’un état d’esprit que l’on retrouve chez tous les artisans de la MVC. Ils ont en commun d’être profondément imprégnés des thèses de l’éthique animale contemporaine, telles qu’elles ont été formulées à partir des années 1970. Les militants de la MVC sont avant tout des antispécistes. Le mot « spécisme » désigne chez eux la discrimination injuste envers les animaux telle qu’elle se manifeste dans la façon de les traiter. Il désigne aussi, et surtout, une idéologie qui prescrit de se soucier exclusivement des humains, ou du moins de les privilégier abusivement.

Le lien que l’on fait souvent entre le mépris des animaux et la conviction que l’homme se situe au sommet de l’échelle des êtres conduit parfois à penser que des extraterrestres supérieurs à nous pourraient causer une salutaire blessure narcissique. Ne porteraient-ils pas enfin le coup fatal à l’orgueil humain après d’autres épisodes qui, pense-t-on, ont sérieusement ébranlé l’anthropocentrisme ? Parmi ceux-ci, on mentionne volontiers la révolution copernicienne, qui éjecta l’homme du centre de l’univers, ou – comme dans le passage précité – le darwinisme, qui révéla la parenté entre tous les animaux (humains inclus). Une fois adopté ce point de vue, il est tout naturel d’espérer que l’évocation des extraterrestres aide à affaiblir les mauvaises raisons qui permettent de négliger et de maltraiter les animaux en toute bonne conscience.

Dans la MVC cependant, les scénarios avec des aliens sont avant tout conçus pour servir de porte d’entrée à un discours sur les droits des animaux (Footnote: À cet égard, la performance Eating E.T. n’est pas représentative du reste de la MVC, puisqu’après avoir mis en place le dispositif visuel et comestible, ses créateurs restent en retrait.). Aux yeux de ses promoteurs, celui-ci appartient en totalité au domaine de l’argumentation (et description). Nous verrons toutefois qu’on peut y soupçonner la présence d’éléments qui relèvent de la narration.

Détrôner l’humanité

Si les humains croyaient qu’il existe des extraterrestres égaux ou supérieurs à eux, se montreraient-ils plus attentionnés envers leurs « frères inférieurs » ? Il ne faut sans doute pas se faire d’illusions à ce propos. En effet, cette croyance est de nos jours très présente dans la population (Footnote: Une enquête a été effectuée auprès de 26 492 personnes résidant dans 24 pays. 47 % des répondants ont dit croire à l’existence de civilisations extraterrestres intelligentes, tandis que seulement 26 % n’y croyaient pas et que 28 % étaient sans opinion. Cf. Panos Papadongonas, Majority of Humanity Say We Are Not Alone in the Universe (Amsterdam : Glocalities, 2018).), sans avoir le moindre effet sur ses habitudes de consommation. En outre, cette conviction n’a rien d’une mode superficielle et passagère. Le pluralisme (Footnote: On a longtemps nommé « pluralisme » la thèse selon laquelle il existe d’autres astres habités dans l’univers.) a eu des défenseurs depuis l’Antiquité. À partir du XVIIIe siècle, un très grand nombre de penseurs ont plaidé en sa faveur (Footnote: Pour s’informer de l’histoire des idées à propos de la vie extraterrestre, on peut notamment consulter les deux ouvrages suivants : Michael J. Crowe, The Extraterrestrial Life Debate, 1750-1900 (Mineola, N.Y : Dover Publications, 1999) ; Steven J. Dick, The Biological Universe: The Twentieth-Century Extraterrestrial Life Debate and the Limits of Science (Cambridge, U.K. : Cambridge University Press, 1996).). Au siècle des Lumières, de nombreux auteurs adhéraient à la fois au pluralisme et à l’idée de grande chaîne des êtres (Footnote: Cette théorie, dont les fondements remontent à l’Antiquité, postule que l’univers obéit aux principes de plénitude (existence de toutes les formes possibles d’êtres), gradation (les êtres peuvent être classés hiérarchiquement) et continuité (on passe d’un type d’êtres au suivant par des variations si infimes qu’elles sont imperceptibles).). Ils supposaient volontiers que les « chaînons manquants » sur Terre se trouvaient ailleurs dans l’univers, et que l’échelle des êtres se prolongeait sur d’autres astres. Il leur semblait évident que l’homme était trop imparfait pour occuper le sommet de la création. Par conséquent, ils étaient persuadés qu’une foule d’espèces plus brillantes résidaient ailleurs dans l’univers. Les tenants de cette thèse ne se sentaient pas humiliés de n’être pas au pinacle des êtres vivants, et la pensée qu’ils occupaient un rang modeste dans la scala naturæ ne les conduisit pas à cesser de garnir leur table de cadavres d’animaux.

Un examen des idées du passé conduit aussi à nuancer la vision trop linéaire que nous avons de leur évolution. Nous pensons que la croyance en l’exceptionnalisme humain, autrefois unanime, a vacillé sous les coups de boutoir des grandes avancées scientifiques. Or, l’importance de leur impact sur la conception du rang de l’homme dans la nature est parfois mal évaluée. Il est par exemple certain que le darwinisme a avantageusement supplanté l’ancienne conception la chaîne des êtres, qui n’avait aucun fondement empirique et qui de surcroît était incohérente (Footnote: Les principes de plénitude et de gradation ne peuvent être satisfaits simultanément. Une hiérarchie des êtres (gradation) ne peut être établie que si tout être de l’échelon n+1 possède toutes les propriétés et capacités des êtres des échelons inférieurs, en quantité égale ou supérieure. Mais dans ce cas, il manque des types d’êtres dans l’univers, ceux qui en surpassent d’autres selon certains critères tout en leur étant inférieurs suivant d’autres, de sorte que le principe de plénitude n’est pas vérifié.). Il est moins certain qu’il ait fallu attendre Darwin pour que des penseurs osent contester l’idée qu’un « gouffre infranchissable » sépare les humains des autres animaux. En effet, la théorie de la chaîne des êtres comprend le principe de continuité (Natura non facit saltum). Des auteurs prédarwiniens ont affirmé sur cette base que les animaux, et en particulier les grands singes, sont extrêmement voisins des humains. Certains, comme Soame Jenyns, ont fait remarquer que les écarts entre individus humains peuvent dépasser de beaucoup les écarts entre certains humains et certains animaux. D’autres, tel Charles Bonnet, ont contesté la scientificité du concept d’espèce au motif que les partitions opérées au sein d’un continuum ne peuvent qu’être arbitraires (Footnote: Voir Arthur O. Lovejoy, The Great Chain of Being: A Study of the History of an Idea (New Brunswick, N.J : Transaction Publishers, 2009), chap. 6 et chap. 8.).

Un cas encore plus net de vision déformée de l’histoire des idées concerne l’héliocentrisme. C’est devenu un lieu commun de dire que Copernic a détrôné l’humanité de la place de choix que la vanité l’avait conduite à s’arroger. La cosmologie dominante au Moyen-Âge, héritée d’Aristote et de Ptolémée, était effectivement géocentrique, mais il est difficile d’attribuer cela à la vanité. En effet, chez les penseurs médiévaux, la position centrale était souvent décrite comme étant la plus basse : c’était la place qui convenait à l’astre le plus grossier, le moins parfait, du cosmos (Footnote: Voir Dennis R. Danielson, « The Great Copernican Cliché », American Journal of Physics 69, no. 10 (2001) : 1029-35.). De plus, il était fréquent à cette époque de situer l’enfer au centre de la Terre. L’idée que l’héliocentrisme a affaibli l’anthropocentrisme repose sur la confusion entre deux sens du mot « centre » : au sens propre (géocentrisme), ce terme désigne un point dans une figure géométrique ; au sens figuré (anthropocentrisme), il sert à marquer l’importance, la primauté, de quelque chose.

Ainsi, lorsqu’on relate les coups portés par le passé aux fondements de la morgue humaine, et qu’on dépeint l’éventuelle découverte d’aliens supérieurs comme un camouflet bénéfique, la trajectoire que l’on dessine n’a pas l’exactitude qu’on lui prête. Ce n’est pas une description scrupuleuse de faits avérés se prolongeant par un exercice de prospective. C’est au moins pour partie une simple narration, un récit séduisant, indépendamment de son degré de véracité, parce qu’il décrit les étapes d’une marche vers le progrès.

Mais ceci constitue tout au plus un élément d’arrière-plan, rarement explicite, de la MVC. Venons-en aux aliens, qu’elle cherche à utiliser pour inciter le public à se défaire de ses préjugés et pratiques spécistes. Il s’agit en fait d’un type bien particulier d’extraterrestres, sans qu’il y ait à ma connaissance d’attention très poussée des militants à ce qu’ils sont. Tentons de dégager ce qui les caractérise en évoquant quelques-unes des œuvres où ils apparaissent.

L’humanité au-delà de l’Homo sapiens

Ce n’est pas sans raison que les antispécistes ont estimé que la frontière d’espèce jouait un rôle capital dans nos pratiques et dans nos pensées. Nous vivons à une époque où l’exploitation animale a atteint un niveau jamais égalé par le passé, et aussi en un temps où l’humanisme, les droits humains ou la notion de dignité humaine jouissent d’un grand respect, du moins en théorie. Ces doctrines et principes valorisent et protègent les membres de l’humanité, qui se trouvent coïncider exactement avec les membres de l’espèce Homo sapiens. Comment ne pas penser alors que le problème vient d’un chauvinisme d’espèce ? Partant de là, les éthiciens antispécistes ont entrepris, avec succès, de montrer que ni le spécisme pur ni le spécisme qualifié n’étaient défendables au regard d’un principe de justice ou d’équité (Footnote: Dans le cas du spécisme pur, c’est l’appartenance à l’espèce humaine qui est considérée en elle-même comme un critère moralement pertinent. Dans le cas du spécisme qualifié, c’est la possession de certaines qualités qui est jugée moralement pertinente, ces qualités étant supposées propres aux membres de l’espèce humaine.). Il se pourrait pourtant que quelque chose nous échappe quand nous assimilons trop systématiquement « l’humanité » ou le « nous » auquel nous nous sentons liés à une espèce.

Un aspect de la pensée de Camille Flammarion (1842-1925) illustre parfaitement ce point. Cet astronome et auteur français, très populaire en son temps, doit surtout sa célébrité au fait qu’il fut un ardent défenseur du pluralisme. Ses écrits sont un mélange de vulgarisation scientifique, d’hypothèses imaginatives et de considérations philosophico-religieuses assenées avec beaucoup d’assurance. Dans un de ses best-sellers (Footnote: Camille Flammarion, La Pluralité des mondes habités, 7e ed. (Paris : Didier et Cie, 1865).), Flammarion soutient qu’il y a dans l’univers des mondes meilleurs que la Terre. En effet, les conditions physiques de notre planète font que la vie y est difficile, si bien que la plupart de ses habitants ont pour seule occupation de pourvoir péniblement à leur subsistance. De plus, pour eux, « la loi de la vie, c’est la loi de la mort. De tous les animaux qui peuplent la Terre, il n’en est pas un seul qui ne vive aux dépens des autres êtres vivants, animaux ou végétaux » (Footnote: C. Flammarion, La Pluralité des mondes habités, op. cit., 272.). La nécessité de l’entre-dévoration a instauré la loi du plus fort. L’avarice de la nature est aussi, selon l’auteur, à l’origine des vices qui accablent les sociétés humaines. Si chacun avait pu vivre dans l’abondance, le vol, le meurtre, la cupidité et la guerre ne seraient sans doute pas apparus. Cependant, Flammarion juge tout à fait plausible que cette triste condition ne soit pas universelle. Il se pourrait qu’il existe dans le cosmos des planètes dotées d’ « atmosphères nourrissantes » de sorte que les besoins du corps sont satisfaits par le simple fait d’y être plongé.

Même si la plupart des considérations précédentes valent pour tous les êtres vivants, l’auteur ne s’intéresse qu’à l’humanité. Mais pour lui – et c’est là le point remarquable – il s’agit d’une humanité collective répartie entre une multitude d’astres, offrant des conditions naturelles plus ou moins favorables. Flammarion ne veut pas dire qu’on trouve des êtres qui nous ressemblent ailleurs dans l’univers. Au contraire, il insiste sur le fait que les corps des habitants des autres planètes sont très différents de ceux des Terriens et impossibles à décrire. Il ne soutient pas non plus que les humains des autres astres ont un esprit semblable au nôtre. Certes, on trouve chez lui l’idée qu’ils accèdent à des vérités universelles (car émanant de Dieu) relatives aux sciences ou à la morale. Mais ils y accèdent à des degrés profondément différents, car les humains des divers astres se répartissent selon une hiérarchie de l’esprit, et ceux qui habitent la Terre se situent aux échelons les plus bas.

Voilà donc un auteur qui pose l’existence d’une humanité multiplanétaire et multiespèce, dont la plupart des êtres vivants, terrestres et extraterrestres, sont toutefois exclus. Rien ne relie ces humains entre eux, si ce n’est une narration, qui chez Flammarion prend la forme d’une théorie de la métempsycose empruntée à Jean Reynaud (Footnote: Selon celle-ci, nous passons de planète en planète au cours de nos réincarnations successives, dans un mouvement ascendant qui nous conduit vers les formes mentalement et spirituellement supérieures de l’humanité.). Il est vrai que cette croyance d’ordre religieux, de même que la dénomination « humanité collective » lui sont propres. Néanmoins, Flammarion est tout à fait représentatif d’une tendance largement présente dans les écrits et autres œuvres traitant des extraterrestres. Nos aliens préférés ne sont pas de notre espèce ; pourtant, ils ont un lien privilégié avec nous. J’appellerai ce type d’extraterrestres tantôt des « exohumains » tantôt des « exo-nous (Footnote: Le terme « exo-nous » est souvent préférable, car plus général. Il englobe des extraterrestres dont le comportement n’est pas identique à celui d’êtres humains. Par ailleurs, il indique que ces extraterrestres ont un rapport particulier avec « nous », un ensemble non spécifié qui comprend « moi », sans présupposer que « moi » a conscience de ce que sont les humains dans toute leur diversité, ou que « moi » fait réellement de l’humanité sa catégorie d’appartenance première.) ».

Qui sont les exo-nous ?

Quelques exemples d’extraterrestres célèbres suffisent à se convaincre qu’on reconnaît intuitivement les exo-nous, avant même d’avoir tenté de cerner ce qui les caractérise. Dans Le Cycle de Mars d’Edgard Rice Burroughs, les diverses variétés d’humanoïdes martiens sont faciles à distinguer de la faune et de la flore de la planète rouge. Les multiples espèces d’extraterrestres de Star Trek sont des exo-nous, à de rares exceptions près (les Tribbles n’en sont pas). Les Trisolariens du roman Le Problème à trois corps (Liu Cixin, 2008), tout comme les « crevettes » du film District 9 (Neil Blomkamp, 2009) et les étranges créatures du film Premier contact (Footnote: Le scénario de Premier contact est une adaptation de la nouvelle de Ted Chiang L’Histoire de ta vie (1998).) (Dennis Villeneuve, 2016) sont des exo-nous. C’est aussi le cas de tous les aliens que certains humains disent avoir rencontrés. Songez par exemple à ceux décrits par ces nombreux Américains qui, après la médiatisation de l’expérience fondatrice du couple Betty et Barney Hill de 1961, sont persuadés d’avoir été eux aussi enlevés par des extraterrestres.

Chez les penseurs du pluralisme étrangers aux milieux de la fiction et de l’ufologie, les exo-nous constituent également une catégorie distincte parmi les extraterrestres. Lucrèce (99-55 AEC) dans De rerum natura évoquait les autres « races d’hommes » présentes dans l’univers infini. Christiaan Huygens dans son Cosmotheoros, publié en 1698, soutenait que les autres planètes abritent elles aussi des « créatures rationnelles ». Depuis la mise en place des programmes SETI (search for extraterrestrial intelligence) dans les années 1960, on parle d’ « extraterrestres intelligents » (ETIs), et de « civilisations extraterrestres ». Dans le cercle du SETI, on croit possible que certains ETIs soient plus avancés que les humains. La supériorité de ces êtres hypothétiques résiderait dans les techniques qu’ils maîtrisent, mais on leur prête volontiers aussi une supériorité morale, sociale et politique. Si des civilisations d’ETIs plus anciennes que la nôtre ont réussi à perdurer, ce serait en soi, pense-t-on, un heureux présage : un indice que l’humanité a une chance elle aussi de survivre à sa « crise d’adolescence », alors qu’elle en est aujourd’hui au point ou son pouvoir technique (qui peut la conduire à l’autodestruction) dépasse sa sagesse. Certains espèrent en outre que l’humanité soit admise un jour dans un « club galactique » réunissant des civilisations extraterrestres et puisse bénéficier ainsi de leur avance éthique et scientifique.

Les exo-nous ne sont pas définissables par leur nature physique. Il peut s’agir d’êtres biologiques issus de la sélection naturelle, de cyborgs, ou encore de machines dotées d’une intelligence artificielle forte qui ont succédé aux êtres biologiques qui en forgèrent les premiers modèles. Même le « nuage » du roman de Fred Hoyle (Le Nuage noir, 1957) est un exo-nous, et pourtant c’est un corps céleste gazeux qui a presque la taille de Jupiter. Les exo-nous ne se distinguent pas forcément par leur supériorité technique. Les Na’vi du film Avatar (James Cameron, 2009), qui ne possèdent que des outils primitifs, sont de purs exohumains, en l’occurrence une version idéalisée de peuples autochtones.

On ne parvient pas à définir les exo-nous par leur nature propre, bien que l’on sache les reconnaître, parce que ce qui les caractérise c’est une relation privilégiée avec « nous » (un moi élargi (Footnote: Dans les œuvres et écrits de tous ordres (fiction, recherche, ufologie) relatifs aux extraterrestres, le « nous » dont il s’agit est souvent explicitement désigné comme étant « l’humanité », indice qu’elle est perçue comme la catégorie la plus noble et la plus vaste à laquelle s’identifier à l’échelle de notre planète. Il n’est pas difficile cependant de constater que les préoccupations, le milieu ou le pays les plus saillants dans ces œuvres sont ceux familiers à leurs auteurs, et qu’une poignée de types humains (et leurs homologues extraterrestres) sont surreprésentés : les scientifiques, les politiques, les militaires.)), qui peut être de divers ordres. Beaucoup sont des copies retouchées de nous-mêmes. Ceux qui interviennent dans des scénarios de guerre ne font pas exception. Comme l’écrit Elana Gomel à propos des fictions les plus populaires, « les scénarios de guerre des mondes sont bien plus nombreux que les charmantes histoires de solidarité cosmique. Mais ils sont régis par la même logique, ou plutôt par la logique du Même. Les raisons pour lesquelles les extraterrestres veulent envahir, coloniser ou assujettir les humains sont exactement les mêmes que celle qui ont conduit les humains à s'envahir, se coloniser et s’assujettir les uns les autres tout au long de l'histoire. » (Footnote: Elana Gomel, Science Fiction, Alien Encounters, and the Ethics of Posthumanism: Beyond the Golden Rule (Basingstoke, Hampshire : Palgrave Macmillan, 2014), 10.) Cependant, les aliens qui excitent l’imagination ne sont pas forcément nos jumeaux, et peuvent demeurer très mystérieux. Le lien privilégié qu’ils entretiennent avec nous peut venir de ce qu’ils sont la clé de nos origines, ou de notre évolution (comme dans les théories des anciens astronautes, ou dans le film de Stanley Kubrick 2001, l’Odyssée de l’espace, sorti en 1968 (Footnote: Le roman 2001 : L’Odyssée de l’espace d’Arthur C. Clarke (qui a corédigé le scénario du film avec Stanley Kubrick) a été publié cette même année 1968.)). Ils peuvent préfigurer notre futur ou être les mentors qui nous élèveront aux niveaux de connaissance et de longévité inouïs qu’eux-mêmes ont déjà atteints (comme les aliens des civilisations plus anciennes et plus avancées que les nôtres sur lesquels conjecturent certains chercheurs du SETI). Les exo-nous, qu’ils soient des semblables ou des quasi-dieux, qu’ils soient des amis ou des ennemis, sont des êtres dans le regard desquels nous existons, et qui donnent de l’épaisseur à notre propre existence. Au minimum, ils la pimentent en nous entraînant dans des aventures dont nous pouvons imaginer être partie prenante. Au mieux, ils nous grandissent, nous apportent du sens, nous inscrivent dans une histoire cosmique, une épopée, un mythe (Footnote: Pour assurer correctement cette fonction, ils doivent être intelligents. Mais ce critère n’est ni précis ni suffisant. L’alien éponyme du film de Ridley Scott (1979) fait preuve d’intelligence pour parvenir à ses fins à bord d’un vaisseau inconnu. Pourtant, il n’est sans doute pas un exo-nous, parce que les membres de l’équipage ne sont rien à ses yeux, si ce n’est des incubateurs pour ses larves. Dans les œuvres de fiction, un indice indique à coup sûr que des extraterrestres sont des exo-nous (condition suffisante mais non nécessaire) : le facilité que l’on a à converser avec eux. Le fait remarquable n’est pas seulement qu’ils possèdent un langage (ou sont télépathes), mais qu’ils formulent des pensées intelligibles dans notre propre cadre mental et qu’ils comprennent nos pensées et intentions, que ce soit pour s’en servir pour ou contre nous.).

C’est à travers une narration que ces êtres hypothétiques nous deviennent proches et désirables – une narration qui nous magnifie en nous reliant à une histoire grandiose. Il est tentant de transposer ce constat aux affaires intrahumaines. Et si « l’humanité » n’était pas une espèce (une collection d’individus regroupés selon des traits qui leur sont communs (Footnote: On peut songer aux critères de la systématique, mais aussi à des catégories qui relèvent de la connaissance commune : comme beaucoup d’autres animaux, nous savons reconnaître un congénère quand nous en croisons un.)) mais une étrange entité qui ne prenait corps que lorsqu’une certaine narration était greffée sur cet ensemble ? Lorsqu’on attribue au « genre humain » une série d’exploits ou de méfaits (l’invention de la roue, la physique quantique, les génocides), on ne décrit pas ce que chaque humain a fait ou aurait pu faire. La plupart des humains auraient été incapables de produire les théories, techniques et œuvres d’art dont s’enorgueillit l’humanité. La plupart n’ont pas l’envergure pour devenir l’un de ces bâtisseurs d’empires ou de ces autocrates sanguinaires qui ont semé la désolation. Parce que la narration n’est pas une description rigoureuse des traits communs aux Homo sapiens, même si elle dépend partiellement de caractères fréquents chez eux, on pourrait tout aussi bien sur ce mode attribuer les exploits de l’humanité (« Nous avons marché sur la Lune ») aux vertébrés ou aux eucaryotes. Cependant, le récit ne saurait avoir d’effets que sur les membres d’une espèce narrative. L’alchimie fonctionne dès lors que ceux-ci se sentent partie prenante de cette histoire et en arrivent à éprouver des sentiments de fierté (ou de honte) pour des accomplissements de « l’humanité » dans lesquels ils ne sont pour rien (Footnote: On pourrait dire la même chose de beaucoup d’autres entités collectives au sujet desquelles sont forgés des récits qui stimulent le sentiment d’appartenance, telles que « les femmes », ou « la nation ». Pour chacune on pourrait souligner, comme le font les antispécistes au sujet de l’espèce Homo sapiens, qu’on ne parvient à trouver aucune caractéristique non triviale qui soit à la fois possédée par chaque membre du groupe et absente chez tous les individus extérieurs au groupe.). Comme on l’a vu, le récit peut être élargi pour y inclure des extraterrestres. Il n’est pas intrinsèquement spéciste. Il n’est toutefois pas indifférent que les exo-nous, auxquels la MVC emprunte ses figures d’aliens, prolongent plutôt qu’ils ne perturbent la narration relative à l’humanité.

Des (exo)humains au menu

Il arrive que des romans de science-fiction incluent des scènes proches de celles de la MVC. Voyons sur deux exemples ce qu’éprouvent alors les héros humains de ces histoires.

Dans son roman La Guerre des mondes, paru en 1898, H. G. Wells relate la tentative de colonisation de la Terre par des Martiens plus avancés et plus intelligents que les humains. Leur physiologie est telle qu’ils se nourrissent en injectant directement dans leurs veines le sang prélevé sur leurs proies. Le narrateur est épouvanté lorsqu’il voit un Martien tuer un des hommes capturés à cette fin. Il a pourtant cette pensée : « La simple idée de cette pratique nous révulse à coup sûr, mais, en même temps, nous devrions je crois nous rappeler combien nos habitudes carnivores sembleraient répugnantes à un lapin doué d’intelligence. » (Footnote: H. G. Wells, The War of the Worlds (The Project Gutenberg, 2004), livre 2, chap. 2.) L’analogie lui vient à l’esprit comme une évidence. Mais bien qu’il sache certainement que le lapin n’a pas besoin d’être très intelligent pour être lui aussi terrifié lorsqu’on lui ôte la vie, c’est sans la moindre émotion ou réflexion qu’il se restaure de viande à plusieurs moments du récit.

Les personnages du roman Le Moineau de Dieu de Mary Doria Russel, publié en 1996, ont des réactions proches de la sienne. Des humains explorent la planète Rakhat qui abrite deux espèces distinctes d’exohumains, les Runa et les Jana’ata. Les humains sont d’abord amicalement accueillis et hébergés à Kashan, un village de Runa dont les habitants mènent une vie simple. Ils sont végétaliens et vivent de la cueillette. Un jour que les villageois se sont absentés, les humains réalisent qu’ils ont envie de viande. L’un d’eux tue alors à la carabine un jeune piyanot, un herbivore local qui paissait paisiblement avec son troupeau. Le barbecue qu’ils organisent ensuite est pour les explorateurs un moment exquis de détente, gourmandise et bonne humeur. Longtemps après, un seul des membres de l’expédition, Emilio Sandoz, revient vivant sur Terre. Il finit par révéler une réalité odieuse de la vie sur Rakhat, qu’il n’a que tardivement découverte : les Jana’ata, qui ont une civilisation urbaine et techniquement avancée, soumettent les Runa à une sorte d’élevage. Ils contrôlent leur reproduction, et créent par sélection artificielle des variétés aptes à remplir diverses fonctions en ville. Par ailleurs, étant carnivores, ils abattent des Runa pour consommer leur chair. Lorsque Sandoz relate un épisode où une troupe de Jana’ata tue des enfants de Kashan, qui sont ensuite mangés, sa douleur est immense. Il est tout à fait conscient de la ressemblance avec le carnage auquel les humains se livrent sur les animaux. À propos d’autres enfants Runa, tués à la naissance, il explique que c’est « comme une espèce de veau, si vous voulez ». Et au sujet des Runa des campagnes qui sont libres de vivre selon leurs coutumes, il ajoute : « D’une certaine façon, c’est un système tout à fait bienveillant, comparé à la façon dont nous élevons, nous, les animaux de boucherie. » (Footnote: Mary Doria Russell, The Sparrow (New York : Villard Books, 1996), 472. Le roman est disponible en français sous le titre Le Moineau de Dieu, dans une traduction de Béatrice Vierne.) Il n’invoque à aucun moment des raisons qui rendraient les pratiques alimentaires des Jana’ata plus coupables que celles des humains. Mais voilà : il ressent l’abattage des « veaux » Runa comme une tragédie, tandis que l’abattage du « veau » piyanot fut le prélude à une fête.

Il est plausible que les réactions de ces personnages de fiction soient représentatives de ce qu’éprouvent la plupart des consommateurs de produits animaux. Ils détesteraient manger le « vrai » E.T. (un ami d’enfance !). Qu’il ne soit pas de leur espèce n’ôte rien à cette répugnance. Ils ne voudraient certainement pas être dévorés par un alien supérieur, mais de la même façon qu’ils ne voudraient pas l’être par un cannibale ou par un crocodile : pour la simple raison qu’ils tiennent à la vie. Ils font d’eux-mêmes le parallèle entre les situations où des humains, ou exohumains, sont mangés et l’abattage d’animaux pour satisfaire leurs habitudes alimentaires. Toutefois, cela ne change rien au fait qu’ils restent émotionnellement indifférents à ce dernier cas. La rencontre ou l’évocation d’aliens de type exo-nous n’entame nullement cette indifférence. Il y a par conséquent très peu à attendre de la performance Eating E.T. qui se limite à mettre les participants en situation de déguster un faux exo-nous.

Tournons-nous à présent vers la MVC dans sa forme dominante. Elle diffère sur un point important du barbecue d’exohumain : la composante verbale du message y est essentielle, tandis que les aliens (des exo-nous anthropophages) ne servent que de produit d’appel (Footnote: Voir par exemple Randall S. Firestone, « Aliens, Humans, Animals, & Luck : Animal Treatment & Human Morality », Open Journal of Philosophy 06 (03), 2016 : 265–81. Sur Youtube, on peut visionner ces deux vidéos liées de Monsieur Phi : « La meilleure raison de manger vos cerveaux » (20 juin 2022) et « Nous sommes spécistes. Justifions-le » (25 sept. 2022), ou la vidéo de PeTA intitulée « If Aliens Ate Human Meat » (14 nov. 2017).). Le scénario peut prendre la forme d’un dialogue dans lequel un humain tente de persuader un alien qu’il serait criminel de le dévorer, tandis que l’alien explique qu’il est dans son bon droit quand il se régale de chair humaine.

Pour croire à l’efficacité de la MVC, il faut faire l’hypothèse que les actes des gens sont régis par des raisons qu’ils croient bonnes, bien que leur jugement soit parfois obscurci par des préjugés ou des erreurs de raisonnement : il faut supposer que le sens de la causalité va des idées vers les pratiques, plutôt que l’inverse. Consciemment ou non, la MVC est construite pour s’adresser à des êtres essentiellement rationnels et moraux (le propre de l’homme !). Sa matière première, ce sont les arguments qu’avancent les gens lorsqu’ils se sentent tenus de justifier leur consommation de produits animaux. L’objectif est de mettre en évidence la faiblesse de ces arguments, en espérant qu’il en résultera un changement des comportements. Les militants sont très bien armés pour atteindre leur but tant qu’ils en restent au volet critique (montrer que les défenseurs de la consommation d’animaux font preuve de partialité). Ils puisent à cette fin dans les abondantes ressources mises à leur disposition par les théoriciens de l’éthique animale et dans les données attestant de la viabilité d’un régime végétalien. Il est possible que leur démarche soit efficace auprès des personnes qui acceptent que l’on questionne leurs habitudes alimentaires et qui sont prêtes à en changer si on leur prouve qu’elles avaient tort de les croire innocentes. Cependant, il arrive aussi que les histoires d’aliens forgées par les antispécistes soient utilisées pour mettre en doute la rigueur des positions qu’ils défendent.

Privilège humain ou égalité animale ?

Dans un article intitulé « The Vegans Have Landed » (Footnote: Rhys Southan, « The Vegans Have Landed », Aeon, 22 janvier 2013.), Rhys Southan critique la MVC en lui empruntant son scénario préféré : l’invasion de la Terre par des aliens plus puissants et plus intelligents que les humains. (Le principe consiste bien sûr à mettre les humains dans la position de dominés qu’occupent les animaux par rapport à eux.) Southan fait observer que quand bien même ces aliens seraient véganes, nos conditions de vie seraient gravement dégradées par leur arrivée. Ils accapareraient des terres agricoles pour y faire pousser leurs cultures et détruiraient des habitats humains pour bâtir leurs propres villes. Mais en quoi ce constat fragilise-t-il la MVC ? Il importe de souligner qu’il n’affecte en rien le bien-fondé du véganisme : la condition humaine serait encore pire si ces aliens étaient anthropophages. Ce que Southan reproche aux militants c’est de faire passer leurs histoires d’aliens pour des plaidoyers pour l’abolition du privilège humain. L’objection est probablement pertinente. Je vais exposer ce point à ma manière et non dans les termes de Southan.

Les antispécistes tiennent beaucoup à présenter le véganisme comme une conclusion déduite d’un principe d’égale considération des intérêts (ou droits) similaires des êtres sentients, quelle que soit l’espèce à laquelle ils appartiennent (Footnote: L’idée qu’il s’agit d’une déduction est à la fois vraie et fausse. Il est vrai que les ouvrages marquants de l’éthique animale contemporaine font reposer la préconisation d’une alimentation végétale sur des principes moraux généraux. Néanmoins, il est probable que ces écrits n’existeraient pas si leurs auteurs n’avaient pas prêté une attention particulière au végétarisme avant même d’avoir démontré quoi que ce soit. Singer a souvent rapporté que pour lui le facteur déclenchant fut une conversation avec un étudiant végétarien croisé en 1970. Tom Regan a rencontré la question du végétarisme en lisant Gandhi ; son épouse et lui-même ont commencé à s’interroger sur leurs habitudes alimentaires, et ce fut l’immense chagrin éprouvé à la mort de leur chien Gleco en 1972 qui leur fit franchir le pas et devenir végétariens.). C’est là leur trait distinctif par rapport à d’autres façons, moins philosophiques, de défendre les animaux. Les aliens « plus intelligents » de la MVC leur servent à dispenser l’enseignement selon lequel c’est la sentience et non l’intelligence qui délimite les patients moraux. (Dans d’autres contextes, ce sont les « cas marginaux » – les humains présentant des capacités cognitives inférieures à celles de beaucoup d’animaux – qui leur servent à exposer ce point.) Pour eux, l’évolution vers l’égalité animale s’inscrit dans le prolongement des progrès qui ont fait reculer des inégalités et discriminations intrahumaines, et de l’ensemble des progrès sociaux grâce auxquels un très grand nombre d’humains ont pu accéder à une meilleure qualité de vie. Ils précisent volontiers que beaucoup reste à faire pour combattre l’injustice et la misère au sein de notre propre espèce.

Le discours est cohérent tant qu’on reste sur le plan éthique, et convaincant quand on met en évidence les ressorts psychologiques communs à diverses formes de dévalorisation de groupes tiers. Les choses se compliquent lorsqu’on introduit un aspect négligé : la concurrence entre êtres sentients pour l’accès à des ressources rares. En effet, la dévoration des uns par les autres qu’évoquait Flammarion n’est pas l’unique manifestation de leurs relations conflictuelles. Quand on se demande ce qui a permis à des humains, toujours plus nombreux au fil du temps, d’accroître considérablement leur confort et leur longévité, il est difficile de ne pas soupçonner que ces progrès ont été acquis en accaparant des ressources dont ont été privés d’autres habitants de la planète. Les humains ont amélioré leur condition aux dépens d’autres animaux, tout comme les aliens de Southan prospèrent au détriment des humains. Par conséquent, il semble illusoire d’espérer que l’égalité animale puisse être atteinte en transposant à tous les êtres sentients le modèle qui a si bien réussi aux humains. Le fait est que la littérature antispéciste donne fort peu d’indications sur le chemin conduisant à l’égalité lorsqu’on regarde le problème sous l’angle de la répartition des ressources.

Une constante de la militance antispéciste des années 1970 à nos jours, que l’on retrouve dans la MVC, est la juxtaposition d’un principe très général de justice ou d’égale considération et d’une application phare : le véganisme ou la revendication d’abolition de l’exploitation animale (Footnote: La Déclaration de Montréal, signée par plus de 500 philosophes, offre une illustration récente de cette juxtaposition. (« Déclaration de Montréal sur l’exploitation animale », mise en ligne sur le site du GRÉEA le 4 octobre 2022.)). L’atteinte de cet objectif constituerait sans conteste un changement majeur pour les animaux. Cependant, le passage au véganisme ne suffit pas pour mesurer la portée du principe dont il découle. Car c’est un cas particulier où l’établissement de relations plus justes n'exige pas une redistribution des moyens d’existence entre les mieux lotis et les plus défavorisés : non seulement les humains y perdraient peu, mais ils en tireraient probablement eux aussi des bénéfices. On est donc en droit de demander quelles sont les autres implications du principe d’égalité animale. À cela, les antispécistes répondent qu’ils sont partisans de programmes accroissant le bien-être d’animaux domestiques, sauvages ou liminaires. Toutefois, dans leur écrasante majorité, ils ne proposent rien qui améliorerait le sort des animaux en imposant des sacrifices substantiels à des humains. On peine à trouver des indices indiscutables de l’impartialité dans la prise en compte des intérêts de tous les individus, indépendamment de leur appartenance d’espèce (Footnote: Les discussions récurrentes sur « qui sauver de l’humain ou du chien ? » dans les exemples canoniques de la maison en feu ou du radeau surchargé ne semblent pas des contre-exemples significatifs, quelle que soit la réponse apportée. L’évocation de ces situations exceptionnelles ne constitue pas une réflexion sur l’allocation globale des ressources.). La plupart des militants antispécistes se comportent plutôt comme des humanistes – une variété d’humanistes sincèrement désireuse d’obtenir des avancées importantes pour les animaux, à condition toutefois qu’elles ne compromettent pas la durée et la qualité des vies humaines, ni ne fassent obstacle à leur augmentation future. Si telle est réellement leur lecture de « l’élargissement du cercle de considération », alors elle laisse pour l’essentiel intacte la préséance du centre, et la condition pour appartenir au centre est d’être un Homo sapiens.

Il est par conséquent difficile de se prononcer sur le statut du principe d’égale considération. Est-il la prémisse d’un raisonnement dont pourraient être tirées à l’avenir des conclusions moins respectueuses du privilège humain ? Ou bien est-il plutôt un ingrédient d’une narration inspirante aux allures d’argumentation ? À l’heure actuelle, le seul fait certain est qu’il donne du cœur et de l’assurance aux militants antispécistes en inscrivant leur action dans l’épopée d’une marche vers l’établissement de la justice véritable (Footnote: J’ai été pendant un temps l’un de ces militants, après avoir découvert avec bonheur les écrits des théoriciens de la libération animale. Aujourd’hui, je reste très reconnaissante à ces éthiciens d’avoir montré les failles des discours qui prétendent démontrer qu’il est juste et bon d’exploiter les animaux ou d’être indifférent à leur sort. Leur apport en la matière s’avère précieux quand on rencontre un ergoteur défendant ce genre de position. Pour le reste, ma confiance a beaucoup faibli dans l’idée qu’il soit possible et nécessaire de posséder des principes éthiques incontestables dont on déduirait de façon rigoureuse la conduite à suivre.).

Conclusion

Dans la MVC, l’évocation des aliens reste extrêmement superficielle. Ils ne sont qu’une accroche destinée à capter l’attention du public afin de pouvoir lui délivrer les enseignements de l’éthique animale et le persuader du bien-fondé du véganisme. Le degré de succès de cette approche dépend de la disposition des destinataires du message à entrer dans une délibération morale sur ce qui est dû à autrui, dans un cadre où autrui est absent. En effet, l’autre n’est saisi qu’à travers l’invitation qui nous est adressée de nous mettre à sa place, au sens minimal de « permuter notre position avec lui ». La technique est identique à celle utilisée dans les plaidoyers animalistes qui nous transportent dans un monde où les animaux sont les exploiteurs. Prenez par exemple ce dessin de l’artiste Barbara Daniels (Footnote: Visible sur la page Instagram @barbaradanielsart.) où l’on voit un cochon, qui porte des vêtements et des lunettes, se pourlécher devant un plat contenant un homme nu grillé à qui on a enfoncé une pomme dans la bouche. L’homme dans le plat, c’est vous, mais le mangeur c’est vous aussi, déguisé en cochon, tout comme vous êtes à la fois l’alien anthropophage et l’humain qu’il s’apprête à dévorer. Vous êtes seul au monde, occupé à contempler des reflets de vous-même placés dans des situations plus ou moins avantageuses.

S’il y a quelque sincérité dans notre aspiration à ne pas être « seuls dans l’univers », alors il reste à inventer d’autres formes de MVC, plus attentives à l’origine du mot « alien ». Celui-ci dérive des termes latins alius et alienus, qui renvoient à celui qui est autre, différent ou étranger. L’autre n’est pas notre double, notre faire-valoir, notre avenir ou notre sauveur. Son esprit n’est pas un décalque du nôtre, grossi d’un supplément que nous ne possédons pas, ou amputé d’éléments dont nous disposons. Nous pouvons parfois, en l’observant ou le fréquentant, comprendre en partie ce qu’il perçoit, veut et ressent, mais il demeurera toujours une part irréductible de mystère, et c’est aussi cela qui nous attire en lui.

La nouvelle MVC s’appuierait, comme l’ancienne, sur notre désir de connaître les autres habitants de l’univers, tout en prêtant davantage attention au fait qu’ils sont probablement des aliens au sens étymologique du terme. Elle s’inspirerait de l’astrobiologie, qui puise dans l’histoire, la diversité et l’étrangeté des formes de vie sur Terre de quoi tenter d’imaginer comment la vie aurait pu naître et évoluer ailleurs. Elle pourrait, à la façon d’Arik Kershenbaum (Footnote: Arik Kershenbaum, La Vie extraterrestre : un guide à l’usage du voyageur galactique (Paris : Flammarion, 2022).), formuler des hypothèses sur les sens dont les animaux extraterrestres sont dotés, et sur les façons qu’ils ont de se mouvoir, de socialiser, de communiquer, ou de manifester diverses formes d’intelligence pour faire face aux problèmes auxquels ils sont confrontés. Cette autre façon de faire un détour par les extraterrestres nous aiderait à prêter attention aux authentiques aliens avec qui nous cohabitons sur cette planète et – qui sait ? – peut-être aiguiserait-elle notre envie de les épargner, de les protéger et de les chérir. 









Notes

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