Table des matières


Introduction

L’élevage, l’aquaculture et la pêche sont à l’origine d’une quantité effroyable de souffrances et de morts animales, ainsi que d’atteintes importantes à l’environnement. Même si certains animaux d’élevage (poulets, saumons…) sont des consommateurs intermédiaires des produits des filières de productions animales, ces filières ont été développées pour la consommation humaine. Cependant, il n’est pas vrai que les humains soient les seuls destinataires finaux des produits de l’élevage, car on trouve dans les foyers d’autres usagers : principalement des chiens et chats. Quelle part des dégâts causés par les industries animales est imputable à ces autres consommateurs ? Se pourrait-il que l’existence de cette forme merveilleuse de familles multi-espèces ait pour contrepartie un très lourd tribut prélevé sur d’autres vies ?

La rareté des travaux sur cette question est telle que, quand elle est soulevée, les chiffres qui sont fournis proviennent d’une seule étude. On renvoie systématiquement à un article de Grégory Okin(Footnote: Gregory S. Okin, «Environmental impacts of food consumption by dogs and cats», Plos One, 2 août 2017.). Il concerne un seul pays, s’appuie sur des données parcellaires, et ne traite que des dommages environnementaux causés par l’élevage terrestre. Comme c’est la seule étude sérieuse portant sur l’impact de la petfood, elle est devenue une référence incontournable sur le sujet. Cet extrait d’un article paru dans consoGlobe (Footnote: Anton Kunin, « Les croquettes pour chien et chat ont un impact considérable », consoGlobe, 7 août 2017.) est représentatif de ce qui en est retenu dans tous les médias qui s’y réfèrent :

25 à 30 % de l’impact environnemental de l’élevage est dû à la fabrication de croquettes

Selon les calculs de Gregory Okin, chercheur spécialiste de l’impact du réchauffement climatique sur les écosystèmes à l’université de Californie, si les chiens et chats américains constituaient un pays, ce pays se classerait cinquième pour sa consommation de viande, derrière la Chine, les États-Unis, le Brésil et la Russie. Cette conclusion, qui peut paraître étonnante, est révélatrice de l’utilisation importante de viande dans la fabrication de croquettes.

Et qui dit élevage dit rejets de gaz à effet de serre, en l’occurrence de méthane et de protoxyde d’azote : rien qu’aux États-Unis, cette production de viande supplémentaire engendre l’émission de 64 millions de tonnes de ces gaz par an, soit l’équivalent des émissions de CO2 de 13,6 millions de voitures.

Les besoins en terres arables et la déforestation qu’ils entraînent, la consommation supplémentaire d’eau, de phosphates et de pesticides sont également à prendre dans le calcul : de 25 à 30% de l’impact environnemental total de l’élevage selon le Pr Okin.

Ce compte-rendu est correct, à ceci près qu’il omet d’indiquer une raison, mentionnée par Okin, qui pourrait faire que les chiffres réels soient plus bas. Le problème est surtout que tant qu’on ne regarde pas comment Okin a procédé, on ne comprend pas comment ont été calculés ces chiffres, donc le sens à leur donner. Je vais d’abord apporter quelques précisions à ce sujet. Ensuite, quelques informations seront fournies sur la nature des produits animaux utilisés pour la fabrication des pâtées et croquettes. Enfin, on verra pourquoi on aurait tort de croire que, sans la consommation des chiens et chats, 25% des activités d’élevage – et donc les torts qu’elles causent – disparaîtraient. On ignore de combien ces activités diminueraient, mais il est certain que ce serait de beaucoup moins que cela.

1. Que dit l’article de Gregory Okin ?

L’étude, parue en 2017, porte sur le cas des États-Unis et s’appuie sur des données se rapportant à l’année 2015. Le pays comptait alors 321 millions d’habitants humains. Il y avait 86 millions de chats et 77 millions de chiens dans les foyers, soit au total 163 millions d’animaux de ces deux espèces. L’objectif d’Okin est de comparer l’impact environnemental de la consommation alimentaire des humains à celui de la consommation des chiens et chats.

1.1. Éléments de méthode

Deux populations sont considérées : les humains, et les chiens et chats. Pour chacune, on s’intéresse à la fois à l’alimentation totale et à la part de l’alimentation issue de produits d’origine animale (POA). Une seule unité est utilisée chaque fois que des chiffres sont associés à la consommation alimentaire : les calories (l’apport énergétique).

Pour les humains, Okin trouve assez facilement les informations permettant d’estimer l’apport énergétique de l’alimentation totale, et la part imputable aux POA. Ensuite, il cherche à faire de même pour les chiens et chats. À ce stade, il est obligé d’introduire de très nombreuses hypothèses, car beaucoup des données nécessaires ne sont pas disponibles. Voici quelques exemples des informations manquantes et des choix faits par l’auteur pour chiffrer des éléments inconnus (liste non exhaustive) :

  • L’apport énergétique requis dépend du poids de l’animal. Il est facile d’estimer un poids moyen des chats, mais quel est le poids moyen des chiens dans les familles étasuniennes ? On l’ignore. Okin le remplace donc par une valeur estimée à partir du poids moyen des races les plus populaires.
  • Okin n’a pas examiné – et on le comprend – la multitude de pâtées et croquettes vendues dans le commerce. Parce que les aliments secs sont plus achetés que les aliments humides, il a sélectionné quelques types de croquettes vendues par des fabricants ayant une part importante du marché de la petfood et a raisonné comme si sa sélection était représentative de la composition de la totalité des aliments destinés aux chiens et chats. Il a retenu à la fois des croquettes standard et des croquettes haut de gamme (premium). Pour estimer l’importance relative des deux gammes de produits, il a utilisé les résultats d’une enquête indiquant quelle part des ménages achetait des aliments premium.
  • Okin a besoin de connaître la composition des croquettes, notamment pour déterminer la part des POA. Mais la seule chose qu’on trouve indiquée sur l’emballage, c’est la liste des types d’ingrédients, classés par ordre d’importance décroissante. Pour pouvoir procéder à un calcul, l’auteur a fait comme si les 5 premiers ingrédients cités constituaient la totalité du produit et avaient une part égale dans sa composition. Une fois ce calcul effectué, il apparaît que les croquettes premium contiennent davantage de POA que les croquettes standard.

Moyennant toutes ces hypothèses, Okin a pu établir une évaluation de l’apport énergétique du total de la petfood ingérée par les chiens et chats étasuniens, ainsi que de l’apport énergétique dû aux POA qu’elle contient. Il dispose donc de données comparables à celles établies pour les humains.

Le but est de parvenir à une estimation de l’impact environnemental de la consommation alimentaire des deux populations (humains, et chiens et chats). Les effets sur l’environnement considérés sont ceux liées à l’utilisation d’eau, de terre, de pesticides, d’énergie fossile, ou encore les émissions de GES. Okin tient compte du fait que les effets sont moindres pour les produits végétaux que pour les produits de l’élevage. Il sait que des produits issus des poissons entrent dans la composition des aliments pour chiens ou chats, mais faute de pouvoir déterminer dans quelles proportions, il fait comme si tous les POA qu’ils consomment provenaient de l’élevage d’animaux terrestres. Comme on ne sait pas non plus dans quelles proportions divers animaux terrestres entrent dans la composition des croquettes (alors que l’impact environnemental est différent selon les espèces d’animaux concernés), Okin fait comme si ces proportions étaient les mêmes que pour les humains étasuniens.

En résumé, la méthode d’Okin consiste à estimer l’apport calorique de l’alimentation pour l’ensemble (humains + chiens et chats), puis à répartir entre les deux groupes les dégâts environnementaux causés par l’élevage terrestre au prorata des calories consommées par chacun. La seule correction apportée à ce traitement indifférencié consiste à pondérer davantage l’énergie tirée de produits animaux que de produits végétaux.

1.2. Les résultats chiffrés de l’étude d’Okin

Rappelons une fois encore que l’étude porte spécifiquement sur le cas des États-Unis.

1.2.1. Comparaisons portant sur l'impact global de l'alimentation

Par « impact global », il faut entendre que les calculs intègrent à la fois la part d’origine animale et la part d’origine végétale des matières premières alimentaires. C’est à ce niveau que l’on trouve les chiffres cités dans l’article de consoGlobe : 25 à 30 % de l’impact environnemental (utilisation de terre, d’eau, de pesticides, d’énergie fossile) de l’alimentation est imputable à la consommation des chiens et chats.

Les 163 millions chiens et chats ingèrent autant d’aliments que ne le feraient 62 millions d’humains. C’est comme si les États-Unis, en 2015, au lieu d’avoir 321 millions d’habitants, en avaient 383 millions (soit 16% de plus). Ou, la même information sous une autre forme : la consommation des chiens et chats représente 19% (62/ 321) de celle des humains.

1.2.2. Comparaisons portant sur la part de l'alimentation provenant de POA

D’après les estimations d’Okin, les POA constituent une part plus importante de l’apport calorique des chiens et chats que des humains aux États-Unis : pour les chiens et chats, cette part se situerait à 33%, tandis que pour les humains elle est de 19%. Du fait de cette part supérieure des POA dans leur alimentation, les chiens et chats seraient responsables de 25% des émissions de GES dues à l’élevage. Et si les chiens et chats étaient absents, avec les POA qu’ils consomment on pourrait fournir de quoi couvrir l’apport énergétique tiré des POA de 100 millions d’humains étasuniens supplémentaires (Footnote: À un point du texte, Okin écrit qu’on pourrait fournir les calories d’origine animale à 690 millions d’Américains (soit 369 millions de plus que les 321 existants en 2015). Mais rien ne justifie ce chiffre astronomique. Je suis certaine qu’il s’agit d’une erreur car, plus loin, Okin écrit qu’en utilisant seulement 5% des POA destinés aux chiens ou chats, on pourrait fournir les calories d’origine animale de 5 millions d’Américains. Or, si avec 5% on satisfait les besoins de 5 millions de personnes, c’est qu’avec 100% on peut alimenter 100 millions de personnes de plus, pas 369 millions de plus.).

Mais quelle part des animaux élevés et abattus est imputable à la consommation des chiens et chats ? Comme la question n’est pas étudiée par Okin, on ne risque pas de trouver la réponse dans son article. Je vais me permettre une extrapolation : si on attribue aux chiens et chats 25% des émissions de GES de l’élevage sur la base de la part des POA qu’ils consomment, il semble logique de leur attribuer 25% des animaux tués dans les abattoirs (Footnote: On retrouve à peu près le même chiffre en partant du calcul des calories procurées par la consommation de produits d’origine animale. On sait que, selon Okin, le total des calories d’origine animale consommées par les humains + chiens + chats équivaut aux calories d’origine animale consommées par 421 millions d’humains étasuniens (100 millions de plus que les 321 qui existent). Il s’en déduit que la part due aux chiens et chats dans la consommation de calories d’origine animale est de 100/421, soit 23%.). Après tout, comme les calculs sont faits en considérant la calorie fournie par la petfood comme aussi responsable des dégâts environnementaux que la calorie apportée par les aliments pour humains, pourquoi n’en ferait-on pas autant quand il s’agit d’imputer la responsabilité de la tuerie ?

1.2.3. Un facteur minorant les gains qui résulteraient d’une disparition de la consommation des chiens et chats

La plupart des sources secondaires se référant à l’étude d’Okin s’arrêtent à l’énoncé des chiffres que l’on vient de donner. La production d’aliments pour chiens et chats apparaît ainsi comme ayant un impact gigantesque et calamiteux. Le fait est que l’intention d’Okin est effectivement de faire ressortir ce point. Il conclut d’ailleurs son article en indiquant deux pistes permettant de réduire les effets indésirables de l’alimentation des chiens et chats : 1) y inclure davantage d’ingrédients d’origine non animale ; 2) encourager le basculement vers d’autres espèces d’animaux de compagnie, moins gourmands en ressources nocives pour l’environnement et utilisables par les humains, tels que les oiseaux, rongeurs ou chevaux.

Mais, avant d’en arriver à cette conclusion, Okin a mentionné un facteur qui fait douter que l’on puisse considérer les chiens et chats comme l’équivalent d’une population humaine dont la consommation viendrait s’ajouter à celle des autres humains : les POA entrant dans la fabrication de la petfood ne sont pas tous des POA utilisés pour l’alimentation humaine. Dans quelle proportion ne le sont-ils pas ? Okin n’est pas en mesure de le chiffrer, donc il se contente de donner des exemples numériques arbitraires (si 75% des POA destinés aux animaux ne sont pas consommables par les humains, si 90% ne le sont pas…) où les bienfaits résultant d’une hypothétique disparition de la consommation alimentaire des chiens et chats deviennent de plus en plus faibles à mesure que grandit la part des POA contenus dans les croquettes non utilisables par les humains.

La variable manquante est cruciale mais… manquante. Dans ce qui suit, je vais ajouter quelques informations à ce propos glanées à partir de diverses sources trouvées sur Internet. Celles-ci concernent la France ou l’Union européenne. Mais autant prévenir tout de suite : le chiffre inconnu le restera.

2. Quels sont les POA utilisés pour fabriquer des aliments pour chiens et chats ?

Les POA utilisés par les fabricants d’aliments pour animaux de compagnie font partie de l’ensemble désigné par le terme sous-produits animaux dans la réglementation européenne. Celle-ci distingue trois catégories de sous-produits.

  • Les sous-produits de catégorie 1 sont ceux qu’il est interdit de destiner à un usage quelconque parce qu’ils sont potentiellement dangereux, par exemple les cadavres d’animaux abattus parce que contaminés par un virus. Ils doivent être détruits.
  • Les sous-produits de catégorie 2 sont ceux qu’il est permis de valoriser, mais uniquement pour des usages non alimentaires (engrais, compostage, production de biogaz…). On trouve par exemple dans cette catégorie les lisiers, les animaux morts en élevage, les corps contenant des résidus médicamenteux présentant un risque sanitaire faible.
  • Les sous-produits de catégorie 3 sont des produits issus d’animaux déclarés sains pour l’alimentation humaine mais qui ne sont pas utilisés à cette fin. Une partie d’entre eux sont valorisés pour des usages non alimentaires, par exemple en étant employés pour la fertilisation des sols. D’autres sont utilisés pour l’alimentation animale, certains servant à fabriquer des aliments pour animaux d’élevage, d’autres entrant dans la petfood.

Voici des exemples d’ingrédients servant de matières premières pour des croquettes ou pâtées pour chiens et chats : poumons, cœurs, foies, reins, oreilles, estomacs, rates, gésiers, mamelles, trachées, babines, graisses, cous de volailles. Outre des organes divers, la petfood contient aussi de la « viande » au sens de morceaux de muscle. Il suffit que certains bas-morceaux soient peu demandés par les humains pour que le surplus aille dans l’alimentation animale. Un autre exemple est ce qu’il reste d’une carcasse de poulet (ou de dinde) lorsqu’on l’a dépouillée des ailes, cuisses et blanc qui sont vendus en barquettes. La chair restante peut être séparée du squelette par des procédés mécaniques et récupérée pour l’alimentation des chiens et chats. S’agissant des viscères et autres produits tripiers, ce ne sont généralement pas les mêmes qui sont valorisés pour l’alimentation humaine et animale (par exemple, pour les veaux, les foies et reins sont destinés à l’alimentation humaine, tandis que les rates, poumons et trachées vont à l’alimentation animale). Mais là encore, des surplus d’organes habituellement consommés par les humains peuvent être inclus dans la petfood (Footnote: Pour la France, ce rapport constitue une riche source d’information : Blézat Consulting, Étude sur la Valorisation du cinquième quartier des filières bovine, ovine et porcine, Les études de FranceAgrimer, édition mai 2013. Ce rapport contient d’ailleurs aussi quelques informations sur l’approvisionnement en matières premières des fabricants de petfood provenant d’autres filières (volailles, poissons).). Les pâtées et croquettes contiennent aussi des os ou cartilages broyés. Contrairement aux dires alarmistes de certains blogueurs, il n’est pas permis d’y mettre n’importe quel déchet d’abattoir.

Les mêmes principes valent pour les sous-produits de catégorie 3 issus des poissons : il peut s’agir de parties des corps qui ne sont jamais utilisées pour la consommation humaine, mais aussi de chutes de filetage, c’est-à-dire de ce qui reste de chair après enlèvement des parties nobles (Footnote: Je n’ai pas réussi à trouver de sources fiables permettant de déterminer si des huiles et farines de poisson entrent dans la composition des aliments pour chiens et chats. Ce qui est certain, c’est que leur usage prédominant est autre : elles servent d’ingrédients dans la fabrication d’aliments destinés aux poissons, volailles ou cochons d’élevage. Ces farines et huiles sont fabriquées à partir des sous-produits des poissons utilisés en alimentation humaine, mais aussi avec des poissons issus de la pêche minotière, qui cible les « poissons-fourrage » (des poissons de petite taille comme les harengs, anchois ou sardines), ou avec des prises accessoires (poissons capturés bien qu’ils ne fassent pas partie des espèces visées). La seule source que j’ai trouvée dénonçant la petfood comme débouché pour la pêche minotière est ancienne (2008) et concerne l’Australie.).

On a vu plus haut que faute de pouvoir dissocier les produits issus des poissons des autres POA, Okin avait fait ses calculs comme si tous les POA utilisés dans la petfood provenaient de l’élevage d’animaux terrestres. Cela fausse les résultats, mais peut-être pas de beaucoup. En effet, à supposer qu’il en soit de même aux États-Unis qu’en France, les POA issus d’animaux aquatiques constituent une part minoritaire des ressources animales utilisées pour les animaux compagnons. D’après les statistiques publiées sur le site de la FACCO (Fédération de l’industrie française de production et de commercialisation des aliments pour animaux familiers), en 2019, 2 124 079 tonnes d’aliments pour animaux familiers (toutes espèces confondues) ont été produites en France, dont presque la moitié a été exportée. Les POA utilisés comme matières premières pour fabriquer ces aliments se composaient de 288 000 tonnes de sous-produits d’animaux terrestres et de 23 000 tonnes de sous-produits de poissons. Autrement dit : en France, en 2019, les matières issues d’animaux aquatiques ne représentaient que 7% du tonnage de matières premières animales utilisées pour produire des aliments pour animaux familiers.

3. La nourriture pour chiens et chats concurrence-t-elle l’alimentation humaine ?

On a vu qu’Okin expliquait qu’on pourrait nourrir des dizaines de millions d’Étasuniens humains supplémentaires avec ce qu’ingurgitent les chiens et chats. Il a cependant introduit une restriction à la portée de ses chiffres en notant qu’on pourrait arguer que les POA destinés aux chiens et chats ne sont pas tous utilisés pour l’alimentation humaine, et il a effectué quelques calculs intégrant cette restriction. On sent toutefois à la tonalité de l’article que l’auteur juge qu’il ne faut pas lui accorder un poids excessif. A-t-il raison ? Oui, si on se contente de considérer les propriétés nutritionnelles des aliments. Non, si on introduit le poids des habitudes culturelles.

Si l’on ne tient compte que des contraintes physiologiques, il est clair que les pâtées et croquettes sont des aliments comestibles, et nourrissants, pour des humains. Comme le rappelle Okin, il n’est pas si rare d’entendre citer des cas de consommateurs pauvres qui achètent des boîtes pour chien faute de pouvoir s’offrir de la viande pour humains. Certes, les aliments complets pour chiens et chats ne sont pas dosés de façon optimale pour des humains, ni conçus pour satisfaire leurs préférences olfactives et gustatives. Mais il n’y a aucun obstacle technique qui empêche d’utiliser les mêmes sous-produits animaux pour faire des pâté(e)s mieux adaptés aux humains. Faute d’offre observable de ce type, on ne saurait se prononcer avec certitude sur la demande que rencontrerait ce genre de produits carnés très bon marché. On peut néanmoins supposer que c’est de crainte qu’ils soient jugés dégoûtants qu’aucune entreprise ne s’est lancée dans l’aventure de leur fabrication. On sait que ce qui est jugé comestible n’est qu’un sous-ensemble ce qui est effectivement mangeable – un sous ensemble mouvant qui varie selon les lieux et les époques. Une preuve en est la difficile implantation de la consommation d’insectes dans les pays où elle n’est pas usuelle. On a beau lire à longueur de colonnes que les insectes ont de merveilleuses qualités nutritionnelles, que leur élevage est écologique et bon marché, les consommateurs ne se précipitent pas pour goûter aux vers et criquets. La possibilité de rediriger vers l’alimentation humaine l’intégralité, ou même la majorité, des POA utilisés pour fabriquer les pâtées er croquettes semble donc un scénario très improbable.

Reste que la petfood contient pour partie des organes et morceaux de muscle qui reçoivent les deux destinations. Par exemple, les restes de chair récupérés sur les squelettes et les chutes de filetage peuvent être employés pour fabriquer des nuggets, ou pour la garniture de pizzas, ou bien aller dans des boîtes pour chats.

Faudrait-il conclure que la bonne méthode serait de déterminer quelle part des composantes d’origine animale entrant dans la petfood sont aussi usuellement consommées par des humains, et de n’imputer à la consommation des chiens et chats que la fraction des dégâts causés par l’élevage correspondant à cette fraction-là ? Non, parce que rien ne prouve qu’en son absence, ces composantes auraient effectivement été consommées par des humains.

Faut-il à l’inverse conclure que la fabrication de petfood n’encourage en rien le développement de l’élevage et de l’abattage, au motif que même ces composantes ne sont que des surplus, qui ne vont dans les pâtées et croquettes que faute de demande pour des usages humains ? Ce serait aller trop vite en besogne. Il est exact que ce sont des surplus, dans le sens où aucun producteur ou distributeur d’aliments pour humains ne se plaint de n’avoir pu se procurer les volumes désirés parce qu’ils sont détournés par les fabricants de croquettes. Mais il est absurde de raisonner comme si la demande portait sur des quantités dans l’absolu. La demande se manifeste pour des quantités vendues à un certain prix.

On touche là du doigt ce qui ne va pas dans la méthode utilisée par Okin. La bonne façon procéder n’est pas de faire des calculs en calories. Ça n’irait pas davantage si on utilisait à la place des calculs en tonnes, bien que cette unité-là ait au moins le mérite de fonctionner aussi pour les usages non alimentaires de produits animaux (Footnote: Car si l’on impute une partie des dégâts de l’élevage à la petfood, on ne voit pas pourquoi on n’en imputerait aucun à l’industrie du cuir ou de la laine, par exemple.).

Le raisonnement approprié consisterait à se demander ce qui se passerait si tel débouché des produits de l’élevage disparaissait. Pour le mener à bien, on aurait besoin d’introduire des considérations économiques. Je ne dispose pas des données nécessaires pour parvenir à un chiffrage dans cette optique. Mais quelques réflexions à ce sujet suffisent à se convaincre que ce n’est pas parce que 25% des calories procurées par l’ingestion de POA vont aux chiens et chats que si ce débouché disparaissait 25% des dégâts et morts causés par l’élevage seraient éliminés.

4. L'analyse économique nécessaire et manquante

Supposons que tous les chiens et chats passent au régime végétalien, ou qu’il n’y ait plus de chiens et chats dans les foyers. Que se passe-t-il pour le secteur de l’élevage ? Une des sources de valorisation de ses produits disparaît puisque les fabricants de petfood n’achètent plus les sous-produits animaux qui allaient autrefois dans les pâtées et croquettes. Je ne suis pas en mesure de chiffrer la baisse de recettes. Ce qui est certain, c’est que son pourcentage est très inférieur à celui de la baisse de la demande en tonnes. La raison en est que les matières premières qui cessent d’être utilisées par la petfood sont très bon marché comparativement aux morceaux nobles, et mêmes moins nobles, uniquement ou principalement destinés à la consommation humaine. Par ailleurs, les débouchés non alimentaires des produits animaux sont toujours là : laine, cuir, biogaz, fertilisants, savonnerie…

Imaginons qu’après avoir perdu le débouché de la petfood, le secteur de l’élevage parvienne à imposer l’augmentation du prix de ses produits allant à d’autres usages qui est nécessaire pour ne pas dégrader sa rentabilité. Il en résultera une augmentation du prix des POA utilisés pour l’alimentation humaine. Cette augmentation sera assez faible (car les recettes perdues sont une part modeste de la valorisation des produits). Cette augmentation assez faible va se répercuter sur le consommateur final, mais de façon atténuée, car le prix de la matière première n’est qu’une fraction du prix du produit : si le prix de la cuisse de cochon à la sortie de l’atelier de découpe augmente de 1%, le prix du jambon au supermarché devrait augmenter de moins de 1% car les autres coûts n’ont pas varié (transformation, emballage, transport, distribution) (Footnote: C’est pourquoi, à pourcentage égal, une taxe sur la viande de type « hausse de la TVA » est beaucoup plus efficace pour décourager la consommation qu’une hausse du prix de la matière première animale.).

La petite hausse des prix ressentie par les consommateurs aurait deux effets :

  • Effet A : elle provoquerait une petite baisse de la demande de produits animaux chez des consommateurs qui augmenteraient parallèlement leur demande de produits végétaux (Footnote: Il n’y a pas de raison de supposer que la baisse de la demande est d’importance égale à la hausse du prix. Cela dépend de la sensibilité des consommateurs aux variations de prix. Je n’ai pas fait de recherches précises sur ce point. Selon une étude (Fabienne Femenia, « A meta-analysis of the price and income elasticities of food demand », Working Paper SMART – LERECO n°19-03, avril 2019), l’élasticité-prix de la demande de viande (et de façon générale l’élasticité-prix de la demande de biens alimentaires) est inférieure à 1, ce qui signifie que quand le prix varie de 1%, la demande varie de moins de 1%.).
  • Effet B : elle provoquerait un changement partiel de la composition de la demande de produits animaux – un peu moins d’achats de morceaux chers, un peu plus d’achats de morceaux bon marché (ou de préparations à base de tels morceaux).

L’effet A aurait pour conséquence une diminution du nombre d’animaux tués et de l’impact environnemental de l’élevage. L’effet B est plus ambigu, car il recouvre deux types d’évolutions (B1, B2).

  • B1. Les abats et bas-morceaux qui tendaient à être délaissés peuvent connaître un regain de faveur. Dans ce cas, même si le niveau de consommation carnée humaine reste inchangé, il faut moins d’animaux pour satisfaire la demande, et donc moins d’élevage. Il y a transfert vers des humains de POA antérieurement consommés par les chiens et chats.
  • B2. Il peut se produire un déplacement de la demande vers les espèces dont la viande est meilleur marché : moins de bœufs et porcs, plus de poulets. Pour les émissions de GES liées à l’élevage, l’impact reste positif (elles diminuent). Par contre, l’évolution B2 accroît le nombre d’animaux maltraités dans les élevages et tués dans les abattoirs.

5. Synthèse : les raisons de penser que la fabrication de petfood influe assez peu sur le niveau des activités d’élevage

Intuitivement, on est porté à croire que les chiens et chats sont des débouchés importants pour l’élevage terrestre ou aquacole, puisque les pâtées et croquettes contiennent une proportion non négligeable de POA. On raisonne spontanément en quantités de POA utilisés quand on se dit : « Les chiens et chats contribuent certainement beaucoup à faire tourner les élevages et abattoirs puisqu’ils sont nombreux dans les foyers et qu’on leur fournit une alimentation carnée. » Quand on est dans cet état d’esprit, on n’est pas étonné en découvrant le chiffrage très élevé auquel est parvenu Okin. Il n’a pas raisonné en quantités de produits animaux ingérés, mais lui aussi s’est contenté d’une unité physique (l’apport énergétique de la part de la petfood composée de POA). Dans les deux cas, on aboutit à une surestimation de la part des activités d’élevage (et des dégâts et morts afférents) imputables à la petfood. On se trompe en considérant que les chiens et chats sont l’équivalent de consommateurs supplémentaires humains pour qui on aurait mis en place un supplément d’activités d’élevage proportionnel aux volumes de POA qu’ils consomment. Et donc on se trompe en imaginant qu’en l’absence des chiens et chats, il se produirait une diminution considérable des dégâts environnementaux et de la tuerie liés à l’élevage. Rappelons les éléments qui font penser que la diminution serait en fait bien moindre :

  • Une bonne partie des produits animaux entrant dans la fabrication de la petfood proviennent d’organes et autres parties de corps qui ne sont jamais consommés par les humains.
  • Les matières premières animales entrant dans la petfood (qu’elles soient consommables ou pas par les humains) représentent une part des recettes tirées des animaux abattus très inférieure à leur part en tonnage, en raison de leur faible valeur. Par conséquent, une disparition de la demande de POA de l’industrie de la petfood n’induirait qu’une faible augmentation du prix des matières premières animales destinées à l’alimentation humaine.
  • L’augmentation ressentie par les consommateurs serait encore plus faible car le prix de la matière première n’est qu’une composante du prix payé par l’acheteur final. Si, de plus, l’élasticité-prix de la demande de produits carnés est inférieure à un, la chute des quantités demandée serait inférieure, en pourcentage, à l’augmentation du prix du produit affiché chez les détaillants.

Il n’en reste pas moins vrai que la disparition de la demande de POA de l’industrie de la petfood pourrait produire une certaine chute des quantités de produits carnés demandés par les humains via l’effet de la hausse des prix ressentie. On ne peut toutefois pas assurer à 100% que cela entraînerait une baisse du nombre d’animaux élevés et abattus, car un des effets possibles de la hausse des prix (modérée) de la viande serait de déplacer (encore plus) la demande vers la chair des volailles qui est moins coûteuse que celle des grands mammifères.

Faute d’avoir réalisé une véritable étude du sujet, il m’est impossible de chiffrer les effets d’une hypothétique disparition de la demande de POA provenant des fabricants d’aliments pour chiens et chats sur le niveau des activités d’élevage, et donc sur leurs effets négatifs. Ce qui est certain c’est qu’on ne ferait pas disparaître 25% de ces effets négatifs en cessant d’inclure des POA dans la petfood. La diminution serait beaucoup (mais vraiment beaucoup) moindre.

Conclusion

L’activité d’élevage est tractée par la production pour la consommation humaine à un degré très supérieur à ce que suggèrent des calculs en unités physiques.

Pour autant, l’appel d’Okin à trouver des substituts aux POA dans l’alimentation des chiens et chats n’a pas à être ignoré. Même si le moyen de faire régresser les activités d’élevage consiste à freiner l’offre destinée aux humains, la recherche de substituts aux autres usages des produits animaux reste totalement pertinente. Dans le monde d’après, il y aura encore des chiens et des chats dans les familles humanimales, et ils auront besoin d’une alimentation appétissante et adaptée à leurs besoins nutritionnels. C’est dès maintenant qu’il importe de soutenir ceux qui développent les solutions qui permettront de la leur apporter en se passant des produits de l’élevage ou de la pêche. (J’aborderai sans doute l’une de ces solutions dans un prochain billet.)







Notes

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