Le 28 mars 2019, la start-up Because Animals diffusait sur son site une courte vidéo dans laquelle on voyait le chat Frankie déguster une friandise à base de cellules de souris. Voilà qui donne envie d’en savoir plus sur les entreprises de l’agriculture cellulaire tournées vers l’alimentation des animaux de compagnie. Il s’agit d’une minuscule composante de l’industrie de la petfood (Footnote: Le chiffre d’affaires mondial de l’industrie de la petfood s’élevait à 97 milliards de dollars en 2019, dont 80% pour les aliments pour chiens et chats. C’est un secteur en croissance rapide sous l’effet de deux facteurs : accroissement du nombre de foyers comportant des animaux, et élévation du statut des animaux compagnons, qui sont de plus en plus considérés comme des membres de la famille. Cette dernière tendance encourage la diversification de l’offre et conduit à une augmentation de la part de marché des aliments dits premium, plus chers, qui promettent une meilleure qualité nutritionnelle et une adaptation fine à l’âge, la race ou l’état de santé des animaux. On voit aussi se développer des marchés de niche ciblant des catégories particulières de propriétaires ; la petfood bio en est un exemple. Si l’Amérique du Nord et l’Europe concentrent la majorité des ventes, suivies par le Japon et l’Amérique latine, c’est en Asie que la croissance de la demande est la plus forte.). On désignera dans ce qui suit ses futurs produits par l’expression cellag petfood. Tout comme les fabricants de vegan petfood, cette composante cherche à offrir une alimentation adaptée aux chiens et chats sans recourir à des matières premières issues d’animaux tués.
On commencera par décrire les acteurs du secteur naissant de la cellag petfood. On explorera ensuite les raisons pour lesquelles il pourrait avoir un avenir assez prometteur.
1. Un descriptif du secteur de la cellag petfood
1.1. Les entreprises
Aujourd’hui, deux entreprises seulement cherchent à produire des aliments complets pour chiens et chats comportant de la viande cultivée : Bond Pet Foods et Because Animals. Une troisième entreprise doit être mentionnée, en pointillés : Wild Earth. Disons quelques mots de chacune.
Wild Earth est une société située à Berkeley, en Californie. Elle a été cofondée en 2017 par Abril Estrada, Ryan Bethencourt et Ron Shigeta. Abril Estrada s’est investie dans la création de l’entreprise après avoir obtenu un doctorat en biochimie. Ryan Bethencourt et Ron Shigeta travaillaient antérieurement à IndieBio, un incubateur de start-up du secteur des biotechnologies, qui a notamment soutenu Memphis Meats et Finless Foods. Tous trois ont créé Wild Earth en partant du constat qu’il n’existait pas l’équivalent de Memphis Meats dans le secteur de la petfood, et avec la volonté de remédier à ce manque. Eux aussi ont commencé par s’intéresser à la culture de cellules de souris. Puis, ils ont dévié vers un autre projet, relevant de la vegan petfood, qui leur a permis d’aboutir plus vite à des produits commercialisables. Aujourd’hui, la société compte une trentaine d’employés et vend des aliments complets pour chiens à haute teneur en protéines, présentés comme ayant à la fois une excellente qualité nutritionnelle et une faible empreinte écologique. La densité en protéines est obtenue par la culture de champignons unicellulaires (Aspergillus orizae). Pour l’heure, Wild Earth consacre ses forces à conquérir une clientèle grâce à des produits innovants fondés sur cette technique. Toutefois, l'entreprise n’exclut pas l’éventualité de revenir plus tard vers la cellag petfood, peut-être en partenariat avec d’autres.
Bond Pet Foods est une entreprise fondée en 2015 par un couple : Rich Kelleman et Pernilla Audibert. Kelleman travaillait antérieurement dans la publicité (Footnote: Je n’ai pas trouvé d’informations sur la profession exercée antérieurement par Pernilla Audibert.). L’entreprise a son siège dans la ville de Boulder dans le Colorado. Il est certain qu’elle travaille dans le domaine de la viande cellulaire (notamment à base de cellules de poule). Cependant, les informations la concernant sont si rares qu’il est difficile d’en dire plus sur l’état d’avancement des travaux. À la date de consultation de son site (23 juillet 2020), l’équipe ne comptait que 3 personnes, dont un seul scientifique, et cherchait à recruter un responsable du marketing. Bond Pet Foods dit bénéficier de l’appui de conseillers bénévoles, dont certains sont experts en science vétérinaire ou en biotechnologies.
Because Animals est une entreprise située à Philadelphie en Pensylvannie. Elle a été fondée en décembre 2016 par Shannon Falconer et Joshua Erret, qui se sont rencontrés en étant bénévoles dans le même refuge pour chats. Falconer a une formation de haut niveau en microbiologie. Erret est diplômé d’une école de commerce et a travaillé dans le journalisme et dans la banque avant de se consacrer à Because Animals. À la date de consultation du site de la société (23 juillet 2020), l’équipe comprend 6 personnes, dont 3 scientifiques et une vétérinaire. Elle travaille sur des cellules de souris. Because Animals précise n’utiliser dans son processus de fabrication aucun produit d’origine animale comme milieu de culture (pas de sérum fœtal bovin). Les quelques cellules initiales ont été prélevées en douceur sur la peau des oreilles de trois souris blanches rescapées de l’expérimentation animale, qui sont confortablement logées dans les locaux de la société. C’est donc cette entreprise qui a produit la boulette testée par Frankie. Il s’agissait d’un prototype, pas d’un produit abouti et commercialisable. Mais quand donc atteindra-t-on l’étape de mise sur le marché ? Ici comme ailleurs, la question est posée avec tant d’insistance aux acteurs de l’agriculture cellulaire qu’ils finissent parfois par y répondre, même si on se doute qu’ils sont incapables de prédire exactement quand et comment ils surmonteront les obstacles qui restent à franchir. Dans un article (Footnote: Jordan Tyler, « Because Animals wins Purina’s innovation prize for cultured meat concept », Pet food processing, 3 février 2020.) publié en février 2020 sur le site Pet food processing on pouvait lire :
Falconer a dit qu’il envisageait de commencer à mettre en vente des friandises à base de viande cellulaire à l’hiver 2021. De plus, Because Animals espère lancer des aliments complets équilibrés à base de viande cultivée à l’été 2022.
En attendant de pouvoir offrir des produits conformes à leur vocation, Bond Pet Foods et Because Animals commercialisent des barres ou biscuits véganes pour chiens. C’est pour eux un moyen de se forger une image de fabricants innovants d’aliments-santé afin de favoriser le bon accueil de leurs futurs produits.
1.2. Une version miniature du secteur de la viande cultivée pour humains
Le domaine de la cellag petfood présente à deux égards des traits similaires à celui de l’agriculture cellulaire pour humains.
Les fournisseurs de financements (au-delà des fonds apportés par les fondateurs) sont, comme dans le reste du secteur, des sociétés de capital-risque. Le peu de personnes employées par les deux entreprises de la cellag petfood laisse toutefois supposer que les apports de capitaux sont modestes (Footnote: Because Animals a recouru quatre fois à des financements extérieurs, pour des montants inconnus. Bond Pet Foods l’a fait une seule fois, en décembre 2019, et a levé 1,4 million de dollars.).
On sait que de grandes sociétés de l’agroalimentaire (Tyson Foods, Cargill et d’autres) ont pris des participations dans des start-up qui cherchent à produire de la viande cultivée pour humains. Qu’en est-il des grands de la petfood ? On sent un frémissement en faveur de la cellag petfood. Les deux entreprises qui cherchent à la développer se sont vues décerner le Petcare Innovation Prize de Purina (Bond Pet Foods en 2019 et Because Animals en 2020). Le gagnant reçoit 20 000 $ et bénéficie du mentorat de Purina. Un géant de l’alimentation pour animaux compagnons (Nestlé Purina PetCare) apporte donc un modeste appui aux acteurs de la cellag petfood. Il n’en est certes pas au point de s’engager beaucoup auprès de si jeunes et si petites entreprises. Mais sans doute entrevoit-il l’intérêt qu’il aurait à pouvoir diversifier son offre à terme, en ne dépendant plus exclusivement de l’élevage pour son approvisionnement en matières premières animales (Footnote: Un autre géant de la petfood, Mars Petcare, a investi quelque argent dans Wild Earth lorsque l’entreprise a levé 16 millions de dollars en mai 2019 afin de lancer la production et la commercialisation de ses croquettes à base de champignons. Mars Petcare a joué un rôle mineur en l’occurrence puisque, sur les 16 millions, 11 ont été apportés par VegInvest (une société de capital-risque spécialisée dans le soutien aux jeunes pousses développant des aliments végétaliens), tandis que de nombreux autres investisseurs – dont Mars Petcare – ont apporté les 5 millions restants. Le fait est néanmoins remarquable, car c’est la première fois, à ma connaissance, qu’un poids lourd de l’alimentation pour animaux compagnons s’intéresse à une entreprise produisant des croquettes végétaliennes. On peut supposer que ce qui a fait la différence, c’est la capacité de Wild Earth à faire valoir sa maîtrise d’une biotechnologie innovante qui lui permet d’offrir un produit à la fois écologiquement vertueux et de haute qualité nutritionnelle.).
1.3. Pourquoi se spécialiser dans la petfood?
Il peut sembler étrange de vouloir développer une branche de l’agriculture cellulaire tournée vers les animaux compagnons. Après tout, dira-t-on, la viande cultivée, c’est de la viande cultivée. Si les entreprises du secteur réussissent à mettre au point de la viande de bœuf, poulet ou poisson, elle charmera autant les papilles des humains que celles des chiens et des chats. Il sera toujours temps alors de la mélanger à d’autres ingrédients pour fabriquer des aliments complets sous forme de pâtées ou croquettes.
En fait, il y bien une raison qui porte à se spécialiser dès à présent dans la petfood. L’idée est qu’il pourrait être plus facile de mettre au point des produits satisfaisant la demande dans ce domaine, et donc possible de les mettre sur le marché plus tôt. En effet, les entreprises qui visent les consommateurs humains doivent satisfaire davantage de conditions : leurs produits ne doivent pas seulement être des tissus d’origine animale (ils le sont par définition puisqu’obtenus en multipliant des cellules animales), mais aussi ressembler aux pièces de viande issues d’animaux par le goût, l’apparence, l’épaisseur, la texture. Il n’aura échappé à personne que les croquettes ou pâtées pour chiens et chats vendues actuellement ne ressemblent pas à des steaks. Par conséquent, offrir un produit similaire n’exige pas de reproduire exactement la consistance d’une tranche de viande ou de poisson. Il faut « seulement » que le produit soit comparable, ou meilleur, que la petfood classique sur le plan de la qualité nutritionnelle, et aussi qu’il satisfasse les goûts des destinataires. Les exigences sont donc plus basses, créant l’espoir d’aboutir plus tôt. De même, l’intérêt pour la culture de cellules de souris ne vient pas uniquement du fait que ces rongeurs sont les proies habituelles des chats. C’est aussi parce que qu’ils ont le malheur d’être les sujets d’expérimentation de prédilection des laboratoires, de sorte qu’il existe déjà une foule d’études biologiques sur la culture de tissus de souris. Les entreprises qui visent le marché humain ne peuvent pas quant à elles mettre à profit cet atout, car des escalopes cultivées de souris auraient peu de clients.
2. Développer la cellag petfood : pour quoi faire ?
Comment des fabricants de cellag petfood peuvent-ils espérer trouver une clientèle, et pourquoi serait-ce un bien qu’ils existent ? Comme on va le voir, les raisons susceptibles de séduire les acheteurs ne coïncident pas toujours avec ce que pourrait être l’apport réellement positif de leur activité.
2.1. Les perspectives incertaines de la vegan petfood
La cellag petfood ne sera pas la première à produire des aliments sans ingrédients tirés d’animaux tués à des fins de consommation. Il existe des croquettes et autres aliments végétaliens adaptés aux besoins nutritionnels des chiens et chats. Ils sont produits par de petites entreprises, nées sous l’impulsion de personnes désireuses d’offrir une alimentation correcte à leurs compagnons sans pour autant servir de débouché à l’élevage ou à la pêche. Si les quelques données disponibles sur la santé des chiens et chats végétaliens sont rassurantes, les chances d’expansion de la demande de vegan petfood semblent faibles, du moins à court ou moyen terme. En effet, les humains susceptibles d’acheter ces produits pour les animaux de leur foyer sont principalement des véganes, soit une minuscule fraction de la population (de l’ordre de 0,5 % des habitants en France ou aux États-Unis). Par conséquent plus de 99 % des chiens et chats vivent dans des familles qui ont une probabilité négligeable de choisir ce type d’alimentation pour eux. Qui plus est, une partie des véganes hésitent à opter pour des croquettes végétaliennes, de crainte qu’elles soient inadaptées aux besoins de carnivores. Rien de surprenant à cela : s’ils font un tour sur la toile, ils ont de grandes chances de tomber sur des billets de blog, et même des articles citant des vétérinaires, qui leur assurent qu’il est criminel d’imposer un tel régime à leur animal. Dans ces conditions, seuls les plus motivés creusent plus avant, consultent les sites expliquant comment les chiens et chats peuvent avoir un régime équilibré sans produits animaux, et franchissent le pas d’essayer les croquettes végétaliennes (Footnote: Voici deux exemples de sites qui abordent la nutrition végétalienne pour chiens et chats, et qui donnent des références pour s’informer plus avant : le site Vegan Pratique de l’association L214 (page « Chiens et chats vegan ? » ; le site de l’association Pour l’égalité animale (page « Les chiens et les chats »).). Cette situation crée un cercle vicieux dont il est difficile de sortir. La vegan petfood ne bénéficie pas des économies d’échelle et des circuits de distribution associés à une production de masse. Elle est plus chère que la petfood standard et les commerces qui la proposent sont peu nombreux, de sorte ces facteurs contribuent aussi à dissuader les humains de compagnie de la choisir. La rareté de la clientèle fait que les prix restent élevés. Ces prix font en outre qu’il est peu envisageable pour les responsables de refuges de s’approvisionner en croquettes végétaliennes, quand bien-même ils y seraient favorables. Comme le marché est étroit, les fabricants de vegan petfood ont peu de moyens à investir dans la recherche et développement de nouveaux produits. En particulier, ils n’offrent pas la gamme très diversifiée d’aliments qui existe en version carnée, et qui permet d’adapter la nourriture à des besoins spécifiques : chiots et chatons, animaux âgés, animaux atteints de pathologies diverses (obésité, insuffisance rénale ou hépatique…).
Peut-être viendra-t-il un jour où les humains omnivores s’ouvriront à l’alimentation végétalienne pour chiens et chats, mais pour l’heure les résistances sont fortes.
2.2. Cellag petfood: des arguments convaincants bien que discutables
La cellag petfood répondra elle aussi au souhait de certains acheteurs de ne pas faire tuer d’autres animaux pour nourrir ceux de leur foyer, tout en étant mieux à même de toucher des consommateurs au-delà du cercle étroit des ménages véganes (Footnote: La volonté de ne pas contribuer à la tuerie, ou du moins à la maltraitance souvent présente dans les élevages et abattoirs, fait partie des motivations des promoteurs de la cellag petfood. Ryan Bethencourt et Rich Kelleman sont eux-mêmes véganes.).
Raison 1 : ne pas nourrir son chien ou chat avec des déchets. Quand on parcourt les blogs et sites amateurs consacrés à l’alimentation des chiens et chats, ou encore des forums où l’on en parle (donc des canaux suivis par des personnes particulièrement attentives à la qualité des aliments donnés à leurs compagnons), il n’est pas rare de tomber sur des descriptifs effrayants des produits d’origine animale servant de matière première à la petfood. On y trouverait des sabots, des cornes, des cadavres d’animaux envoyés à l’équarrissage ou euthanasiés dans les refuges, des corps bourrés d’antibiotiques, le plumage des poulets… En réalité, les produits d’origine animale utilisés par les fabricants de pâtées et croquettes sont des parties d’animaux déclarés sains pour l’alimentation humaine, mais qui ne sont pas utilisées à cette fin (et pas n’importe quelles parties : on ne déverse pas dans la petfood des cornes, des sabots, des plumes, des poils ou des becs). Reste que ce genre de fausse rumeur aide à faire voir la cellag petfood comme une alternative saine à la petfood classique. De plus, les entreprises de la cellag petfood insistent beaucoup dans leur communication sur l’excellence nutritionnelle de leurs futurs produits. Elles font valoir que la maîtrise des biotechnologies permettra de faire mieux que la petfood conventionnelle en matière de qualité des aliments produits.
Raison 2 : satisfaire les besoins d’animaux carnivores. L’idée que la viande est une substance particulière aux propriétés uniques est puissamment ancrée. À cela s’ajoute la conviction et qu’en tant que carnivores, chiens et chats ne peuvent prospérer qu’en absorbant des doses massives de cette substance (Footnote: C’est au point qu’un des motifs fréquents de dénigrement de la petfood classique consiste à lui reprocher de ne pas contenir assez de viande. Il est vrai que dans la grande majorité des cas, les produits animaux constituent une part minoritaire de ses composantes, ce qui n’empêche pas ces aliments d’être formulés de façon à répondre aux besoins des chiens et chats.). Vous aurez beau argumenter qu’un organisme a besoin de certains nutriments, dans certaines proportions, et qu’on peut les obtenir à partir de sources diverses, les croyances précitées sont difficiles à déraciner. Il est possible qu’elles nourrissent durablement la méfiance envers la vegan petfood, tandis que la cellag petfood ne se heurtera pas à cet obstacle. On peut imaginer d’ailleurs que cette dernière contribue à bonne image de la viande cultivée pour humains. Car si, dans quelques années, le public apprend que des chats, réputés carnivores stricts, se portent à merveille en consommant des aliments obtenus en cultivant des cellules de souris, cela devrait aider à faire percevoir les produits de l’agriculture cellulaire comme de la vraie viande, une « substance » ayant réellement les mêmes propriétés que celle tirée des animaux élevés ou pêchés.
Raison 3 : bien nourrir son chien ou son chat sans détruire la planète. L’ampleur des effets négatifs de l’élevage sur l’environnement est de mieux en mieux connue des personnes ayant quelque sensibilité écologique. Or, selon une étude publiée en 2017 par Gregory Okin, la consommation des chiens et chats serait responsable du quart des dégâts environnementaux imputables à l’élevage aux États-Unis (Footnote: Gregory S. Okin, «Environmental impacts of food consumption by dogs and cats», Plos One, 2 août 2017. Cette étude ne manque pas d’être citée par les entreprises de cellag petfood pour faire valoir que leurs futurs produits apporteront des bénéfices environnementaux considérables.). Il serait dès lors à attendre que les foyers soucieux de réduire leur empreinte écologique se tournent volontiers vers la cellag petfood. En réalité, le chiffrage d’Okin est invraisemblable. Les fabricants de petfood conventionnelle utilisent des matières premières animales bon marché qui ne trouvent pas de débouché en alimentation humaine. Ils ne constituent pas une source de valorisation importante des produits issus d’animaux, de sorte qu’un hypothétique basculement de la consommation des chiens et chats vers la cellag petfood (ou la vegan petfood) n’affecterait guère la rentabilité de l’élevage tant que les humains restent clients de ses produits (Footnote: Pour une justification plus détaillée de cette affirmation, cf. Estiva Reus, « Les pâtées et croquettes pour chiens et chats causent-elles le quart des dégâts imputables à l’élevage ? », 30 juin 2020.).
Les trois raisons précitées reposent sur des fondements douteux. Il n’empêche qu’il s’agit de croyances largement répandues qui peuvent favoriser la bonne réception des futurs produits de la cellag petfood. Les premières formules disponibles porteront sans doute sur des quantités faibles et auront des circuits de distribution limités. Mais peut-être arrivera-t-on à passer à une production à plus grande échelle avant d’y parvenir pour la vegan petfood.
2.3. Un scénario où la cellag petfood permet de conserver les liens entre humains et non-humains
Quand bien même la cellag petfood (ou la vegan petfood) rencontrerait un succès extraordinaire, et donc détournerait la clientèle de la petfood conventionnelle, cela ne modifierait guère le niveau d’activité des filières de productions animales. En effet celui-ci est déterminé de façon très prédominante par les débouchés beaucoup plus lucratifs offerts par la consommation humaine. Créer des aliments pour carnivores qui n’utilisent pas d’ingrédients issus de corps d’animaux tués n’est donc pas le bon levier pour faire reculer l’élevage ou la pêche. Ils ne reculeront que si la consommation humaine diminue. De nombreuses voix du monde scientifique et associatif soutiennent qu’il est nécessaire qu’elle décroisse (et quelques-unes qu’elle disparaisse) pour des raisons éthiques, sanitaires et environnementales. Supposons que ce tournant ait lieu. C’est alors que la cellag petfood trouverait sa pleine raison d’être. Si les produits animaux pour humains se faisaient plus rares, il en irait de même des sous-produits animaux qui servent d’ingrédients à la petfood. Or, la tendance est à l’augmentation du nombre de foyers qui comportent un chien ou un chat. Si l’élevage – et donc l’approvisionnement en sous-produits animaux – régresse, les chiens et chats auront encore besoin d’une alimentation adaptée à leurs besoins. Préparer cet avenir, c’est non seulement développer dès maintenant les substituts à la petfood à base d’animaux, mais créer chez les humains de compagnie la confiance dans la qualité de ces substituts.
En outre, si l’agriculture cellulaire tient ses promesses de faire du sur-mesure dans les propriétés nutritionnelles de ses produits, elle pourrait à terme offrir des formules répondant à la variété des diètes adaptées aux animaux compagnons selon leur âge et leur état de santé. Et pourrait aussi être mieux à même de satisfaire les préférences gastronomiques des consommateurs à quatre pattes. On a fini par reconnaître que les 3 N de Melanie Joy (la croyance que manger de la viande est normal, naturel et nécessaire) ne suffisaient pas à expliquer l’attachement des humains à la consommation carnée, et qu’il fallait y ajouter le quatrième N (nice). Or, les humains sont loin d’être les seuls à aimer la viande parce que c’est bon. Si un jour on trouve le moyen de satisfaire le goût pour la viande des chiens, chats ou furets sans recourir aux produits des abattoirs, il n’y aura aucune raison de les priver des plaisirs gustatifs (et olfactifs) qu’elle procure. D’ailleurs, la prise en compte des préférences des animaux vivant parmi les humains n’a pas à se limiter à ceux d’entre eux rangés dans la catégorie des carnivores. Dans une future Zoopolis, les poules seraient enchantées qu’on leur offre de la viande de synthèse de temps à autre, de même que les rats, les hamsters, les canards ou les cochons.
Les animaux domestiques ne sont pas les seuls concernés. Des refuges et autres structures secourent des animaux sauvages qui ont besoin d’une aide transitoire avant d’être relâchés. Ils en accueillent et d’autres qui ne pourront jamais l’être car trop handicapés (suite à une collision routière ou parce qu’ils ont croisé l’hélice d’un bateau, par exemple). On y trouve aussi des animaux nés en captivité et incapables de s’adapter à la vie sauvage. Une partie de ces animaux sont carnivores, ou à dominante carnivore : renards, mouettes, hiboux, martinets, dauphins, hérissons, loutres, vautours, otaries… Aujourd’hui, les structures qui les accueillent se débrouillent en achetant ou récupérant des produits des abattoirs ou de la pêche. Si un jour l’élevage et la pêche venaient à disparaître, cette forme de solidarité avec des carnivores sauvages ne pourrait perdurer que si l’agriculture cellulaire fournissait de quoi les nourrir.
Conclusion. Parce que le pire n’est pas certain
Dans cet article, il a été question d’un « secteur » de la cellag petfood qui pour l’heure se réduit à deux petites entreprises dans le monde. Il a été question des promesses de l’agriculture cellulaire dont on ignore quand elles se réaliseront. Il a été question d’un avenir où il faudrait fournir une alimentation à des animaux compagnons ou sauvages malgré la régression ou la disparition de l’élevage et de la pêche. Or, à l’heure actuelle, la consommation humaine de viande et poisson est toujours en phase ascendante et les projections à l’échelle mondiale tablent sur une poursuite de cette tendance. Qui plus est, l’élevage d’insectes est en plein essor. Il a pour débouché principal l’alimentation des animaux de rente, mais plusieurs entreprises sont déjà présentes sur le marché des aliments pour chiens et chats à base d’insectes. Celles-là risquent d’être des concurrentes de la cellag petfood auprès des ménages qui se détournent des pâtées et croquettes conventionnelles pour raisons environnementales.
Rien n’indique donc que les productions animales soient près de reculer, et par conséquent que les sous-produits des abattoirs soient en voie de raréfaction. Dans ces conditions, n’est-il pas absurde de prêter attention à de modestes tentatives de créer des aliments adaptés aux carnivores ne contenant pas de morceaux d’animaux tués ? Pas forcément, car il n’est pas nécessaire d’être d’un optimisme démesuré pour s’y intéresser. Il est certes envisageable que les alertes sur la monstruosité de la souffrance animale engendrée par l’élevage et la pêche se heurtent à l’inertie des comportements. Il est envisageable que les alertes sur la crise environnementale en cours, dont les productions animales sont une des causes, n’entament pas la dynamique du business as usual. Néanmoins, cette trajectoire ne peut se poursuivre indéfiniment. On devine que ce scénario conduit vers une zone d’instabilité (fréquence des événements météorologiques extrêmes, réduction des surfaces émergées, baisse des rendements agricoles, migrations massives, effondrement accéléré des populations d’animaux sauvages, etc.). De là où nous sommes aujourd’hui, il est assez vain de s’essayer à la prospective sur ce qu’il adviendrait une fois entrés à fond dans la tourmente, et sur ce que seraient alors les leviers à actionner pour aller dans telle ou telle direction. Par conséquent, quand bien même on estimerait que les chances d’éviter la zone d’instabilité majeure sont faibles, le mieux que l’on ait à faire est de s’intéresser aux scénarios alternatifs, ceux où la bifurcation vers d’autres modes de production et de consommation a lieu avant d’être engagés dans des bouleversements profonds et rapides de la structure physique et sociale du monde, à l’issue imprévisible. Quand on se concentre sur cette bifurcation éventuelle, on est amené à se demander comment elle serait matériellement possible. Car, pour accroître ses chances d’advenir, il ne suffit pas de jouer les prédicateurs agitant le spectre de l’apocalypse qui vient, ni de se répandre en sermons appelant au redressement moral de notre civilisation. Il faut créer les moyens d’emprunter un autre chemin – et pas un petit sentier escarpé où ne s’engageront que les plus téméraires, plutôt une belle et grande avenue commode et rassurante. Les inventeurs de cellag petfood sont parmi ceux qui s’y emploient. Il suffit de croire que le pire (Footnote: « Le pire » est ici un raccourci pour « des bouleversements si grands que la visibilité est nulle sur ce que serait la marche du monde après qu’ils aient eu lieu ».) n’est pas certain pour avoir envie de mettre en lumière de telles tentatives.
© Estiva Reus
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Billet mis en ligne le 25 juillet 2020 sur le blog du site estivareus.com
Notes